Nous nous sommes connus il y a pile trente ans, juste après la chute du mur de Berlin, dans une réunion de dissidents à l’ambassade de France à Budapest.
Le président Mitterrand m’avait demandé un rapport sur la possible contribution de la France à la reconstruction des pays d’Europe centrale libérés du joug communiste.
Et il était, à l’époque, lui, Viktor Orban, l’une des figures les plus étincelantes de cette opposition, désormais victorieuse, à l’ordre soviétique.
Il était le jeune auteur d’un mémoire sur la Pologne de Solidarnosc rédigé grâce à une bourse octroyée par George Soros.
Il était devenu célèbre en une nuit après un discours prononcé place des Héros, à Budapest, en hommage à Imre Nagy, martyr de l’insurrection d’octobre 1956.
Et le voici tel que ces trente années l’ont métamorphosé : satrape épaissi et physique de catcheur à la retraite ; sorte de Poutine sans les muscles avec, dans le regard, quelque chose d’imperceptiblement attristé ; et puis cette étrange réserve, presque cette timidité, qu’il n’avait pas non plus et qui lui fait s’adresser à mon compagnon d’interview, Gilles Hertzog, en lui tendant une main embarrassée :«bonjour monsieur ; mon nom est Viktor Orban ; bienvenue à Budapest.»
Nous sommes dans la bibliothèque aux murs tapissés de livres religieux de l’ancien couvent des carmélites, situé sur les hauteurs de Buda, où l’ambassadeur George Karolyi, venu exprès de Paris pour assister à la conversation, m’a dit qu’il venait d’emménager.
Et, comme je suis dans mes souvenirs et que je n’ai pas envie de lui demander, tout de suite, brutalement, comment l’ancien militant antitotalitaire a pu trouver son chemin de Damas, ou plutôt de Moscou, vers le conservatisme et l’ultranationalisme, comment l’ex-boursier Soros a pu faire de son ancien mentor un ennemi public numéro un dont on voyait, il y quelques semaines encore, le visage caricaturé et placardé dans les rues de la capitale, comme je n’ai pas envie de commencer par le mystère de cet authentique dissident qui a réappris les techniques staliniennes de réinvention rétrospective des biographies (sauf que c’est sa propre mémoire, cette fois, qu’il a purgée…), comme j’ai besoin d’un peu de temps, donc, pour cela, je commence doucement, avec une question très simple : «pourquoi ce choix ? ce couvent ? pourquoi un lieu aussi austère ?»
Mais la réponse qu’il me fait est un peu plus corsée et va lancer la conversation.
«Parce que mes anciens bureaux étaient dans le bâtiment du Parlement, en bas de la ville, sur l’autre rive du Danube – et que ce n’était pas bon pour la séparation des pouvoirs. »
Il aurait pu dire : «Parce que je voulais dominer cette ville qui est encore, pour l’heure, la seule partie du pays qui me résiste.»
Il aurait pu ajouter et il le fera, plus tard, quand il me confiera qu’il passe tous ces jeudis, seul dans le silence de cette pièce, à lire : «parce que j’aime cette austérité chrétienne, moi qui suis un catholique converti au calvinisme et qui voudrais convertir mon pays au christianisme d’Etat.»
Mais non.
L’inventeur de l’illibéralisme, l’homme qui se sert de la démocratie pour torpiller la démocratie, l’autocrate qui n’a de cesse de bâillonner le Parlement, mettre les juges au pas et contrôler les médias, a le front de me dire qu’il a quitté ses anciens bureaux par scrupule démocratique.
Je ne relève pas.
Je n’ai aucune idée, à cet instant, du temps dont nous disposons.
Je n’imagine pas que la presse libre de Hongrie va écrire, le lendemain, que j’ai passé avec lui, en un après-midi, plus de temps qu’elle n’en a passé, elle, en huit années de démocrature et je préfère donc avancer.
«Vous êtes devenu le chef de file, en Europe, de ce courant illibéral, de ces démocratures…»
Le mot «illibéral» semble le faire sursauter.
«Je vous arrête. Parce qu’il faut qu’on soit bien d’accord sur les termes. La réalité, c’est quoi ? Le libéralisme a engendré le politiquement correct. Donc une forme de totalitarisme. Donc le contraire de la démocratie. Et c’est pourquoi je crois que l’illibéralisme restaure la vraie liberté, la vraie démocratie
Je suis obligé de lui dire, cette fois, combien le raisonnement me semble spécieux.
