«Regarde ce paysage, c’est peut-être la dernière fois que le verras». Tels étaient les mots que je me répétais, grave et pensif, en contemplant, dans la campagne de Marina Serra, près de la mer au sud du Salento, la terre ocre, les troncs sombres et balafrés aux formes surréelles, plus nobles que des statues primitives d’antiques guerriers, les touffes vertes des petites feuilles en forme d’amande allongée, les moirures argentées que caresse avec douceur le vent tendre du nord, les nobles cimes des oliviers séculaires débonnairement dressées contre l’azur implacable du ciel méditerranéen. Plus qu’aucune région au monde, le paysage des Pouilles est fait d’une seule pâte, d’un seul relief : celui de cet arbre millénaire. L’olivier est consubstantiel à cette région, il est cette région. Il fait son identité. Il est aux Pouilles ce qu’est, mettons, le pin aux Landes. Mais bien plus.

Figurez-vous des kilomètres infinis de ces géants trapus et noueux plantés à quelques mètres les uns des autres, composant un maillage régulier, symétrique, hypnotique d’allées de terre battue rouge comme le sang, ocre comme la terre cuite, épaisse comme l’argile, où ils s’alignent comme les pions d’un jeu de dames, les vénérables oliviers, se ressemblant tous sans qu’aucun soit, pourtant, semblable à un autre. Quatre couleurs, l’ocre poudreux de la terre, le gris-noir du tronc, le vert argent du feuillage, le bleu du ciel, composent le tableau symboliste et mystique mais pourtant vrai de la plus médiévale, de la plus mystérieuse et de la plus orientale des régions d’Italie. Une saveur de Moyen Age, un parfum mystique, un sentiment d’éternité silencieuse suscité par un seul artéfact, par un unique monument, par un seul signifiant offert à la vue et qui devient symbole : l’olivier. Malgré la répétitivité de la campagne de cette région qui est la plus longue, la plus étirée, la plus plate d’Italie, rarement a-t-il été donné à l’homme d’admirer plus beau paysage, plus envoûtant, plus gratifiant, plus esthétiquement satisfaisant que celui de ces étendues d’arbres toujours verts et de terre toujours rouge où des murs de pierre sèche grise-blanche tirés au cordeau constituent la seule intrusion humaine, qu’on dirait presque naturelle et étrangère à l’artifice de la technique tant elle se fond dans la nature, tant elle répond à un art quasi-préhistorique de construire. L’homme a bâti le paysage des Pouilles en plantant ces oliviers les uns à côté des autres, en érigeant ces murets et ces petites maisons de pierre sèche au milieu des étendues vert moiré, en imitant la nature et en faisant mieux, plus beau, plus vrai que la nature elle-même. Il en a extirpé l’ennui. L’art imite la nature. Ici, il la dépasse.

Qui a parcouru les Pouilles est forcément tombé sous le charme de ces mers de cimes basses, de ces forêts primaires d’oliviers, pareils à nuls autres tant ils sont concentrés, nombreux et démultipliés à l’infini, tant ils dominent et écrasent toutes les autres plantations – vignes, agrumes et rares champs de blé. Ils ont quatre cent, cinq cent, six cent, sept cent ans, plus encore peut-être. Mais ces âges déjà canoniques sont dérisoires par rapport à la vieillesse immémoriale dont témoigne leur aspect chenu, trapu, contorsionné, torsadé, fatigué, raviné par le poids des ans. Ces géants sculptés n’ont pas d’âge – on dirait qu’ils ont toujours été là, divinités tutélaires d’une terre qui fut promesse d’éden pour bien de nobles cœurs. Pyrrhus, Hannibal, Justinien, Robert Guiscard, Frédéric II, Charles d’Anjou, Alphonse d’Aragon, tous ces illustres conquérants ont médité sous leur ombre allongée, dentelée par la lumière et mue gentiment par le vent bruissant dans les frondaisons. Leur souvenir semble inscrit dans ces formes torturées, dans ces branches larges comme le cou d’un taureau, ces troncs épais comme la nuit, ces doigts cornus couverts de lichen lancés contre le soleil éternel, qui les fait grincer.

