Ces petits morceaux de carton que nous manipulons depuis l’enfance, et sur lesquels, bien souvent, nous avons appris à compter. Cet as de pique qui parcourt les planches de Lucky Luke, comme un mauvais présage. Cette dame de trèfle mystérieusement prénommée Argine. Ces rois David, Charles, César et Alexandre ; ces valets Hector, Hogier, Lahire et Lancelot. Et ces lames de tarot, la maison Dieu, l’Etoile, la Tempérance… et le Pendu ! et la Mort ! – qui, nous le savions dès avant de l’apprendre, ne symbolise pas la mort, ce serait trop simple, mais le changement brutal. Ces petits morceaux de carton, donc, dont notre vie est pleine, et pas seulement notre vie quotidienne, mais également nos souvenirs de films, de livres, de visites de musées… Le Tricheur à l’as de carreau de Georges de la Tour, La Dame de Pique de Pouchkine, la partie de bridge de Sunset Boulevard… Ces petits morceaux de carton ont une histoire.
Une histoire graphique et voyageuse, signifiante et symbolique. Plus que les dés ou les dominos, apparus bien avant elles, les cartes à jouer ne servent pas qu’à jouer. Elles sont une représentation du monde, ou la représentation d’un monde, selon que l’on se place en synchronie ou en diachronie. L’ouvrage splendide que proposent conjointement les éditions Gallimard et les éditions de la BNF, sous la direction de Jude Talbot, permet à l’amateur de jeux comme au féru d’histoire d’envisager les jeux de cartes comme autre chose qu’un simple jeu. Apparues en Europe dans la seconde moitié du XIVème siècle, en Italie et en Catalogne, les cartes à jouer ont sans doute fait leur apparition en Chine deux siècles plus tôt. C’est l’invention de l’imprimerie qui décidera de leur plus large diffusion. L’un des centres européens de la carterie est Lyon – ville qui est un des cœurs de l’imprimerie au XVIème siècle, et où se joue en partie le destin tragique d’Etienne Dolet, l’éditeur de Rabelais et de Marot. A partir du XVIème siècle, la popularité croissante des jeux de cartes incite à l’impôt : «En France, Henri III édicte le 21 janvier 1581 une ordonnance défendant d’exporter hors du royaume “aucunes sortes de papiers, cartes et tarots […] sinon en payant le droict de traicte”» (p.42). Signe infaillible que les jeux de cartes sont une espèce de «trésor» commercial, qui ne doit pas échapper au trésor public, ou royal, en l’occurrence.
Le livre Fabuleuses cartes à jouer est un état des lieux historique, largement documenté et illustré. Un livre de référence. Jude Talbot, à qui a été confiée la direction de l’ouvrage, est le spécialiste des cartes à jouer au sein de la BNF, qui abrite une collection exceptionnelle, l’une des plus belles au monde, du monde des «playing cards». On y apprendra que les «couleurs» – cœur, carreau, pique, trèfle – sont en fait des «enseignes» et que sous la Révolution française les rois disparaissent, remplacés par des «égalités». Les reines deviennent «libertés» et les valets «génies». Sous le boulangisme est édité un jeu de cartes patriotiques, qui conduit le président Carnot à prendre un décret officiel obligeant les cartiers à faire valider leurs figures avant de les imprimer et les diffuser. Aux Etats-Unis, à la veille de la seconde guerre mondiale, le cœur est rouge et symbolise les communistes et les fascistes , le trèfle vert pour les républicains et les socialistes, le carreau jaune pour les monarchistes, le pique bleu pour les athées et les croyants. Bien entendu, les artistes se sont emparés de ces petits bouts de carton – Dali, Dubuffet – et donnent leur propre version de ces jeux populaires.
Fabuleuses cartes à jouer est un ouvrage à lire et à regarder. Magnifiquement mis en page, il tire son intérêt autant des illustrations que des textes. Après avoir refermé ce livre, lorsque nous tiendrons en éventail les cartes dans nos mains pour une partie de belote, de rami ou de bridge, nous ne regarderons plus ces enseignes et ces figures de la même manière. Nous connaîtrons leur histoire et leurs voyages, elles nous seront encore plus familières.
Je lis gratuitement à amis et relations LE TAROT DE MARSEILLE. Très bien votre article, ça va réveiller des vocations. Bravo.