Et je lui rapporte des cas d’infractions à l’esprit même de la démocratie dont j’ai été saisi, quelques heures plus tôt, par une assemblée d’ONG réunie à mon intention : journaux fermés, migrants affamés, peines de prison pour ceux qui viennent en aide aux demandeurs d’asile, l’Université d’Europe centrale, dite université George Soros, contrainte de faire valider ses diplômes à Vienne, les SDF verbalisés et mis à l’amende, les juges aux ordres…
Il m’écoute sans répondre. De nouveau, cet air éteint et triste. Sauf une fois : lorsque j’évoque le cas de Gabor Ivanyi, une sorte d’abbé Pierre qui participait à la réunion des ONG et qui a créé, en plein Budapest, un refuge pour les SDF et les rares migrants qui ont réussi à passer les barbelés du nouveau rideau de fer installé aux frontières le régime, en lui retirant le statut d’église, a asséché ses subventions.
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«Je connais bien Ivanyi, me coupe-t-il. Il a baptisé deux de mes enfants. Mais c’est une décision du Parlement qui devait absolument réagir au church business. Et puis…»
Il hésite. Cherche ses mots.
«Et puis, il m’a qualifié de fasciste. Et ça, c’est la seule chose que je ne peux pas lui pardonner.»
«Matteo Salvini tient la ligne de front»
Je reprends.
«Soit. Chef de file, de quelque façon que vous la définissiez, de la tendance illibérale en Europe. Est-ce qu’on peut dire les choses comme ça ? Et est-ce que vous endossez le rôle ?
– Oui et non.»
De nouveau, cet air modeste, presque apeuré, qui cadre mal avec l’idée que l’on se fait du grand méchant Orban.
«A cause des attaques dont vous êtes, du coup, l’objet ?»
Il sourit.
«Non, les attaques, je m’en moque. La Hongrie est un pays spécial, vous savez. C’est le seul pays d’Europe dont la langue est absolument incompréhensible pour un étranger. Et ce côté incompris, voyez-vous, me convient bien…
– Alors ?
– Alors, je trouve le manteau un peu lourd. Car la Hongrie est aussi un petit pays, ne l’oubliez jamais. Et elle n’a ni l’ambition ni les moyens de prendre ce leadership.»
Je l’observe. Il est bien carré dans son fauteuil, le torse légèrement penché au-dessus de la petite table en bois qui nous sépare. Est-il sincère ? Est-ce la «suspension» récente du Fidesz, au Parlement européen, par ses pairs du PPE qui le fait rétropédaler ? A-t-il senti le vent du boulet et pris peur ? Je poursuis.
«Vous voulez dire que la presse fait fausse route quand elle présente les élections européennes à venir comme un match Orban-Macron ?»
Là, il éclate carrément de rire et, prenant à témoin l’ambassadeur Karolyi, aristocrate d’ancien régime qui ne desserrera pas les lèvres de tout l’entretien mais auquel il s’adressera, lui, plusieurs fois comme s’il y avait dans son côté vieille Hongrie quelque chose qui l’impressionne, il répète, en s’esclaffant :
«Orban-Macron… Orban-Macron…
– Vous le détestez tant que ça, Macron ?
– Pas du tout. J’ai de bonnes relations personnelles avec lui. Je pense juste qu’il est trop intellectuel pour faire le métier que nous faisons.
– Alors ?
– Alors, je vous répète que j’ai déjà fort à faire avec mon pays qui est, comme tous les petits pays, fragile et menacé. Pour le match dont vous parlez, j’aimerais bien qu’un autre reprenne le flambeau.
– Vous pensez à Mme Le Pen ?»
Là, en revanche, il se raidit et cesse tout à fait de rire.
«Ah non ! Je n’ai aucune relation avec Mme Le Pen. Aucune.
– Pourquoi ?
– Parce que Laurent Wauquiez m’a prévenu que c’était la ligne rouge.
– Laurent Wauquiez ?
– Oui. C’est mon ami. J’ai beaucoup d’amis en France, vous savez.
– Par exemple ?»
Il fait comme s’il les recensait : «Nicolas Sarkozy, bien sûr. Chirac, qui m’a toujours très bien reçu. Et Valéry Giscard d’Estaing, une référence que j’essaie de voir chaque fois que je viens à Paris.»
