Mariquita
Bizarrement, à la suite de mon livre sur Proust, on m’a proposé de donner une conférence à la société des amis de… Balzac. Mais est-ce si bizarre ? Non. Proust est né sous la Troisième République dans le quartier où habitait Balzac sous Louis-Philippe.
Hélas ! il ne reste plus rien de la maison de Proust rue La Fontaine. Néanmoins, dans son prolongement, la rue Raynouard où se situe la maison de Balzac (le siège actuel de la société de ses amis) rappelle tout de même quelque chose de proustien. Sa vue en surplomb sur l’ancienne clinique du docteur Blanche conserve la mémoire d’un paysage que Proust observait jadis.
Elisabeth de Clermont-Tonnerre (l’un des modèles de Gilberte) habitait la maison voisine, aujourd’hui disparue. Accrochés à la colline de Chaillot, l’hôtel de Clermont-Tonnerre, aussi bien que l’ancienne maison de Balzac, disposaient de fenêtres d’où l’on pouvait observer ce qui passait en contrebas dans la clinique, laquelle occupait une position comparable à celle du moulin de Montjouvain dans la Recherche – précisément le moulin où se déroule la fameuse scène entre Mlle Vinteuil et son amie.
Proust associait ce paysage à la découverte de l’homosexualité, sans doute à cause de la présence de la duchesse de Clermont-Tonnerre, une Gomorrhéenne remarquable rue Raynouard, sans doute aussi à cause de la présence de Balzac, un Sodomite bien plus remarquable encore, selon Proust.
En 1930, la duchesse (qui écrivait alors ses souvenirs sur Proust) s’arrangea probablement pour faire donner le nom de son auteur favori à l’avenue que la municipalité de Paris aménageait devant l’ancienne clinique (acquise par le gouvernement turc afin d’y installer sa nouvelle ambassade) si bien que les fenêtres de la maison de Balzac donnent aujourd’hui sur l’avenue Marcel-Proust, comme si cela allait de soi.
Balzac n’est pas seulement un Sodomite, il a surtout fondé une certaine forme de littérature homosexuelle, pour Proust. Mais qu’est-ce que la littérature homosexuelle ?
L’ancienne, la libertine, la moderne
L’amour d’Achille pour Patrocle prend déjà un caractère homosexuel dans L’Iliade. Un caractère également présent dans la Bible, à travers David et Jonathan, liés par «un amour plus merveilleux que l’amour des femmes». C’est un thème récurrent dans la littérature antique, que l’on retrouvera dans la littérature médiévale et dans la littérature de la Renaissance. Montaigne, par exemple, rend un hommage d’une extrême ferveur amoureuse à son ami, Etienne de la Béotie.
Cette littérature n’est pas pour autant assimilable à la littérature homosexuelle moderne. Pourquoi ? Parce que l’ancienne ne célèbre que l’amour spirituel entre hommes, sans faire allusion à l’amour charnel.
À partir du XVIe siècle, les promoteurs de la Réforme commencent à se méfier de cette littérature. Les protestants instituent de nouvelles normes sociales, bien plus puritaines. La nécessité de se marier, de fonder une famille, d’avoir des enfants, devient un impératif majeur dans les Etats réformés. Le célibat y est très mal vu. L’idée d’exalter l’amour entre hommes, même d’une manière purement platonique, cette idée n’est plus acceptable moralement, non seulement dans les pays protestants, mais bientôt aussi en France, si bien que cette littérature disparaît presque complètement en Europe du Nord au cours du XVIIIe siècle.
Il s’est formé parallèlement un autre genre de littérature, un genre tout à fait opposé, la littérature grivoise, satirique et érotique.
Cette littérature, très florissante sous l’Antiquité, a été évidemment bannie par l’Eglise. Il en reste tout de même quelques exemples, notamment les fragments du Satyricon de Pétrone. Elle va réapparaître à la fin du Moyen Âge et se développer sous la Renaissance. Elle engendrera la littérature libertine.
Même si elle aborde souvent l’homosexualité, cette littérature n’est pas, non plus, assimilable à la littérature homosexuelle moderne. Pourquoi ? Parce que, généralement, les libertins ne se soucient que d’amour physique, en laissant de côté les sentiments.
Ce genre de textes ne circulaient que sous le manteau dans les pays protestants. Et, au début du XIXe siècle, ils faisaient également l’objet d’une censure drastique en France. Le Nouveau Régime ne tolérait plus ce que l’on tolérait sous l’Ancien Régime.