Toutes les autres races de cet arbre fort répandu aux latitudes méditerranéennes, les petits arbustes gringalets de la Toscane ou d’Espagne, ne sont rien par rapport aux sculptures primitives des immenses troncs du plus noble des habitants végétaux du sud de l’Europe. Ils ne respirent pas la vie, l’intelligence, la sagesse, la mémoire. Ce ne sont que des tiges qu’on secoue une fois l’an pour en faire tomber la récolte. Les oliviers des Pouilles, eux, portent dans la torsion de leur membres, dans les nœuds et les anfractuosités – presque des cavernes – du bois et dans l’épaisseur de leur écorce rigide le poids tangible d’une histoire plusieurs fois millénaire, dont l’huile, l’or jaune, fut le plus grand trésor, la principale source de richesse. Comme les grands palais des villes et villages annoncés par leurs fiers blasons ouvragés, les oliviers sont cette histoire. Or, ils vont disparaître, aussi brutalement et soudainement qu’ils ont été lents à croître, terrassés par une épidémie apparue il y a quelques années, surgie précisément dans le Salento.

Qui aurait pu penser qu’une région entière pouvait être rayée de la carte ? Qui pouvait penser, il y a encore cinq ou six ans, que les Pouilles, pays que tout le monde vantait, que tout le monde découvrait, les yeux ébahis, pourraient sombrer si rapidement, tomber du piédestal au moment même où on le tourisme de masse les y installait ?

Et pourtant, ce paysage qui semblait par nature immuable semble condamné. On ne veut pas y croire. On n’y croit pas vraiment encore, car bien que calcinés, les silhouettes et les troncs pesants sont encore là. Personne n’a encore déplanté, même quand les arbres sont morts. Mais certaines parcelles font froid dans le dos quand on les longe en voiture : là où étaient ces bois sacrés où se respirait à la fois la nature et l’histoire, ce sont des cimetières que l’on contemple. On y voit des moignons d’oliviers, des troncs sans presque aucune branche et feuille, qu’on a décapités pour tenter d’arrêter la maladie – efforts coûteux mais inutiles. La vue de ces champs d’arbres décimés produit le même effet qu’un champ de ruine ou qu’une vue imaginaire de l’Apocalypse dépeinte par un artiste déprimé mais lucide sur les affres de la nature humaine. C’est comme si la foudre d’un dieu cruel et sanguinaire, d’un démon punisseur, comme si la faux de la Mort elle-même avaient frappé et semé la désolation. Attila est passé par ici.

Tout est brûlé, consumé, ratatiné. Comme si la chaleur accablante de l’été, toujours plus moite à mesure que la planète se transforme en étuve, avait eu raison d’eux. Cela aurait pu être la cause de leur dessèchement. Et pourtant, non, ça ne l’est pas : c’est la maladie, la xylella, épidémie terrible contre laquelle on ne sait rien faire et qui se répand qui les décime, les uns après les autres. C’est un cancer, incurable, qui paralyse et gangrène tout. Toutes ces touffes brunies, ces troncs et ces branches réduits à l’état de squelettes, de présentoirs de misère pour les quelques feuilles grillées qui s’y balancent encore font autant de peine à voir que s’il s’était agi de hordes d’humains hagards abandonnés à un sort de famine. Ce n’est pas la chaleur provoquée par l’activité humaine qui a raison des oliviers. Ce n’est pas le bétonnage sauvage toujours plus intense de la région. Ni le tourisme de masse qui asphyxie cette péninsule serrée sur trois côtés par la mer et engendre encore plus de développement incontrôlé, de déchets abandonnés le long des voies, de maisons de vacances et de hangars construits sans autorisation qu’avant, quand elle était ignorée de tous. Non, c’est une maladie tropicale, venue de je ne sais-où, d’Amérique du Sud paraît-il. C’est une autre grâce de l’homme moderne : tout voyage maintenant, les légumes et les fruits viennent d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, mais les parasites qui les infectent aussi. La Xylella fastidiosa est arrivée de cette façon et elle s’est répandue dans toute la région depuis le sud du Salento, toujours avec l’aide précieuse de l’homme : en s’agrippant aux voitures, qui parcourent les routes traversant les champs d’oliviers. La bactérie responsable du virus qui ronge les arbres menace maintenant de gagner d’autres régions. Aucun remède, il n’y a rien à faire : après des années de propagation irrésistible de cette peste, la seule issue semble la résignation – à laquelle on voudrait ne pas devoir se résigner…

