Du bout du Sahel, le Burkina Faso, pays des hommes intègres, la chaleur des lumières jusqu’au fond de l’obscurité de la nuit, respirait la sérénité, même face à la douleur du besoin. C’était avant l’arrivée de cette peste religieuse semant la mort et la désolation, la rage acharnée à faire périr l’être-ensemble.

Cette peste n’est pas tombée du ciel. Ce fléau n’est ni le fruit du courroux des dieux précipité sur les hommes en punition de leurs éventuels pêchés, ni la conséquence funeste d’un hypothétique mauvais alignement des planètes. Cette laideur, ambitionnant de suspendre le cours de la vie, a une longue histoire. Une histoire de cruauté et de brutalité qui remonte au Nord, beaucoup plus au Nord.

Il y eut d’abord l’Algérie, le ciel enfumé et ces hommes métalliques, la mort en métier, le visage forêt de barbes, la déraison prônant, le regard fulminant d’apocalypse, le retour au Coran ; il y eut la décennie noire, les attentats, la barbarie au quotidien.

Le Mali. Il y eut ensuite le Mali et une effroyable nuée de djihadistes fondant sur le pays des Keita, semant l’épouvante, occupant Tombouctou, coupant des mains, brûlant des manuscrits millénaires. Cette laideur voulait faire du Mali déchiqueté, décomposé, le premier califat noir du continent.

La conscience universelle interpellée, Bamako ne fut pas abandonné à son sort. Les forces djihadistes furent repoussées et dispersées par la force des armes. On crut un moment le mal contenu, circonscrit, terrassé. On s’était trompé. Lourdement trompé. AQMI, Ansar Dine, Mujao, Ansar al-Charia, Front du Macina, al-Mourabitoune, État islamique dans le Grand Sahara, Ansarul Islam, les signatures fluctuantes, les mouvements djihadistes se sont multipliés et démultipliés, essaimant dans toute la région.

Et, au bolibana, au carrefour des malheurs, est survenue au pays de Yennenga, ce qui devait venir : cette rage fanatique. Ici comme ailleurs, ce fléau mortifère s’est pointé, en ouverture, le pas feutré, l’alphabet à contre-corps, le chant de l’enseignement voilé propageant l’obscurité. Ensuite, la langue fondamentale, au vent du vent, l’ignorance diffusée est devenu mouvance ; et, à la tombée de l’obscurité, est apparue cette chose sans visage, la main trempée de destruction. De la da’wa au djihadisme, de l’embrigadement théologique à la violence armée, la boucle était bouclée.

Aux prémices de cette tribulation, un prédicateur, Malam Ibrahim Dicko, sillonnant la région du Soum ; Dicko, tourne-tête, le crachat méprisant les manières locales au nom d’un islam authentique, appelant, le discours incendiaire, les jeunes à rompre avec l’islam acclimaté aux couleurs locales et à devenir «des vrais musulmans purs», sujets d’une doctrine, et non d’une société, et non d’un Etat.

Le prédicateur fut suivi, alignant rapidement derrière lui des adeptes désespérés d’eux-mêmes et du monde, les crânes gonflés de délires, convaincus, le paradis en mirage, d’être investis d’une mission spéciale et capables de tout. De brûler. De massacrer. De semer le chaos. Le meurtre promu bénédiction de Dieu, la destruction désignée comme l’infini, la folie partagée, Ansarul Islam, la volonté de puissance par la terreur, était né.

Terrorisme. Le terrorisme a fait irruption brutalement dans la vie du Faso. Tambao, Ouagadougou, Soum, Koutougou, Nassoumbou, Djibo… Le mal s’est répandu en cercles invisibles, frappant, tour-à-tour, les villes et les campagnes, les civils et les militaires. La guerre s’est installée. Guerre d’usure, guerre permanente. L’incertitude. L’effroi. La colère. Sentiments de colère et de désolation. Sidération. Car comment vivre à l’ombre d’une menace invisible et imprévisible?

L’épreuve. L’écho enroué. Le fracas. Les éclats de fer lâchés sur la face du Faso. L’effraction de la terreur. Le Burkina est marqué et chacun fait comme il peut.

D’aucuns, agités, la raison embrouillée, oubliant que l’objectif des faiseurs d’obscurité est de provoquer le chaos et la division, balançant l’obligation morale d’unité aux orties, réclament régulièrement, le verbe parfois véhément, la démission des institutions élues, accusées de tous les manquements. C’est que la terreur déroute. C’est que la terreur désoriente.

