Il règne, des allées du Congrès aux couloirs du Département d’Etat, un air d’étrange défaite.
Car si le shutdown, cette mise en faillite provisoire du gouvernement américain, appartient au registre classique des figures de la vie parlementaire, celui qui vient de s’achever aura été, non seulement le plus long, mais le plus absurde de l’histoire de l’obstruction représentative aux Etats-Unis.
Donald Trump, pour résumer, veut son mur contre le Mexique.
Des hordes de migrants, prétend-il, menacent d’envahir le Texas et l’Arizona, et il faudrait, à toute force, les arrêter.
Ces «dreamers», ces rêveurs, dont le projet est d’embrasser les valeurs et le credo de l’exceptionnalisme américain, seraient un ennemi géant enjambant le Rio Grande, jouant à saute-mouton avec de piteux douaniers, venant, jusque dans les bras des paisibles fermiers du Middle West, égorger leurs fils et leurs compagnes – et il faudrait, contre eux, une muraille infranchissable que le Congrès ne veut évidemment pas financer.
Que les criailleries trumpiennes soient non seulement factuellement fausses, mais indécentes et ordurières est une évidence pour tous les républicains sensés que je rencontre, ces jours-ci, à New York et Washington.
Que l’Amérique soit suspendue au sort de quelques centaines de pauvres gens du Honduras ou du Salvador transformés en nouveaux Huns est proprement lamentable aux yeux de quiconque conserve ne serait-ce que le souvenir de la tradition d’hospitalité qui a fait rayonner et prospérer l’Amérique.
Et l’on pourrait gloser à l’infini sur le cynisme des idéologues qui, dans l’entourage du président, fourbissent, à coups de tweets et d’apocalypse en direct sur Fox News, une machine à fantasmes dont le résultat est que la plus puissante démocratie du monde doive congédier ses gardiens de parc et ses aiguilleurs du ciel jusqu’à ce que d’interminables conciliabules daignent trancher, dans le secret du Bureau ovale, l’impérieuse question de savoir si ce fameux mur devrait être en béton ou en acier – tout cela, oui, est une farce qui transporte la démocratie en Amérique de l’univers de Tocqueville à celui des Marx Brothers.
Mais ce shutdown dit autre chose de l’état d’avilissement où est tombé, trop souvent, le grand vieux parti qui fut celui de Lincoln, Eisenhower et Ronald Reagan.
Car cette tragi-comédie a lieu au moment même – comment cela ne crève-t-il pas les yeux ? – où Poutine tente d’ébranler, par Salvini, Le Pen ou Orban interposés, les fondations de l’Union européenne ; où Erdogan étrangle doucement ce peuple kurde qui est le plus vaillant et pro-occidental des alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient ; où MBS rêve d’appliquer la méthode Khashoggi aux derniers princes ou dissidents qui lui résistent, non moins qu’à telle frontière en voie de charcutage ; où l’Iran des mollahs fête ses 40 ans d’existence et, de Beyrouth à Damas et Bagdad, rayonne en son croissant chiite ; et où, last but not least, la nouvelle Chine expose candidement au monde ses plans de conquête et commence de les mettre en œuvre avec détermination et calme.
Les Etats-Unis, en d’autres termes, préfèrent consacrer leur attention publique et le travail de leurs fonctionnaires à s’inventer un péril latino plutôt que, les yeux dessillés, comprendre que, partout dans le monde, ils sont joués, dupés, chassés, et deviennent les dindons d’une farce mise en scène par des autocrates à la manœuvre.
Face à de nouveaux empires dont l’horloge politique compte en décennies, voire en siècles, on attendrait un plan ; ou une vision ; ou même, mur pour mur, un barrage contre le Pacifique, un rempart idéologique et financier, une fortification morale qui, avec mortiers, chevrons, alliés choyés et commensaux satisfaits, contiendrait, en mer de Chine, les premiers mouvements d’un impérialisme chinois qui avance à visage découvert ou renforcerait, face à la Russie et à ses velléités de remise au pas de telle démocratie d’Europe centrale ou des rives baltiques, un bon rempart nommé Otan ; au lieu de quoi on nous offre une cosmogonie puérile, basse du front, rengorgée, narcissique, tragiquement à côté de la plaque et dont la généalogie remonte à Goldwater et Lindbergh plutôt qu’à George Marshall, Woodrow Wilson ou John McCain.
En sorte que, si Trump est bien le nom de la bêtise politique aux commandes, si ce tweeter-in-chief est bien un bouffon paresseux dont les calculs ne voient jamais plus loin que le bout de son nez de deal maker court-termiste, il est aussi, avec cette obsession du mur, aussi inconséquent que les bâtisseurs français de la ligne Maginot ; aussi ridicule, aux yeux de l’Histoire, que Xerxès ordonnant à ses marins de fouetter la mer après un naufrage ; aussi peu stratège que ces Romains qui, de mur d’Hadrien en mur de Trajan, se croyaient éternellement à l’abri des invasions.
Le vrai shutdown n’est ni financier ni politique, il est moral.
La paralysie la plus inquiétante, le on and off le plus redoutable, ne sont pas tant ceux du gouvernement que de la pensée stratégique sous le 45e président des Etats-Unis.
C’est une sorte de langueur et de veulerie qui, un jour, laisse mourir les Kurdes et les derniers Syriens libres ; le lendemain, oublie les Ukrainiens ; le surlendemain, offre l’Afrique à Xi Jinging ; et, la semaine d’après, présente des comptes d’apothicaire acrimonieux aux alliés européens du pacte atlantique.
Il n’y a, dans tout cela, qu’un complot : c’est celui, navrant, désespérant, suicidaire, d’une diplomatie qui se saborde ; c’est, une fois encore, et pour parler comme Philip Roth, le complot de l’Amérique contre elle-même.
Les crocs-en-jambe de Messiha sont aussi fanfarons qu’ubuesques. Lévy a, avant même le premier Samedi noir, mis en garde ses compatriotes contre les factions fascistes qui étaient prêtes à occulter leur incompatibilité idéologique pour mieux manipuler la misère grise au service d’un objectif primordial et commun : en finir, une fois pour toutes, avec le régime libéral et social dont s’est doté l’État de droit français. Or, 1) on ne prévient pas ses ennemis naturels quand on les voit se ruer d’eux-mêmes vers un gouffre fatal au bord duquel on rêve de les pousser, puis 2) on ne plaide pas pour un revenu universel européen si le sort des perdants de la globalisation ne nous provoque pas une crise d’urticaire. La politique est là pour relever les défis du réel qui ne sont pas du ressort de la sphère financière. Le système libéral n’est pas davantage notre ennemi que ne le serait un avion que les pilotes auraient déserté. Les progressistes eurent le mérite de tenir les commandes à l’intérieur d’un tourbillon de turbulence dont la violence en aurait fait lâcher plus d’un. Ce n’est pas en faisant exploser la République en vol qu’on lui permettra de sortir indemne d’un orage politique déclencheur de névroses, enclencheur de psychoses. Évidemment, cela mettrait un coup d’arrêt au pic d’angoisse, mais la méthode comporte un inconvénient majeur en ce qu’elle annule toute possibilité de tenter un atterrissage.