Subsistait tout de même un paradoxe en France. La sodomie, en tant que telle, n’était pas sanctionnée par la loi, contrairement à ce qui passait en Allemagne et en Grande-Bretagne. Depuis 1791, l’homosexualité était admise légalement en France, à condition encore que les homosexuels n’aient de rapports qu’en privé. L’espace public leur était interdit sous peine d’être poursuivis pour outrage aux mœurs. Toute allusion aux rapports entre personnes du même sexe était proscrite par la censure.
En réalité, la France ne se distinguait guère de l’Allemagne ou la Grande-Bretagne dans ce domaine. À Paris, aussi bien qu’à Londres ou qu’à Berlin, les homosexuels ne pouvaient vivre que dans la clandestinité, sans la moindre expression publique. Seulement les Français restaient plus tolérants.
En 1830, la censure acceptait de faire paraître les Mémoires du duc de Saint-Simon, écrits au siècle précédent et restés inédits jusque-là. Le public découvrait ainsi les homosexuels les plus célèbres de l’histoire de France. Saint-Simon n’hésitait pas à les dénoncer comme à la barre d’un tribunal et à livrer les détails les plus scabreux.
Dans ce cas de figure, lorsqu’un auteur condamnait moralement l’homosexualité, la censure en France consentait à ce que son ouvrage soit publié.
La culpabilité
Balzac profitait de cette ouverture. Il faisait paraître Sarrasine en 1831, l’histoire d’un castrat habillé habituellement en femme, à l’origine de la fortune d’une famille de banquiers. Une histoire que Balzac réprouvait sur le plan moral : «Paris est une terre bien hospitalière ; il accueille tout, et les fortunes honteuses, et les fortunes ensanglantées. Le crime et l’infamie y ont droit d’asile ; la vertu seule y est sans autels», déplorait-il.
Balzac se référait à Jean-Jacques Rousseau. L’individu est originellement innocent, selon Rousseau. Mais la société, elle, est corrompue. Et elle conduit les individus aux pires excès. Un thème que Balzac ne cessera de développer, sans risquer des ennuis avec la censure, puisqu’il adoptait un point de vue acceptable par les censeurs.
Balzac récidivait en 1835 en publiant La Fille aux yeux d’or : l’histoire d’une jeune fille, Paquita Valdès, féminine en apparence, mais profondément masculine, dotée du même regard qu’un tigre, et soumise elle-même à la marquise de San-Réal, une lesbienne d’une jalousie terrible, avec la même féminité d’apparence, et la même masculinité en profondeur.
Paquita s’éprend d’Henri de Marsay, le demi-frère de la marquise, un jeune homme qui lui ressemble comme un jumeau, mais un jumeau inversé en quelque sorte.
Balzac signale qu’Henri consacre deux heures et demie chaque jour à sa toilette. Il s’agit manifestement d’un jeune homme efféminé. Ce qui ne l’empêche pas de se laisser séduire par Paquita. Mais elle ne consentira de se donner à lui qu’à condition qu’il accepte de se vêtir en femme.
Voilà où Balzac veut en venir. Ce travestissement, c’est une manière de mettre en jeu l’homosexualité de son héros, une homosexualité dont Henri a plus ou moins conscience, mais qui lui est insupportable, comme à la plupart des homosexuels de son temps.
Paquita est si forte que, dans un élan amoureux, elle soulève Henri comme une poupée en s’écriant : «Oh ! Mariquita !»
«Mariquita ! cria le jeune homme en rugissant, je sais maintenant tout ce dont je voulais encore douter.»
«Mariquita !», cette expression fait l’effet d’une bombe sur Henri. Fou de rage, il essaie d’assassiner Paquita. Pourquoi ? Parce que «Mariquita», ça veut dire précisément «homosexuel» en espagnol. L’équivalent de «tante» ou de «folle». Là encore, c’est une manière pour Balzac de révéler l’homosexualité de son héros. Une manière aussi de suggérer que son héros en prend pleinement conscience à ce moment-là, horrifié par la vérité qui se révèle à lui.
«Mariquita», ce n’est évidemment pas une expression courante en français. La plupart des lecteurs de La Fille aux yeux d’or ignorent ce que ça signifie. Ils l’ignoraient à l’époque où la nouvelle a été publiée. Ils l’ignorent encore aujourd’hui.
Balzac, ici, ne s’adresse qu’à un petit nombre de lecteurs, capables de deviner le sens de «Mariquita» et de comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire.
Ainsi on peut lire La Fille aux yeux d’or de deux façons différentes : d’abord, comme un roman d’aventures imprégné de fantastique, avec des personnages soumis aux passions les plus ardentes, mais sans entrevoir pour autant qu’Henri est homosexuel.
