Kiev. Samedi fin de journée.
La campagne pour le premier tour de la présidentielle est terminée.
Et je vais passer deux heures, dans un restaurant de poissons proche de la cathédrale Sainte-Sophie, avec un petit homme en tee-shirt noir, la voix légèrement enrouée, débordant d’énergie, survitaminé : Volodymyr Zelensky, cet humoriste dont personne, à cette heure, ne sait grand-chose et qui va, le lendemain, sidérer le monde en arrivant largement en tête de ce premier tour de scrutin.
C’est l’ancien ministre des Finances Oleksandr Danylyuk qui nous a organisé le rendez-vous.
Je suis accompagné d’une équipe de tournage qui filmera l’essentiel de l’entretien.
Et je lui dis, d’entrée de jeu, que je suis l’ami de Petro Porochenko, que je l’ai vu la veille et qu’il aura, quoi qu’il advienne, le triple mérite d’avoir bâti une armée ; fait qu’Odessa et Marioupol restent ukrainiennes face à la Russie ; et permis au pays de desserrer l’étau de la dette et de la récession.
«Je sais, me coupe-t-il. Grand bien vous fasse ! Mais c’est de l’histoire ancienne, tout ça. Et c’est moi, maintenant, qui suis face à vous.»
Il connaît, d’ailleurs, Porochenko.
Car c’est lui, Porochenko, qui, en lui proposant, l’année dernière, de rejoindre son équipe, a contribué, me raconte-t-il, à lui donner l’idée d’entrer en politique.
Il y a eu, aussi, les conversations avec son copain Vacarcuk, le Bono ukrainien, qui avait longtemps laissé planer l’hypothèse de sa propre candidature avant de renoncer et de lui passer en quelque sorte le flambeau.
Mais ces rencontres avec Porochenko, ces conversations bizarres où on lui disait « viens, offre-nous ton nom » mais sans jamais lui demander «tu penses quoi ? quelles sont tes convictions ?» ont été l’élément déclencheur.
«D’accord, lui dis-je. Mais, aujourd’hui, vous en êtes où ? Il y a, quand on est vous, trois figures possibles : dans le meilleur des cas, Reagan ; dans le pire, l’Italien Beppe Grillo ; et, entre les deux, Coluche…»
Il est familier des deux premiers.
L’évocation, surtout, du deuxième, et de son compromis avec l’extrême droite, semble lui faire sincèrement horreur.
Mais il ne paraît pas, en revanche, connaître Coluche et il est stupéfait d’apprendre que, très haut dans les sondages, il a finalement renoncé.
«Renoncé ? dit-il. Quelle drôle d’idée !
– Oui ; il voulait montrer que le roi était nu ; mais une fois la chose faite, il respectait trop la politique.
– OK. Je comprends. Mais c’était sous François Mitterrand, n’est-ce pas ? Ici, c’est l’Ukraine. Et on n’a pas, en Ukraine, un François Mitterrand.»
La place me manque pour rendre compte, ici, du détail de cette longue conversation.
Mais elle tourna autour de quatre thèmes.
Poutine. Son opposition résolue à Poutine. Cette remarque étrange mais qui me semble, avec le recul, si juste : «Ce type n’a pas de regard ; il a des yeux, mais pas de regard.» Son premier face-à-face avec lui, inévitable s’il est élu, qui le fait par avance saliver : «Vous savez que, même lui, je suis capable de le faire rire ? Un rire jaune, mais un rire quand même ; et toute cette jeunesse russe, qui me connaît bien et qui éclatera de rire ; comment vous disiez pour M. Coluche ? le roi est nu ?»
Son programme. C’est lui qui, pour le coup, éclate de rire quand je lui objecte qu’il faut un programme pour gouverner et qu’il n’a, autant que je sache, pas de programme. «Ah oui ? Vous aussi, vous croyez cela ? C’est votre problème, cher ami, pas le mien. Car mon programme existe. Il est public. Sauf que personne ne prend la peine de le lire. Quant à mon équipe, vous allez avoir une grosse surprise. Je vais la réunir sans délai. Et en public. Et, puisque vous me voyez tous comme un showman, ce sera le plus beau show de la campagne et de ma vie.»