Mais je reviens sur le cas Le Pen : «vous voulez dire que, si ces amis français ne vous mettaient pas en garde, vous feriez alliance avec Marine Le Pen ?»
La réponse fuse, cette fois sans hésitation : «non ; je ne ferais alliance en aucun cas.
– Alors, de nouveau, pourquoi ?
– Parce qu’elle n’est pas au pouvoir.»
C’est mon tour de sursauter.
«Quand un responsable politique n’est pas au pouvoir, il peut dire et faire n’importe quoi. Il peut déraper. Et je ne veux pas être mêlé à ça.
– Alors qui, dans ce cas ? Si ce n’est pas vous le champion, et si ce n’est pas non plus Marine Le Pen, il reste qui ?»
Il répond du tac au tac. Comme s’il avait mûrement réfléchi à la question et arrêté depuis longtemps sa position.
«Matteo Salvini. Il est à la tête d’un grand pays. Les Européens peuvent sanctionner un petit pays comme la Hongrie. Ils n’oseront jamais s’en prendre à un pays de plus de 60 millions d’habitants comme l’Italie. Par ailleurs, il a du coffre. Il tient bon face aux migrants. Il tient la ligne de front.»
Il a dit «la ligne de front» avec un rien de grandiloquence. Il parle de cette tragédie des migrants comme d’une guerre d’agression dont la Hongrie serait la cible. Est-ce qu’il n’est pas en train, je lui demande, de parler comme ces antisémites qui, au sortir de la guerre, la vraie, la mondiale, celle qui venait de voir la quasi-extermination des juifs d’Europe, restaient antisémites alors que les juifs étaient presque tous morts ou partis ?

Il me coupe : «vous ne pouvez pas parler comme cela ; j’ai les meilleures relations du monde avec Israël.
– Certes. Mais les juifs ?
– Pareillement. Laissez-moi vous dire une chose. Il y a eu un moment, dans l’histoire de la Hongrie, où on n’a plus eu assez de main-d’œuvre agraire et où on a dû faire venir des Tchèques, des Ruthènes, des Roms, etc. De telle sorte qu’au milieu du XIXe siècle les Magyars étaient en train de devenir, eux aussi, une minorité. Eh bien, vous savez comment on a réglé ça ? Par une grande alliance des Magyars et des juifs qui, à eux tous, faisaient quelque 50 % de la population.»
Il parle de cette grande alliance comme un capitaine d’industrie d’un changement de majorité dans un conseil d’administration. Et, quand je lui demande d’où vient, alors, cet antisémitisme magyar qui a tout de même été l’un des plus meurtriers d’Europe, il a cette réponse pour le coup sidérante : «Béla Kun.»
Béla Kun fut ce compagnon de Lénine qui fonda, en 1919, l’éphémère République des conseils de Hongrie.
«Oui, Béla Kun, insiste-t-il. Les juifs étaient très présents – c’est un fait malheureux, mais c’est un fait – dans cette tentative avortée de révolution communiste. Et c’est comme ça que s’est défaite la belle alliance, à Budapest, des peuples juif et magyar…»
Sait-il qu’il est en train de reprendre, avec cette identification des deux signifiants «juif» et «bolchevique», l’un des principaux thèmes de la propagande antisémite au XXe siècle ?
Je lui parle d’une participante que j’ai rencontrée à la réunion des ONG de ce matin ; elle m’a appris que Maria Schmidt, la directrice du musée de l’Holocauste, nommée par lui, a fait l’éloge du régent Horthy qui n’a cessé, de 1933 à 1944, de fricoter avec Hitler.
Il m’interrompt tout net.
«Attendez ! C’est, moi, Viktor Orban, qui suis le premier à avoir fait l’éloge du régent Horthy. Il appartient à l’histoire de la Hongrie. N’est-ce pas lui qui nous a débarrassés de Béla Kun ?
– Admettons. Mais après ? N’est-ce pas lui qui, en mars 1944, quand les nazis envahissent la Hongrie, les laisse entrer et accepte les déportations de juifs ?»
Il prend un air contrit. Revient fugacement, sur ses traits épaissis, un air du jeune dissident d’autrefois.
«Oui, c’est vrai. Il aurait sans doute dû partir à ce moment-là.»
Mais je reviens à la question des migrants.
«Ce que je voulais vous dire, sur les migrants, c’est qu’il y a eu, à certaines époques, un antisémitisme sans juifs. Est-ce qu’il n’y a pas, chez vous, une haine antimigrants alors même qu’on n’en croise aucun dans les rues de Budapest ?