On parle de planter, à la place de ces grands mourants, de petits oliviers au tronc fin, aux branches serrées comme un bouquet, ramassées vers le haut : résistants à la maladie, plus productifs, plus faciles à cultiver (on les plante en batteries, là où l’olivier séculaire avait besoin d’un large espace pour vivre, s’étendre et murmurer aux siècles, à plusieurs mètres de ses autres compagnons). En un mot, créés et améliorés par la main de l’homme, artificialisés, assujettis à des objectifs de production, instrumentalisés et –conséquence presque nécessaire – enlaidis dans leur aspect. Non, rien, pas même d’autres oliviers, ne remplacera ces monuments historiques que sont les ulivi trapus d’Italie méridionale, avec leurs figures et leurs postures quasiment humaines.

S’ils meurent, il faudra changer le nom des Pouilles (dont le Salento est la partie méridionale) car cette région où l’histoire se respire à chaque instant, où le Moyen Age, le temps des Normands, des Souabes et des Angevins n’a jamais vraiment pris fin grâce à la mémoire de l’olivier séculaire, en deviendra une autre. Qu’on se représente ce piteux tableau : les Pouilles, mis à part la zone tout au nord, appelée Capitanate, sont une région plate, entièrement plate, la plus plate et plane d’Italie. Aucun relief pour soutenir le regard, aucune colline pour adoucir la vue, aucun rehaussement de terrain pour animer un horizon. Sans les oliviers, ce serait la Beauce, ce serait la morne plaine du nord de la France avec son cortège de tristesses. Mais sans les vallées et les rivières qui l’égayent quelques fois. Les petits arbustes que l’on veut planter maintenant à leur place ne valent pas beaucoup mieux, esthétiquement, que des champs de blé et de betteraves s’étendant à perte de vue. Non, c’est une autre région qui va naître si le désastre se confirme, infiniment moins belle. Ce sont des centaines d’années d’histoire qui vont définitivement être perdues – sauf dans les mémoires et dans les livres qui la consigne.

Les Pouilles sont à genoux, je m’en rends trop bien compte cet été, puisque je n’arrive pas à être heureux, puisque la vue de la campagne, des villes et de la côte ne parvient plus à me rendre joyeux. Tout ou presque est souillé – vraiment. La mer est de plus en plus souvent sale. Le climat a changé. Il est devenu instable, le vent tourne, bouge, brutalement, ne laisse pas de répit ; le Sirocco chaud et humide souffle maintenant autant que la Tramontane et l’air est lourd, suffocant. Les orages diluviens qui inondent les routes, les grêlées en plein été, qui gâtent le raisin mûr et ruinent les vendanges, sont devenus la norme. On sent que la machine est déréglée, que le climat se tropicalise, qu’a été franchi un seuil qu’il ne fallait pas franchir, qu’un petit degré de plus a suffi pour déclencher l’irrémédiable : la nature – et donc l’aspect de celle-ci – est en train de changer. Cette plaie d’Egypte qu’est la xylella fait partie d’un tout : la Faute de l’homme qui s’est cru démiurge invincible, plus fort que la nature, plus grand que la terre. Comme le réchauffement climatique, la peste des oliviers est en bonne partie le résultat de l’hybris de l’homme – ce vertige de puissance contre lequel les Grecs nous avaient mis en garde il y a plus de deux mille ans – qui, dans les Pouilles, a accompagné le récent développement économique. Il y a trop de béton, trop de tourisme bas de gamme, de maladies importées (il y a celle de l’olivier mais également celle des palmiers dans les Pouilles), trop de canicules et d’orages anormaux, trop peu de conscience civile sur cette petite terre au bout de l’Italie, trop de migrants exploités dans les champs et qui meurent, et bientôt plus d’oliviers. Je parle certainement avec nostalgie et accablement parce que c’est le pays bienheureux de mon enfance et des vacances passées entre palais baroques, villas aux jardins verdoyants, campagnes de vignes et d’oliviers, côte bleue aux reflets blancs, mais, je le sens trop bien et trop sûrement maintenant qu’est passé l’âge des illusions, même le Paradis éternel perdu du bout de la botte peut mourir.

