Bernard-Henri Lévy est l’un des intellectuels publics français les plus en vue. Philosophe, activiste, réalisateur de films documentaires, il est l’auteur de trente livres aussi concis et affûtés qu’en prise directe avec l’actualité. Traduit par Steven B. Kennedy, son dernier opus, alors que Lévy a atteint les soixante-dix ans depuis peu, résume sa longue carrière de faiseur de ponts entre les mondes, ici le monde ancien et le nouveau, ainsi que nous pouvons désormais les nommer, sans crainte d’exagérer. Ce qui témoigne du fossé béant qui s’est creusé entre ces deux mondes et nous fait de plus en plus douter qu’ils puissent un jour se rejoindre.
Le monde ancien, dont Mr. Lévy a fait sa matière depuis plus de quarante ans, est celui des grands groupes ethniques luttant pour leur auto-détermination en Europe, en Asie et dans le monde arabe. Parmi ces groupes, les nations qui sont parvenues à émerger comme telles, ainsi la Pologne ou le Kosovo, sont des Etats «rationnels» créés par de fortes communautés clairement identifiées, fondant ensemble l’ethnicité, la culture, la génétique et l’héritage vernaculaire. Ce sont pour la plupart de nouvelles nations; la majorité de leurs ressortissants partagent une identité collective dont ils ont hérité. Presque toutes ont connu l’oppression d’une puissance étrangère et, pour nombre d’entre elles, la menace demeure proche. L’Ukraine vit sous la menace de la Russie. Parmi ces nations, celles qui n’ont pu se finaliser comme telles, ainsi les Kurdes ou les Ouighours, sont la proie de régimes despotiques comme l’Iran, la Turquie ou la Chine.
Le monde nouveau, à l’intention duquel Mr. Lévy a toujours écrit ses livres, est l’Amérique et l’Occident démocratique. C’est un monde fait pour l’essentiel d’individus pacifiques oeuvrant à leur autoréalisation ; l’Etat y est conçu comme un acteur rationnel, soucieux du bien-être de ses citoyens. Mais il est en train de vivre une transition radicale. Pris entre des identités nationales inscrites dans la mémoire collective, un individualisme généralisé et confus, et la montée des revendications de groupes marginaux, ce monde connaît une crise psychologique et politique, un trouble qui aspire l’oxygène de tous les efforts pour y remédier, seraient-ils largement partagés.
Cette crise, Mr. Lévy la vit intensément, tant son projet fut toujours de mobiliser les ressources du monde nouveau pour venir en aide à des pans entiers du monde ancien. Citoyen français né dans une Algérie en lutte pour son indépendance, il adopta très tôt cette dualité des deux mondes et il en a usé comme d’un outil conceptuel pour forger sa carrière. Son premier engagement au terme de ses études fut d’aller combattre aux côtés des Bengalais et de contribuer à la construction du nouvel Etat bengalais. Sa première annonce philosophique, La barbarie à visage humain (1977) fut une attaque en règle contre la théorie académique dominante en France, la théorie marxiste, faute qu’elle prenne en compte cette simple réalité : le marxisme appliqué, ainsi que lui-même le découvrit en Extrême Orient, était synonyme non de libération mais d’oppression.
Cette philippique atterrit comme une bombe intellectuelle au beau milieu des orthodoxies académiques les plus sophistiquées d’alors. Toutes les années qui suivirent, Mr. Lévy usa de son prestige qui allait grandissant sur les deux rives de l’Atlantique, pour se faire le parangon d’une intervention occidentale en Bosnie, au Kosovo, en Libye et en Syrie. Il le fit en cultivant un style au brio sans complexe, que ses détracteurs qualifiaient d’autopromotion et de superficialité. Mais aux yeux de ses partisans, le romantisme de Mr. Lévy est plus que justifié par cette ambition quasi cosmique : porter une réalité d’hier sur le seuil de la réalité plus jeune, et cela souvent depuis les lignes de front des endroits les plus dangereux de la terre.
Aujourd’hui, Mr. Lévy affronte le fait que son projet semble avoir échoué. Le monde nouveau – L’Empire, ainsi que s’intitule son livre – n’entend plus avoir affaire en rien avec le monde ancien, se soucie comme d’une guigne des Syriens, des Kurdes ou des Ouighours, ne fait face en rien à ceux que Lévy appelle Les Cinq Rois – les acteurs aussi caricaturaux que terribles que sont la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie et l’islamisme radical sunnite – qui prennent avantage de notre confusion pour persécuter les peuples et limiter notre allonge. En apparence, Mr. Lévy répond à cet échec de la façon que s’y attendent ceux qui depuis toujours lisent des livres : en convoquant ces grands esprits qui ont nourri son romantisme, les classiques grecs, Virgile, Voltaire, Husserl et Sartre, et il se fait le champion du réarmement en profondeur de l’âme de l’Occident.