– Détrompez-vous ! On les a eus, les migrants. En 2015. Au moment où Mme Merkel leur a ouvert les portes. Ça a été une déferlante, un tsunami.
– Vous savez bien qu’ils ne sont pas restés !
– C’est vrai. Mais ils peuvent revenir. C’est la règle dans l’Union européenne : un migrant a toujours le droit de revenir à l’endroit où il est entré dans l’espace Schengen. Et il faut que vous compreniez une chose : la Hongrie a été, depuis toujours, une terre de passage ; tout le monde, absolument tout le monde, lui est passé dessus ; je n’ai aucune envie que ça recommence…»
Il me concède que ce droit au retour n’est valable que pendant six mois et que le risque du «tsunami inversé» est, désormais, écarté.
Il me concède aussi que l’ancien Orban faisait gloire à la Hongrie de servir de passage à ceux des Allemands de l’Est qui franchissaient le mur et cherchaient refuge à l’Ouest.
Et il me concède encore que la Hongrie de 1956, celle qui, après l’écrasement de l’insurrection, a vu 150 000 des siens accueillis en Autriche, était bien contente que le droit d’asile existe (cela, en vérité, il ne le concède qu’à demi – précisant que ces 150 000 insurgés vaincus furent, d’abord, «parqués dans des camps» par les Autrichiens).
«La Hongrie n’est pas une nation, c’est un miracle !»
Mais il attaque dur, en revanche, sur Merkel.
«Elle est bien gentille, la chancelière. Et je peux comprendre qu’elle ait un problème de démographie et de main-d’œuvre. Mais pourquoi faut-il que nous ayons, nous les Hongrois, à payer pour qu’elle résolve son problème ?»
Et il attaque plus dur encore sur le phénomène migratoire en général.
«Le problème de l’Europe, c’est l’islam ; et, face à la montée de l’islam, que voulez-vous que je vous dise ? c’est la chrétienté qui a résisté ; c’est la chrétienté qui résiste encore ; et la Hongrie est, aujourd’hui comme hier, l’avant-poste de la chrétienté européenne.»
Envisage-t-il de s’éloigner de cette Europe qu’il me décrit comme au service des intérêts de l’Allemagne et menacée par un «grand remplacement» ?
Il se récrie – pensant, peut-être, aux milliards des fonds structurels européens grâce auxquels la Hongrie peut construire ses autoroutes et restaurer les coupoles, les ponts et les palais qui font de Budapest, aujourd’hui encore, une Ninive de la Mitteleuropa, voluptueusement couchée sur son Danube.
«En aucun cas ! Puisque je vous dis que je suis le plus chrétien, donc le plus européen, des Européens. L’ADN de l’Europe, c’est moi. J’en suis le gardien.
– Même si le pape n’est pas de cet avis ? et s’il ne cesse de réaffirmer le devoir d’hospitalité et d’accueil ?»
Un silence.
Je le sens, pour la seconde fois, comme pour la suspension du Fidesz du Parlement européen, gêné aux entournures et craignant pour lui-même.
«Oui. C’est vrai que c’est embêtant. D’autant que le pape doit venir à Budapest. Mais j’ai pris mon bâton de pèlerin et vais, plusieurs fois par semaine, sans journalistes, sans personne, expliquer aux catholiques ma position. Mais attention !»
L’animal s’est vite repris…
«Il faut que nos partenaires sachent que les Hongrois sont un peuple ancien, libre et fier qui ne peut pas accepter de tutelle. On a été occupés par les Ottomans. Les Slaves. Les communistes. Ce n’est pas pour tomber sous la coupe de Bruxelles.»
Je lui objecte qu’on ne peut pas comparer Bruxelles à une force d’occupation.
Mais, surtout, j’en viens aux deux vraies puissances qui ont tant endeuillé l’histoire de la Hongrie et avec les héritiers desquelles il semble pourtant bien s’entendre.
«Vous voulez parler d’Erdogan ?
– Par exemple.
– Erdogan, c’est compliqué. C’est comme Silvio Berlusconi. Peu de gens connaissent ma relation personnelle avec Silvio Berlusconi. Vous la connaissez ?
– Je ne crois pas.