Post-scriptum :

En novembre 2018, quelques mois après avoir écrit ce texte, une double tornade s’abattait sur Marina Serra et Tricase Porto, sur la pointe extrême du Salento, et décimait les centaines de grands pins plantés le long de la côte il y a de nombreuses décennies. Chez l’auteur de ces lignes, ils sont tous tombés, fracassant les murs, anéantissant les jardins. De mémoire d’homme, jamais ce phénomène n’avait été aussi violent et fréquent dans la région. Rien qu’entre mars et novembre 2018, douze tornades, plus ou moins destructrices, ont été recensées localement : du jamais vu. A quand, dans les Pouilles, les cyclones des tropiques qui, chaque année, rebattent les cartes du paysage, rayent des villages entiers, endeuillent les familles dans les régions du sud du globe ? A quand les Pouilles comme l’Afrique, comme le Pacifique, comme les Antilles ? A quand les campaniles baroques de Lecce éventrés, les palais de la Renaissance soufflés, les villas décorées de fresques défigurées par des éléments en furie, étrangers au climat italien dont le grand Giorgio Vasari expliquait déjà au XVIe siècle que la douceur était l’une des raisons de l’épanouissement exceptionnel des arts dans la péninsule ?

C’est certes une lamentation que celle-ci, désemparée et en proie au fatalisme de qui contemple s’échapper tout ce qui comptait, mais elle est de mise : voilà ce que sont en train de devenir petit à petit les Pouilles, entre la xylella que l’homme a introduit depuis l’autre côté de l’océan, les grêles destructrices, les pluies absentes qui assèchent tout puis soudain si abondantes qu’elles en deviennent dévastatrices, les tornades qui créent de petits couloirs de désolation, voilà ce que l’homme a permis de s’installer en réchauffant l’air, en bétonnant un territoire déjà exigu et pressuré pour faire face à la vague déferlante du tourisme de masse, présenté comme la seule manne économique : une région devenue la victime sacrificielle du réchauffement climatique et des errements de l’homme qui s’est pris pour Dieu – un symbole de ce que pourrait devenir, dans peu de temps, une bonne partie du monde. Un ultime avertissement.

Ulivi-puglia-italie
Un olivier séculaire de la région des Pouilles, en Italie.
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Un olivier séculaire de la région des Pouilles, en Italie.
Xylella-Pouilles-Oliviers
Les oliviers séculaires des Pouilles sont décimés par la mystérieuse et virulente bactérie Xylella fastidiosa.
Xylella-Oliviers-Pouilles-Italie
Les oliviers séculaires des Pouilles sont décimés par la mystérieuse et virulente bactérie Xylella fastidiosa.

Un commentaire

  1. desolee mais c(est un texte tres beau qui devrait etre beaucoup lu et entendiu ,les realites de la nature et des humains sont à l’image de cette catasrophe et si peu dites .
    merci monsieur garder votre regard et beaucoup de force face à la destruction.