Peu de temps après la fin de l’ancien régime, un «premier» congrès des syndicats de la démocratie s’est tenu à Barcelone. Les organisateurs ont réussi à réunir à la tribune officielle toutes sortes de personnalités et célébrités. Pour plus d’émotion, j’étais le dernier des derniers de ce jubilé et de cette commémoration.
Évidemment, comme pour justifier la présence de «ce» poète et dramaturge, l’un des dirigeants a rappelé généreusement et gentiment ma lettre au dictateur publiée de son vivant, ma tentative malheureuse (et heureusement infructueuse) de «tyrannicide», mon emprisonnement à Carabanchel et l’interdiction totale de tous mes écrits jusqu’au lendemain du décès du Général. La vérité est que je ne méritais absolument pas d’assister à une assemblée aussi prestigieuse. Il y avait un autre présentateur aimable et bienveillant qui m’a inclus dans rien de moins qu’un aréopage de «poètes pauvres et maudits».
On m’a même demandé de m’adresser à la foule qui remplissait l’arène. J’étais inquiet et submergé plus que d’habitude. Par cette terreur qui peut accabler l’acteur lorsqu’il entre en scène ou l’orateur au début d’une conférence. Peut-être (franchement!) devrions-nous avoir en Espagne un mot comme «trac». La modeste tribune me paraissait une inabordable estrade ou une chaire prolétarienne.
Je ne pense pas que quiconque puisse ou doive, dans une telle situation évoquer Staline. Bien que ce chef ait eu tellement de charisme pour les siens qu’ils applaudissaient ses silences. Ce n’est pas comme notre caudillo qui, lors de ses pauses, a pu entendre une seule voix , mâle, (si différente de la sienne) hurler: «grâce à toi invincible généralissime!».
Les quatre biographies que j’ai lues sur Staline m’ont éclairé sur sa vie (deux pour et deux contre). Elles rapportent presque de la même manière la visite du petit père des peuples à sa mère pour la première fois après son ascension. Lors du long trajet en train de Moscou à Tbilissi, il était taciturne. Quand il atteignit la dernière gare, il tremblait. Apparemment, il ne savait pas quoi dire à sa mère. À sa presque géniale maman – Madame Kéké Geladzé –; à mon modeste avis, est-ce grâce à son insistance que les surdouées Nona Gaprindashvili et Maïa Tchiburdanidze ont remporté le championnat du monde d’échecs?
Quand il sortit de son wagon et l’embrassa sur la bouche en bégayant avec un horrible «trac», son Pepito (plutôt son adoré Sosso ou son gentil Koba, ou mieux encore, son idolâtré Iosif) lui annonça fièrement:
– «Mamoucha, j’ai maintenant plus de pouvoir en Russie que les tsars.»
Elle le regarda, contrariée, et répondit calmement, comme toujours:
– «Quel dommage! Tu aurais fait un si bon pope.»
Il est vrai, peut-être aurait-il été un prêtre brillant comme il avait été jusqu’à l’âge de 21 ans un brillant séminariste. Tableau d’honneur! Avec des notes: toujours 5/5; les 10/10 espagnols ou les 20/20 français. Ses poèmes, en particulier ceux écrits à la gloire d’Ibérique (en grec ancien Ἰβηρία), sont-ils meilleurs que les vers du «Chant général»? Quoi qu’il en soit: ils sont plus lyriques et plus émouvants.
Sans aucune solennité et avec la modestie de ma condition, je me suis soudainement retrouvé complètement déplacé avec un microphone! Avec un micro en main! (pas encore dynamique ou électromagnétique). Comme il arrive toujours, quel que soit le «microvox», je suis paralysé par la peur sans savoir que dire. Quel baragouin inventer et sans l’aide de Démosthène?