– On est au début des années 1990. Je reçois un coup de téléphone. C’est lui au bout du fil. Je n’ai jamais entendu parler de lui. Mais il m’invite à un match de l’AC Milan. En réalité, il réfléchissait à la fondation de Forza Italia. Il me faisait venir pour savoir comment j’avais fait avec le Fidesz. Et me voilà devenu, à 30 ans, le tuteur du futur Premier ministre italien !
– Et Erdogan ?
– Il y a une chose que vous devez savoir sur Erdogan. C’est un grand footeux. Comme moi. Et il y a un truc entre footeux : ils ont un muscle, là, en bas du dos…»
Il se lève un peu de sa chaise, comme pour me laisser voir le bas de son dos.
«Eh bien c’est ça qu’on a fait, avec Erdogan, quand on s’est rencontrés pour la première fois. On s’est tâté le bas du dos. Et on s’est reconnus.
– Soit. Mais cette Hongrie que vous me décrivez comme une petite nation fragile et menacée…»
Il renchérit :
«Et un miracle ! C’est ce que vous devez bien comprendre : la Hongrie n’est pas une nation, c’est un miracle !
– OK. Disons un miracle. Est-ce qu’il ne devrait pas plus se méfier, ce miracle, de l’impérialisme ottoman qui revient, à Ankara, au triple galop ?
– Si, bien sûr ! Mais, là encore, faites attention…»
Il me montre les rayonnages de la bibliothèque où il s’enferme tous les jeudis.
«Les chercheurs ont fait beaucoup de progrès. Notamment les linguistes qui ont travaillé sur la matrice finno-ougrienne d’où procèdent en réalité les deux langues turque et magyare. Je veux dire qu’il y a, entre nous, un passé historique qui est ce qu’il est ; mais qu’il y a aussi un cousinage.»
Les chercheurs sérieux ne croient guère à cette fumeuse théorie que l’on appelle, à Ankara, « touranienne ». Mais puisqu’elle semble faire les affaires de Viktor Orban…
Je poursuis : «Et la Russie ?
– La Russie est un grand pays.
– Je sais.
– C’est un grand pays tout proche de nous. Il y a juste l’Ukraine qui nous sépare.
– Je le sais aussi.
– Je veux dire qu’il faut faire attention. Très attention. Il faut soutenir l’Ukraine puisqu’elle est le dernier rempart entre nous et les Russes. Mais il ne faut pas non plus provoquer Poutine et c’est pour ça que je suis opposé aux sanctions de l’Union européenne contre lui.
– Quitte à donner un statut quasi diplomatique à cette banque d’investissement russe qui s’est installée à Budapest le mois dernier ?»
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, il semble sur le point de s’emporter.
«D’abord ce n’est pas une banque russe…»
Il fait comme s’il comptait sur ses doigts et reprend la mine qu’il avait pour récapituler ses amis français ou m’expliquer que l’alliance des juifs et des Magyars avait fini par faire une majorité.
«La banque dont vous parlez s’appelle l’International Investment Bank. 51 % de son capital est détenu par des non-Russes. Et puis, franchement les Européens… Hein, les Européens…
– Oui ?
– Il y a quand même une sacrée hypocrisie chez les Européens. D’un côté, ils nous donnent des leçons. De l’autre, ce n’est pas moi, que je sache, qui ai lancé le projet gazier Nord Stream 2 qui vous met à la merci du gaz russe…»
Je pense à ce que l’on dit, à Budapest, des liens d’affaires avec Poutine et les hommes du Kremlin.
Et je pense à ce que je vais déclamer moi-même, dans quelques heures, sur une scène de Budapest, au sujet ce Luke Skywalker du monde réel qui aurait franchi le côté obscur de la force ; serait devenu la marionnette de l’Empire oligarque ; et qui, de même que Caligula fit de son cheval un consul, aurait fait de Lörinc Meszaros, son vieux camarade, l’homme le plus riche du pays.
Bizarrement, je suis moins sûr de cela.
J’ai du mal à penser que tout son discours sur la chrétienté conquérante ne serve qu’à dissimuler un opportunisme affairiste.
Et cela m’incite plutôt à croire, finalement, à une forme de sincérité absurde – mais de sincérité tout de même.
Horthy, qu’il admire, était amiral d’un pays sans accès à la mer et régent d’une nation sans roi.
