Etranger parmi les vifs est un livre qui réclame qu’on lui donne du temps. C’est ce qui fait que ce livre est vraiment un livre.

Pascal Bacqué est un crypteur, et pas seulement un scripteur. Autrement dit, c’est un poète, et pas seulement un romancier.

Dans un univers oppressant, un auteur ne peut guère faire autrement que de recourir à un cryptage pour échapper à la censure qui s’associe nécessairement à l’oppression. Mais aujourd’hui, en France, la liberté de penser, la liberté d’opinion, la liberté de presse sont reconnues par la loi et les autorités qui se chargent de la faire respecter. Pour quelle raison un auteur devrait-il recourir à un cryptage ?

Parce qu’hélas il existe d’autres autorités – celles qui dépendent de ce que Pascal Bacqué appelle la «tourbière» –, des autorités écrasantes, accablantes, aveuglantes, dont chacun ressent la terreur, et auxquelles on ne peut échapper qu’en sollicitant le même instrument qu’un aveugle : un «bâton».

Mais qu’est-ce exactement que la tourbière ? Qu’est-ce exactement que le bâton ? Pascal Bacqué ne peut pas le dire en recourant à une langue usuelle. Il lui faut inventer une langue pour en parler.

C’est quoi, un poète ? Sinon, quelqu’un qui ressent précisément le besoin d’une telle invention. Elle établit une relation tout à fait particulière avec un lecteur, lequel n’est pas seulement appelé à lire, mais à déchiffrer, c’est-à-dire à étudier par la force des choses une langue étrangère, laquelle renvoie à une vision tout aussi étrangère.

Pascal Bacqué plonge volontairement ses lecteurs dans l’obscurité, condition indispensable pour partager avec eux le même instrument pour se guider. Sa langue peut être d’une violence stupéfiante sans en avoir l’air. Elle peut être drôle. Elle peut être mélancolique. Elle est toujours généreuse. On le découvre peu à peu, à tâtons, dans un univers où l’on se sent aussi étranger que lui, mais avec lui.

L’histoire que raconte ce livre, c’est justement notre histoire. Car les poètes aussi écrivent l’histoire, car les poètes aussi s’intéressent aux événements, car les poètes aussi se préoccupent de ce qui fait l’humanité et la déshumanité. Seulement les poètes laissent apparaître des choses qui échappent à l’attention des historiens classiques.

L’intrigue d’Etranger parmi les vifs implique un foisonnement de récits entrelacés polyphoniquement pour composer une sorte d’opéra. Le plaisir que l’on éprouve à lire un tel livre tient à l’effort intellectuel qu’il exige autant qu’à sa valeur musicale, purement poétique, qui agit sur soi par fulgurance au moment où on s’y attend le moins.

Second volume d’une œuvre monumentale – La Guerre de la terre et des hommes –, Etranger parmi les vifs peut être lu par un lecteur qui n’a pas forcément lu le premier volume, du moins si j’en juge par ma propre expérience.

On en ressort avec l’impression d’avoir découvert quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre, quelque chose de nouveau sans néomanie pour autant, quelque chose qui n’est nouveau que parce qu’il opère une véritable création.


Etranger parmi les vifs – La guerre de la terre et des hommes volume 2, de Pascal Bacqué, une co-édition de Massot éditions et Sophie Wiesenfeld éditions.

ISBN B07MWYBTT9, sortie le 7 février 2019.