Mais ce qui frappe le plus dans ces 250 pages d’une prose continûment saisissante, venue du fond du cœur, c’est le doute, et même le désespoir, que cet homme, par ailleurs si assuré de lui-même, a la franchise d’afficher. Parfois le désespoir est trop brut, le lecteur a le sentiment que l’auteur use de la langue pour échapper à ses émotions : «l’idée de l’Occident», dit-il «est hâve, quelconque et stérile, elle a commencé de fondre sous le soleil comme une méduse échouée sur le rivage.» Ailleurs, il est moins châtié, plus simple, plus affirmé mais ce qu’il dit est à fendre le cœur : notre héritage se résume désormais à «l’empire du rien, un Occident qui ne sait plus qui il est, ce qu’il veut et qui, n’en sachant plus rien, risque de démoraliser ceux qui croient encore en lui.»
Il retourne à ses propres mots sur la fragilité de la civilisation, dans La barbarie à visage humain – le désert croit –, décide que «nous ne savons pas toujours ce que nous disons au moment où nous le disons» parce que, quarante ans plus tard, le désert croît plus vite qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Il s’interroge s’il n’a pas dépassé cette phase de son existence où l’on est trop occupé à jouer sa partition dans le grand orchestre de l’humanité, pour pouvoir «entendre le son que l’on produit soi-même.» A-t-il été induit en erreur dans le passé, est-ce seulement aujourd’hui qu’il voit le triste état des choses ? Il espère mollement qu’une Chine en expansion ne réalisera pas «tout ce dont elle est capable» et qu’elle n’épellera pas «la fin du monde d’hier.» Mais tout ce qu’il peut recommander est ceci : Ne désespérez pas, parce que quiconque a cru que l’Histoire est un déterminisme, en quelque sens que ce soit, a toujours eu tort.
C’est un livre courageux, d’un auteur parlant depuis ses propres constructions mentales et qui admet qu’elles puissent ne plus suffire. C’est aussi un livre qui, pour quelqu’un qui comme moi le connaît lui et son style depuis 42 ans, fait désirer une suite. Mais j’aimerais une autre sorte de livre : écrit non pas par le philosophe romantique qu’il est mais par un Lévy voyageur, qui se ferait diariste et chroniqueur à la fois. Un livre écrit par ce Mr. Lévy qui nous parle de façon catégorique et non-philosophique de la vie des peuples qu’il a rencontrés à Sarajevo et Damas, Dacca et Kirkouk, tout au long de sa route.
J’espère ce livre au futur, pour une raison simple. Le monde qui vient peut être repoussant, mais nous continuons de lire et, tant que des individus se colletant avec les périls de l’individualité ne se laisseront pas sermonner d’en haut, ils voudront être atteints. Dans les affres de nos propres confusions atomisées, nous avons besoin de la voix de cet aventurier venu d’ailleurs, parlant des simples, aveuglantes réalités que nous avons écartées de notre vue. Les peuples luttant contre leurs propres aliénations peuvent-ils porter leur regard au-delà d’eux-mêmes sur les souffrances d’autrui ? Je l’ignore. Mais si nous espérons nous y essayer, nous avons besoin de la voix de Mr. Lévy, une voix claire, déconstruite, libre, réelle, pour nous y aider.
Martin Peretz
(Traduit de l’américain par Gilles Hertzog)
Les musulmans de France ne cautionnent pas la République violée comme prélude nécessaire à une République voilée. N’aidons pas leurs caïds à suspendre momentanément la loi mafieuse afin de mieux les assigner à empaqueter des libertés dont ils ont toujours redouté le fait que leur individuation procédât d’une forme irréfragable de l’universalité. L’invasion par le religieux de ce substrat sociétal neutre destiné à renforcer, sinon à forger un ethos culturel auquel puissent s’abreuver les citoyens d’une nation cosmopolite vouée à transcender les divergences de vue d’ensemble de ses composantes lourdes, ce sabotage caractérisé de tout ce qui ressemble de près ou de loin aux fondations d’un temple laïque que nous ne sommes jamais parvenus à établir qu’au revers d’une épure, cette faillite de la volonté humaniste est la sinistre conséquence d’une soumission de la foi éclairée aux destinées capricieuses d’un gang de théocrates en déroute. Les âmes hybrides de notre avenir métisse ne s’y tromperont pas.
3, il est des morts dont on ne voudrait surtout pas interrompre le séjour caliente. 2, une enseigne de distribution d’articles de sport est un lieu profane impropre au merchandising cultuel. 1, une caresse peut parfois s’avérer plus désarmante qu’une claque.
1, Buzyn et Belloubet se mangent un coup de pied au valsseur pour zéro de conduite. 2, Belloubet taxe rétrospectivement Badinter XX d’hystérisation. 3, Ramadan intente un procès à ses accusatrices.