Eh bien Viktor Orban, ce héraut des valeurs chrétiennes démenti tous les jours par le pape ; ce procureur d’une Union européenne vue comme une prison des peuples mais d’où ruissellent, chaque année, des milliards de subventions et d’aides ; ce souverainiste fasciné par Poutine ; cet artisan du renouveau de l’âme hongroise que sa russophilie voue à n’être qu’un pion face aux nouveaux Radetzky qui entendent, depuis Moscou, mettre l’Europe en coupe réglée, cet homme-là est peut-être, toutes proportions gardées, la même sorte d’homme absurde et un nouvel Horthy.
L’entretien touche à sa fin.
Il nous entraîne sur sa terrasse, qui domine le Danube, et invite mon cameraman à nous suivre.
Je repense, une fois encore, au courageux dissident d’il y a trente ans
Et là, tout à coup, comme s’il lisait dans mes pensées, ou comme s’il remarquait, pour la première fois, le badge que je porte et qui est celui de l’université soutenue par George Soros et dont il veut la mort, il me demande si je suis en relations avec lui.
Je réponds que Soros est un ami.
Il me demande, presque timidement, de ses nouvelles.
Et quand je lui pose à mon tour la question de savoir s’il a lui, Viktor Orban, face à la caméra qui le filme, un message à transmettre à son ancien mentor, il me répond – non pas une, mais deux fois : «je lui souhaite une bonne santé et bonne chance.»
Une dernière fois, revient l’élève d’Oxford qui pleurait à chaudes larmes devant la tombe vide de la place des Héros.
Une dernière fois, l’ancien jeune homme qui consacre toute son énergie d’aujourd’hui à écraser son rosebud sur le visage de son bienfaiteur d’alors.
Et je jurerais qu’à cet instant, cet homme qui est l’ennemi de Soros, le mien et celui de tous les démocrates en lutte contre le populisme, cet homme qui a tué le jeune homme en lui et est probablement perdu pour le service de la vérité, est traversé par une vision qui est celle de ce chemin qu’il n’a pas pris et de la vie qu’il n’a pas eue.
Je ne sais pas

6 Commentaires

  1. Si non e vero e ben trovato… On ne sait pas si ça s’est vraiment passé tout à fait comme ça, mais en tous cas c’est raconté de manière très amusante. Cela montre bien qu’Orban n’est pas dangereux. En revanche si les citations sont exactes, alors c’est un homme d’esprit et un homme d’état malin. Que peut-on faire d’autre quand on est à la tête l’un petit état comme ça? dans une situation précaire, politiquement, géographiquement et économiquement.

    Merci à Bernard Henri Lévy. Cet article m’a rendu Victor Orban très sympathique.

  2. L’homme qui voulait sa tour avait surpris ses adversaires les plus ardents quand ces baby boomers de l’Ancien Monde, infatigables cultivateurs des libertés vaccinés contre l’isolationnisme, l’avaient vu respecter la même ligne rouge sur laquelle son prédécesseur s’était assis. Il paraissait en outre pleinement conscient que, face à l’unilatéralisme auquel nous condamne l’antisionsime intrinsèque à la programmation idéologique des prétendants à la succession mahométane, la réponse pouvait bien attendre la fin des temps, elle n’avait pas une chance de s’épilatéraliser. Hélas, en marche vers un autre destin, le président le plus caricatural que les États-Unis aient jamais élu entendrait poindre, à l’horizon concave, le hennissement décomplexé de son dada. Le rétablissement des sanctions contre l’État islamique d’Iran était tout sauf indéfendable dès lors qu’il délimitait notre seuil de tolérance devant la violation d’un accord d’autant plus impérieux qu’il ne pouvait qu’être imparfait, étant donné le contexte de néoguerre froide dans lequel il s’inscrivait. Pourtant, l’extension des sanctions économiques au P(5 + 1) − 1 ne tarderait pas à nous rappeler à quel énergumène politique nous avions affaire. Trump est un homme d’affaires. Toute décision qu’il prend ne vise qu’à dépasser ses limites psycho-physiques en accroissant le rayon d’action de sa domination. Le plan de paix américain est à l’image de celui qui l’incarne : un soufflet dégonflé; on ne reconnaît pas officiellement la capitale d’un État-membre de l’ONU pour mieux lui dénier son caractère indivisible. Troyes abrita un vaisseau talmudique dont le pilote était considéré comme la lumière de l’Europe. Le peuple juif n’en revendiquera pas sa part de souveraineté, ne désirant pas disputer ces reliques historiales avec l’ordre du Temple dont il conserve un souvenir gustatif métallique comme le sang.