Et on peut lire aussi La Fille aux yeux d’or comme un roman psychologique où il s’agit d’éprouver ce qu’éprouve un jeune homme comme Henri quand il découvre son homosexualité, avec un sentiment de culpabilité horrible et le désir de nier son attirance pour les hommes.
C’est la première fois qu’un tel sentiment apparaît en littérature. Il ne se confond pas avec le sentiment du péché. Henri est un matérialiste. Il ne se préoccupe nullement du salut de son âme. Il se situe dans un univers profane où il n’est plus question de religion. Si la prise de conscience de son homosexualité le terrorise, c’est qu’elle est catastrophique sur le plan social.
Il s’était créé à Paris une police spécialisée dans la répression des homosexuels : la «brigade des mœurs», chargée également de réprimer la prostitution, qu’elle soit masculine ou féminine.
La police employait ce qu’on appelait des «truqueurs» pour coincer les homosexuels ; le trucage consistant à établir un rapport complice afin de les repérer et de les hameçonner.
Les homosexuels vivaient sous la menace permanente d’une condamnation pour outrage aux mœurs, avec pour conséquence un scandale épouvantable.
Lord Castlereagh, le ministre anglais des Affaires étrangères, harcelé par un maître-chanteur qui le menaçait de révéler son goût pour les hommes, s’était suicidé en 1822. Ce genre d’affaires se multipliaient dans toute l’Europe. Aujourd’hui encore le taux de suicide chez les homosexuels est quatre fois élevé que dans le reste de la population.
Le suicide
Raphaël de Valentin, le héros de La Peau de chagrin, ressemble beaucoup à Henri de Marsay. C’est un dandy doté de la même sorte d’efféminement. Sauf que, à la différence d’Henri, Raphaël n’est pas riche quand il apparaît dans le roman. Au contraire, il appartient à une famille ruinée, ce qui le décide à se suicider. Cependant, pour prendre une décision pareille, il faut que d’autres motifs entrent en jeu.
Raphaël, au bord du suicide, rencontre le diable. Mais justement le diable, c’est l’idée même du suicide. C’est cette idée qui conduit Raphaël à concevoir qu’il dispose d’une peau de chagrin, c’est-à-dire d’un talisman capable d’exaucer tous ses désirs, à l’exception d’un seul : le désir essentiel, le désir de vivre indéfiniment.
Ce que la peau de chagrin lui laisse éprouver, en rétrécissant à chaque fois qu’un désir est exaucé, c’est précisément la peur de mourir.
S’il se contentait de faire fortune, Raphaël pourrait prolonger sa vie indéfiniment. Hélas ! il ne peut s’empêcher de formuler des désirs, si bien que la peau de chagrin finira inévitablement par disparaître, ce qui signifie la mort pour Raphaël.
Là encore, on peut lire La Peau de chagrin de deux manières différentes : comme un conte fantastique ou comme un roman psychologique.
L’angoisse qu’éprouve Raphaël, beaucoup d’homosexuels l’éprouvaient alors. Ils faisaient tout leur possible pour refouler leurs désirs, mais ils n’y parvenaient pas. Ils allaient draguer dans des endroits dangereux.
Le marquis de Custine, un ami de Balzac, s’était fait casser la figure dans ce genre d’endroits. Tout le monde avait fini par apprendre pourquoi il s’était fait agresser. Il se déshonorait. Il ne pouvait plus rester en France. Il avait dû s’exiler en Russie durant des années.
Des homosexuels ressentaient encore la crainte de la damnation éternelle, mais maintenant ils étaient déjà bien plus nombreux à redouter de provoquer le même genre de scandale et de perdre leur position sociale, tout cela parce qu’ils n’arrivaient pas à maîtriser leurs désirs.
C’est un thème principal de La Peau de chagrin : l’impossibilité de parvenir à refouler un désir. Un thème qui s’apparente au thème chrétien de la tentation diabolique, mais qui en diffère tout de même beaucoup, dans la mesure où il est vécu dans un univers totalement profane.
«Il existe beaucoup d’hommes qui ne se sont pas souciés de l’idée d’un autre monde, mais nous croyons qu’il n’y a jamais eu d’homme aussi détaché de cette idée que Balzac», notait Henry James.
Ce qui accablait les homosexuels – la honte, le remord, la culpabilité… –, tout cela ne dépendait plus forcément de la religion, mais de l’ordre social lui-même, tel qu’il se concevait au XIXe siècle, dans un monde devenu matérialiste.
A suite…