Il est indéniable que la France n’est plus aujourd’hui dans l’état déplorable où nous l’avaient laissée les grands serviteurs de l’État gobiniste, jusqu’à ce (leur propre) mort s’ensuive. Elle ne l’est plus, grâce notamment au combat acharné que surent mener ses consciences vives contre leurs propres démons coloniaux et métropolitains. Profitant d’un sevrage rudoyant aux faux airs de famine, l’idéologie islamiste ne pouvait donc qu’être accueillie comme du pain béni par une Pétainie que le procès d’un siècle finissant avait considérablement secouée. Ayant eu le malheur de coïncider avec le crépuscule d’un millénaire, le contre-chant des contre-partisans préférerait mettre ses affaires en ordre avant qu’une potentielle Apocalypse ne l’envoyât au gnouf cosmique. Le nouvel antisémitisme a ainsi libéré la parole chasseresse de l’après-Shoah ; ceci n’est pas une allusion aux traqueurs de nazis mais, de toute évidence, aux éleveurs de boucs, émissaires s’entend. Hélas pour eux, nous ne sommes pas bien élevés. Peu nous chaut qu’Alain Soral ou Dieudonné M’Bala M’Bala se présentent sous une étiquette national-socialiste de gauche ou national-socialiste de droite, dès lors qu’ils ratissent large, du fait qu’ils cautionnent les xylographes d’Épinal qui eurent la gentillesse de bien vouloir décalquer leur double souffrottement. Qu’ils soient sémites ou antisémites, les antijuifs ont la possibilité de se réconcilier après qu’ils se furent mutuellement massacrés, violés, persécutés
jusqu’à plus soif selon les rites immémoriaux d’une rôtissoire totémique ; ils fraternisent alors autour du contre-transfert dont ils se reconnaissent réciproquement participer du délirant et convergent objet. L’absurdité atteint ici son comble, quand les protagonistes de cette fumiste réconciliation égalitaire sont prêts à fusionner leurs efforts de guerre dans le dessein d’éliminer ce qui demeure en soi l’ultime obstacle au réenclenchement de leur affrontement historique. En ce qui concerne les attributs neufs dont se pare l’antisémitisme djihado-compatible, nous eûmes plusieurs fois l’occasion de rappeler à nos concitoyens de quelle façon l’équivalence entre Maguèn David et Svastika pouvait déjà, vers la fin des années 1980, graver son hypothèse, sinon dans les esprits, du moins sur la porte automatique du parking collectif d’une banlieue chic ou les bornes de voirie d’un quartier populaire de Paris. Nous ne découvrons pas l’acrobatie spectaculaire que sut réaliser l’antisémitisme contemporain en travestissant l’idéologie hitlérienne sous les traits attirants d’un antinazisme de seconde main. Or ce grand subterfuge est moins incohérent qu’il n’y paraît, si l’on prend en considération la nature spécifique d’une insoutenable congruence que la politique eugéniste officielle du Troisième Reich pensait avoir circonscrite en examinant son objet de fascination sous toutes les coutures : cette peste juive dont les nazis avaient promis à l’espèce humaine qu’ils l’anéantiraient jusqu’au dernier bacille ; ne représentait-elle pas, de leur point de vue, quelque chose comme le mal radical ? et sous d’autres cieux, que l’on qualifiera d’onusiens, le choix d’un symbole voué à représenter cette parfaite incarnation du mal — les Juifs — n’aurait-il pas toute chance de se porter sur une indétrônable croix gammée ?
Mes manifestations de soutien à Alain Finkielkraut sont telles que le philosophe décrit les violences antisionistes dont il fit l’objet lors du quatorzième acte : bien antérieures au mouvement des Gilets jaunes. Aussi, je ne mêlerai pas ma voix à une condamnation du bout des lèvres ou parlant la bouche pleine, bonne conscience à bas coût de la France du milieu dont l’unanimité n’abuserait qu’elle-même. Le NION (Not In Our Name) ne peut ni ne doit servir d’alibi aux barghoutistes et autres fachisateurs fascistes qui n’ont pas leur pareil pour transformer un sursaut de dignité en soap opera. À ce titre, les haineuses projections de soi se résolvant par un « Retourne à Tel Aviv ! » que l’on vit frétiller de la queue parmi la pluie de tomates racistes jetées sur le rire jaune de l’être indiscutablement mortel dudit Juif éternel, ne sont pas dissociables d’une reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale une et indivisible de l’État juif, laquelle colonie de peuplement des pensées indigestes propres à l’indigénisme antirépublicain, semble s’être parfaitement intégrée au sein d’un cirque de puces qui ne s’est pas implanté tout seul dans l’imaginaire des éponges soraliennes.