    N’y tenant plus, Snégaroff souleva le tapis onusien et cracha le morceau. Le retrait de l’accord de Vienne opéré par l’administration Trump ne serait ni plus ni moins qu’un renvoi d’ascenseur au gouverneur du 51e État qui, déjà avant Obama II, ne cessait de clamer haut et fort qu’il ne laisserait jamais l’Iran se doter de l’arme nucléaire et, au cas où le danger pour son pays deviendrait imminent, se réservait le droit de déclencher contre l’ennemi une opération militaire préventive ayant pour objectif d’anéantir lesdites installations écrans derrière lesquelles les services de renseignement israéliens auraient détecté un niveau de menace insoutenable. Si la froide irisation de Sciences Po se fend le crâne contre une porte fermée, elle se garde bien de divulguer ses sources, à moins que la description que nous fait Kamenei, à travers son porte-parolat spontané, du mode d’enrichissement de l’uranium auquel nous l’avons cantonné, très loin de ce qu’il faudrait produire pour commencer de nous inquiéter si l’on en croit la Propagandastaffel des ravisseurs du 13e Imam, ne laisse penser que, selon nos docteurs Knock ès géostratégie, le risque de voir validé dans un avenir proche le rapport du Mossad avoisine le zéro. Nous pourrions sans broncher ni sourciller avancer à reculons notre rangée de pions, sauf que, pour nous convaincre de patienter jusqu’au coup de maître que l’on n’a pas vu venir, il faudrait que la masse de nos contradicteurs songe un instant à s’empêcher de discréditer compulsivement les agents du renseignement extérieur de l’État juif et, qui plus est, à nous faire la démonstration qu’une contre-attaque orchestrée par le Quai aurait pour aboutissant indirect l’inexorable renversement de cet avorton de Quatrième Reich que ne méprisent que les belles âmes fascinées par les phares d’un passé colonial que le siège du désir a transformé en cauchemar récurrent. Nous ne désespérons pas de voir le bout de cette nuit qui est tout sauf américaine.

  3. Texte magnifique et, surtout, noble et honnête, Monsieur Lévy.

  4. Le surmoi islamogauchiste des grandes démocraties postcoloniales a rendu inaudibles les divers contenus discursifs de leur substratégie. L’ingérence humanitaire a été tuée dans l’œuf, sa mort prématurée menace maintenant le droit d’asile. Inconscient de son irresponsabilité, mais il serait plus exact d’évoquer à son sujet la responsabilité négative qu’il porte dans son propre délitement, le fantôme de l’Union européenne redoute de faire le lit d’une croisade que ses peurs alimentent, au premier rang desquelles la peur de nommer. Valls en a fait les frais. Il continue de payer, au continent qu’il souhaiterait innerver de son amour indéfectible pour les valeurs qui le reconstruisirent, un tribut aussi lourd que les plus lourds de ses diffamateurs.

  5. Ce n’est pas son soutien à Bolsonaro que l’on reproche au compatriote le plus doué de Pelé, mais l’amitié peu désintéressée dont le Trump brésilien témoigna au Grand Satan. Il n’est pas illogique que notre rémission soit menacée à l’endroit même où cette maladie, généralement foudroyante, avait bien failli nous achever. Face aux inlassables tentatives de remontada des nostalgiques de la quenelle montée sur ballon rond, Neymar Jr. décide de voter Bibi avec son propre président, et en double selfie ! La sanction ne se fait pas attendre. La sienne non plus. Il va montrer aux crétins désiodés qui le mettent à l’écart comment ça se passe lorsqu’il n’existe pas sur le terrain, quand l’annulation de son débarquement y est prolongée. Tel Zidane s’éclipsant à un instant crucial d’une finale de Mondial devant la France de Sarkozy, certains qualifieront de limite sa nonchalance inappropriée. Mais pour qu’ils comprennent bien la leçon, le roi de la simulation leur donne, in extremis, un aperçu de ce dont ils pourraient profiter s’ils ne gâchaient pas son talent. L’Israël de Benyamin n’est pas plus notre ennemi que ne l’est l’Israël de Reuven. Eût-il démontré encore une fois les qualités d’un adversaire redoutable à ses opposants politiques, Netanyahou n’est pas leur ennemi ; il combat leur ennemi ; il se défend et participe du même coup à la protection d’un monde que le peuple juif contribua à élever, heureux vainqueur d’un Destructeur dont