… mais alors, sans plus d’hésitation… impulsif et spontané… j’ai prié ceux qui m’entouraient de demander pardon (si nécessaire à genoux, ai-je ajouté) pour les religieux et les laïcs qui ont été tués et pour les bibliothèques, églises et «ateneos» qui ont été brûlés de 1936 à 1939.
Et comme emporté par ce que j’avais dit, j’ai même supplié que nous demandions pardon, même ceux qui, comme moi, n’avaient que six ans à la fin de la guerre incivile, et n’ont jamais appartenu à une formation autre que poétique. Non par mépris ou suffisance – dis-je – mais à cause de l’humble anxiété de celui qui doute de l’essentiel: de tout et de rien. Dans mon cas, instruit par le naturel avec lequel la mère Mercedes (la Thérésienne qui a adopté et hébergé les enfants de Ciudad Rodrigo) a essayé de nous rendre savants (oui, oui, vous entendez bien: savants!) après nous avoir appris simplement à lire, écrire et aimer.
Sans relâche, j’ajoutai: permettez-moi de dire en toute innocence et avec douceur afin de ne déranger personne qu’il est temps que les uns et les autres (qui se vantent d’avoir été de féroces ennemis), s’excusent pour les crimes qui, selon moi (et j’espère avoir tort!) ont été commis tranquillement et joyeusement par des fanatiques déguisés en Capulets et Montaigus.
Et comme si j’avais répété mon monologue, j’ai poursuivi: «oui, malheureusement, il me semble qu’il y avait des hordes de hors-la-loi ‘de-la-cause’ (d’un côté et de l’autre) qui décimaient la population et même leurs propres compagnons quand il arrivait à ceux-ci de penser; et dans certains cas, ils ont battu tous les records de vilenie et de perversité; oui, malheureusement, il y a eu des meurtriers ou des bourreaux qui ont rendu leurs adeptes complices de leur ignominie, quand ils ont essayé de changer la terre où nous avons le bonheur d’être nés en champs de crânes; oui, malheureusement, il me semble qu’il y avait des matraqueurs, des criminels, des égorgeurs, des bouchers (je ne veux choquer aucun honnête charcutier) qui sévissaient ici ou là en toute impunité; et de toutes les couleurs et pour tous les goûts; oui, malheureusement, il y avait des délégués nommés à la justice qui étaient des agents de l’injustice, et des tribunaux qui ne faisaient que promouvoir le désordre, même s’ils prétendaient appartenir à la magistrature de l’ordre public.
Comme si cela ne suffisait pas, je m’adressais à un groupe, principalement composé de jeunes, qui n’avait pas grand-chose à voir avec les génocides intercontinentaux. Et qui ne se sont pas vantés d’avoir appartenu aux escadrons de tueurs. J’ai demandé, «est-ce toujours un titre de gloire – ici et maintenant – d’avoir fait partie de ces milices de la balle dans le cou, de la délation mortifère ou du piolet dans le crâne? Quand le juste pouvait, pour avoir changé de couleur, passer soudainement du jour au lendemain, de l’être au non-être? De sages citoyens à abominables parasites pour la meute de martyriseurs des deux côtés? Les justes pourraient-ils être disqualifiés parce qu’on les accusait des crimes les plus dégradants, ceux-ci pour cela et ceux de l’autre côté pour d’autres motifs?
Et je parlais il y a moins d’un demi-siècle. J’ai dit que rien de tout cela ne devrait jamais être une angoissante actualité. Les militants (des deux causes) devraient cesser de terroriser; de donner des leçons sans remords. Les fans et les supporters devraient se sentir humiliés par les génocides de leurs aînés. Et il y en avait sur ce trottoir et celui d’en face.
Quel dommage que le geste de Barcelone n’ait pas eu de suite!
Quel dommage que les partisans de ceux qui ont déterré le corps de Gaudí et l’ont traîné dans les belles rues de Barcelone (dix ans après sa mort, le 10 juin 1926), n’aient pas pensé ou ne pensent pas aujourd’hui à demander pardon!