D’autres, au contraire, en fuite du présent, font semblant d’être sereins. Calmes. Trop calmes. Leur parade ? Changer de réalité comme on change de chaîne de télévision en appuyant sur le bouton d’une télécommande. Le déni. Le déni comme remède curatif. Il ne s’est rien passé. Il ne se passe rien.

La tension est pourtant palpable. Perceptible. Et la bête guette et espère, qu’avec la frayeur semée, les hommes emportés par l’hystérie collective, finiront par se retourner les uns contre les autres, s’accusant mutuellement d’entretenir des rapports secrets et étroits avec ce mal, d’être à la source de ce malheur. La bête espère que, dans le désordre et l’affolement général, les hommes finiront par se haïr, chacun cognant sur chacun.

Car, que les gens tombent ainsi, les uns après les autres, sans savoir pourquoi ils crèvent, et ils sont, naturellement, tentés de chercher un bouc émissaire, un ex-voto, chargé de toutes leurs angoisses. Un visage. Il leur faut bien prêter un visage humain au mal qui les frappe, dès lors que celui-ci est à la fois invisible, insaisissable et réel. Le sacrifice des uns comme catharsis devient alors une probabilité alimentée par la remontée de vieux préjugés. L’idée d’une guerre dirigée contre des communautés entières désignées du doigt comme mesure indiquée, indispensable, pour ramener l’ordre et la sécurité, prend alors forme, prospère, s’installe dans certains esprits.

Kibaré ? Comment ça va ? dit-on au Faso, lorsqu’un visage croise un autre visage. La réponse habituelle, civilisée ? Laafi bala ; ça va. Comment va le Burkina? Le pays va. Il va comme il va. Et paradoxe, rares sont ceux qui osent nommer de front, sans détour, le malaise. La cause du malaise. Retour aux superstitions archaïques ? Autrefois les vieilles croyances interdisaient de prononcer le nom du diable de crainte de le voir surgir aussitôt. Alors on tourne en rond. On n’ose pas appeler un chat un chat. Il s’agirait d’attaques menées par des bandits armés ; il s’agirait de jeunes égarés ; il s’agirait de tout sauf du mal lui-même.

Mais comment contenir un mal qu’on se refuse de désigner par son nom ? La vérité est qu’aucune parade linguistique n’aura raison de cette peste idéologique. Car le djihadisme est plus qu’un gangstérisme armé, plus qu’un crime de droit commun ; le djihadisme est l’autre nom de l’islamisme, ce discours totalitaire légitimant la volonté d’imposer, par tous les moyens, l’Islam rigoriste comme seule et unique voie de salut global ; cette utopie négative, anti-civilisation, proclamant la soumission totale aux commandements de Dieu, aussi bien dans l’organisation de la vie publique que privée, comme première et ultime solution pour l’homme. Et que rien ne respire, et que la lumière se fige, et tout irait bien !

Si, au Nigéria, le calendrier à l’envers, Boko Haram est le reflet de ce rejet radical de l’évolution du monde – Boko Haram signifiant : «L’éducation occidentale est un pêché» ; au Burkina Faso, Ansarul Islam est en croisade contre les modalités de jouissance et les manières d’être locales jugées haram, impures et contraires à la loi islamique.

Le Faso n’a pas été désigné par le sort ; ce qui est visé à travers le Burkina, c’est l’Afrique pour ce qu’elle est : un continent mille rives, mille horizons, vivant, pluriel. C’est cette vitalité, cette culture du syncrétisme, cette affirmation de la vie et des plaisirs ravissants, cette célébration de la joie d’être nourrie de tous les fruits du monde, qui dérangent. Ce que veulent les bandes de djihadistes liguées en cartel contre le Burkina Faso, c’est broyer une certaine Afrique dans son cœur, dans sa tête, dans ce qu’elle est, l’avilir, la rabaisser, la terrasser, la vider de son âme, la zombifier.

L’épreuve passe. Cette peste n’aura pas raison de la force d’être des gens du Burkina mais, qu’entretemps, au cœur de certaines casernes, le désarroi dilue la raison et le risque d’un mauvais réveil avec des soldats déjantés retournant leurs fusils contre l’Etat de droit n’est pas à écarter. Que cette dérive survienne et les djihadistes auront  gagné une bataille. Le temps presse. Du regard, comme une lumière qui revient, la voix du regretté Professeur Joseph Ki-Zerbo en écho : Naan laara an saara, si on se couche, on est mort.