nos libertés sont à portée de la gueule, et ce, sur tous les fronts ; il agit, de surcroît, avec l’habilité d’un géostratège qui accroît le rayonnement de son propre pays en faisant savoir aux grands comme aux petits États que le sien est devenu un acteur socioéconomique incournable dans une multitude de secteurs d’avenir garantissant, pour quelques-uns d’entre eux, je parle des secteurs, leur viabilité. Lorsqu’on est sur le point de réparer la moelle épinière d’un être humain, on s’attaque à des lésions qui, fussent-elles accidentelles, sont de nature universelle, et les victoires que l’on remporte sur les limites de la Création sont de même portée. Nonobstant ce faisceau d’évidences, nous ne saurions qu’alerter avec la dernière énergie les alliés populistes du leader progressiste le moins éluctable duquel ils aient jamais pris le risque de s’approcher du camp intranché. Les survivants de la Shoah sont un cheval sans selle. Leur génie se fonde sur une aptitude, qui jusqu’ici ne leur a jamais fait défaut, à percevoir leur diversité intrinsèque comme le ferment de leur unité plutôt qu’un médiocre agent désintégrateur. L’ouverture concomittante aux nations en deçà desquelles leur peuple se positionna, est une clé pour comprendre et, un jour, sait-on jamais, résoudre ces grandes affaires non élucidées, pas aussi étrangères qu’il n’y paraît dès lors qu’elles nous pourrissent aussi de l’intérieur. L’honneur de toute chose qui aurait démontré d’un pouvoir sans limites quand il se serait agi pour elle de causer le pourrissement des situations, est de savoir améliorer leurs chances de régénérescence avec une force égale. Le malheur du transpeuple n’est pas son fatum.

  6. La République d’Électre ne se contentera pas de soupirer sur la tombe de son pair incestueux. Comment pardonnerait-elle à la Terre-Mer le rôle actif que celle-ci aurait joué dans le renversement du mythe de la pureté ? Au-delà de la médiocrité hautaine qu’il y aurait à noyer par procuration des femmes, des enfants et des hommes que nous serions en capacité d’attraper par le bras, au-delà de la malhonnêteté qui nous frapperait de lèpre sitôt que nous aurions prêté aux otages de nos envahisseurs les intentions peu louables d’une horde barbare qui poursuivrait, l’écume aux lèvres, sa stratégie de conquête permanente, au-delà de la contradiction dans laquelle nous nous enliserions en dénonçant le bafouement des droits de l’homme chaque fois qu’une contrée lointaine s’en rendrait coupable alors même que nous refuserions de répondre aux situations d’urgence humanitaire quand celles-ci forceraient nos frontières, au-delà de nos retranchements plein de soi-même à ras bord, c’est l’imbécilité poisseuse de la posture anti-immigrationniste qui nous frappe comme le foudre. On n’assure pas la sécurité du monde en accroissant son insécurité. Le devoir de sauver en mer les migrants politico-économiques ne doit pas être opposé mais, de toute évidence, considéré comme consubstantiel à celui de neutraliser leurs bourreaux. Ne répondre aux trafiquants déshumanistes que par le fait d’ouvrir nos portes aux personnes en situation d’urgence relative ou absolue qui en sont les principales victimes, cet humanisme de patronage ferait de nous, sans conteste, les alliés objectifs de la traite méditerranéenne. À l’inverse, nous polariser sur la nécessité de tenir à distance l’impérialisme culturel de tout un registre d’États-clients qui se reconnaîtront sans mal, ou plutôt en sa compagnie — celle du mal s’entend — devant le portrait déplié que nous dressons de leur cadavre exquis, serait le meilleur moyen de suicider notre univers, sachant qu’il se serait déjà effrité à la vitesse de l’éclair s’il n’avait eu à cœur de démontrer aux damnés de la mer que nous n’accepterons jamais que leurs vies se fracassent, sinon à cause de nous, du moins par notre faute, sur un cynisme qui ne leur est pas étranger. J’irai plus loin en affirmant que, loin de constituer une menace pour l’Europe, le rêve européen pourrait nous être d’une aide précieuse dans le long processus de localisation et d’identification des passeurs préalable au démantèlement des réseaux de trafic d’êtres humains, passeurs dont les migrants, est-il besoin de le rappeler, eurent les moyens de s’approcher du nid.