Son judaïsme. Car l’extraordinaire est tout de même que le désormais possible futur président du pays de la Shoah par balles et de Babi Yar est un juif affirmé, issu d’une famille de rescapés de Kryvy Rih, dans l’oblast de Dnipropetrovsk, terre de pogroms s’il en est. Ce Kid postmoderne est-il une nouvelle preuve de la désactivation du virus antisémite dont je parle depuis le Maidan ? Son élection serait-elle comme une repentance collective de l’Ukraine de Makhno et de Stepan Bandera ? Lui, en tout cas, est formel : «Le fait que je sois juif arrive en 20 e position dans la longue liste de mes forfaits…»
Macron, enfin. «De qui m’avez-vous parlé, fait-il, au moment de se quitter, la main en cornet et en singeant mon accent français ? Je n’ai rien à voir ni avec votre Coluche ni avec les autres. Celui que j’admire, c’est Emmanuel Macron. Et, en plus, on est nés la même année ! Vous pouvez lui passer le message : je ne serais pas contre faire un break entre les deux tours et revoir la tour Eiffel…»
Je le quitte à la fois troublé et mélancolique.
Volodymyr Zelensky vaut mieux que sa caricature et n’est peut-être pas le populiste que j’ai dépeint, la veille, dans une allocution à l’université Taras Chevtchenko.
Mais je suis triste pour Petro Porochenko à la défaite de qui je ne me résous pas : l’homme qui a tenu tête à Poutine, le commandant en chef que j’ai accompagné, sur le front, à Kramatorsk, au chevet des victimes d’un des pires bombardements commis par les séparatistes prorusses, le colosse improbable mais vaillant que j’ai vu, dans l’hiver ukrainien, faire face à l’adversité et la solitude, mérite mieux que d’être congédié sur une humeur de l’Histoire…
J’ajoute que l’homme que j’ai amené à l’Elysée, en mars 2014, alors qu’il était encore dans les limbes des sondages, n’a sans doute pas dit son dernier mot.
C’est le degré de fortune avec lequel il agence ses idées qui a le pouvoir de démonétiser ou, au contraire, d’augmenter la valeur contributive d’un philosophe. La façon dont il gère un héritage, qui est aussi son legs, nous donne la possibilité de savoir si nous allons pouvoir ou non faire un bout de chemin en sa compagnie. Par exemple, le fait qu’en qualité de décideur, il participe à l’effort de guerre contre Daech en apportant son soutien aux peshmergas, sera une raison pour ses concitoyens du monde d’épouser les thèses qu’il défend après avoir pu en juger sur pièces, ou d’en divorcer avec pertes et fracas. Je partage pour ma part avec B.-H. Lévy une certaine conception du libre arbitre, principe universel s’il en est, qui me conduit à réfuter le procès en néocolonialisme que lui intentent nos adversaires communs. L’État de droit c’est l’impérialisme, le colonialisme en moins. L’empire des droits fondamentaux est certes invasif, mais il assure aux peuples qu’il conquiert la conservation de leur entière souveraineté intellective, ce qui fait toute la différence, de même qu’il attribue aux peuples le pouvoir paradoxalement démocratique de disloquer aussi vite qu’ils l’avaient affermi l’idéal qui leur avait été délivré tel un acquis instantané, fondamental et collectif, et ce, au profit d’un paradigme pouvant aller jusqu’au renversement du régime procédant du système politique avec lequel ils exprimeraient la volonté de rompre pour s’établir, ou se rétablir, sur la base de la servitude volontaire. Ne privons aucun personnage du roman civilisationnel de la possibilité de suivre son orientation textuelle. Laissons l’humanité présider aux destins de son institution et, en vue de cela, empêchons-la de chatouiller avec trop d’acharnement le spectre de sa propre destitution. Un minimum de deux, donc trois, c’est-à-dire quatre manières d’envisager les modalités d’une fusion incorruptrice des patrimoines baroques de la culture universelle, me paraîtrait pouvoir fournir une clé de voûte à la transcivilisation viable dont nous n’avons toujours pas achevé d’esquisser le plan architectural du temple mythique. La performativité des systèmes implique une étude poussée, vers l’extérieur mais aussi l’intérieur d’eux-mêmes, débarrassée des derniers tabous qui entravaient leur marche perfectible. Or le souffle d’alternance qu’ils réclament ne laisse pas de place, en chacun d’eux, pour ne serait-ce qu’un soupçon d’altérophobie. Qu’ils plongent et, si nécessaire, n’hésitent pas à fluidifier leur organisation au prix de l’ablation partielle d’organes vitaux et néanmoins reconstructibles, du moins aussi longtemps qu’il en sera encore temps. La Renaissance peut tourner les talons si on la fait attendre.
Le Russoféraptor propose d’accorder la nationalité russe à tous les Uchroniens qui en émettraient le souhait. Dommage que l’Europe ne soit pas une nation. Nous aurions pu riposter.