Chaque année, c’est un peu le même refrain. La rentrée littéraire joue sur la dualité, pose des frontières, se partage entre expression de soi et récit des autres, pareille à une plongée dans deux infinis au silence effrayant : l’égo et le vaste monde. La cuvée 2018 ne déroge pas à la règle. Adrien Bosc, dont nous avions déjà dit ici le plus grand bien au moment de la publication de Constellation, son premier roman, appartient à la seconde engeance d’écrivain. Il raconte l’ailleurs, le passé, les grandes heures. Ses héros à lui, des hommes et des femmes moins médiocres que notre époque. Plume précise, quasi mécontemporaine en un sens, Bosc trace ainsi un sillon. Peu de dire qu’il constitue à ce jour l’une des plus belles promesses de la littérature française de ce début de siècle. Comme éditeur et comme auteur, il est surdoué (jolie performance : les cumulards émérites sont rares dans le métier…) Bosc signe en cette rentrée son grand retour avec un nouveau roman, Capitaine. Une œuvre dense, écrite comme un quasi carnet de bord, qui permet à son auteur de retracer l’itinéraire d’une communauté d’esprits éclairés quittant dans la hâte la France de Vichy. Nous sommes alors le 24 mars 1941. Le navire le Capitaine-Paul-Lemerle abandonne le port de Marseille. A son bord, l’image nette de ce que le régime de Pétain abhorre : des immigrés de l’Est, des républicains espagnols en exil, beaucoup de juifs, quelques apatrides, des artistes décadents, des savants et des familles bourgeoises, une joyeuse troupe de cosmopolites et d’hommes d’affaires. Destination(s) ? Pointe-à-Pitre d’abord. Puis New York pour certains, ou bien la République Dominicaine, voire le Mexique. Ce que la bonne fortune offrira… Tout au long du roman, on croise des personnages hauts en couleurs semblables à des figures de proue. Le surréaliste André Breton ; le jeune et déjà brillant Claude Lévi-Strauss ; l’écrivaine allemande Anna Seghers ; le peintre cubain Wifredo Lam ou encore le révolutionnaire Victor Serge. Autant de trajectoires mythiques se rejoignant «l’instant d’un péril».
L’auteur explique :
«La règle que je m’impose, c’est de ne pas travestir la réalité mais de la rendre vivante. D’où un important travail préparatoire, une accumulation folle de documents, des recoupements, pour tenter de s’approcher au plus près d’une forme de vérité. Je me suis servi de récits de voyageurs eux-mêmes, je me suis rendu aux Archives départementales de Martinique… Ces archives palpitent parfois de vie. Je n’irai pas travestir, mentir sur ce qui s’est passé et modifier le destin des personnes. C’est aussi une question morale, on ne fait pas ce qu’on veut avec les morts.»
Au total, trois années de recherche seront nécessaires à l’écriture de Capitaine. On y croise des scènes puissantes, Claude Lévi-Strauss et André Breton débattant tels deux thésards sur le pont d’un bateau tout juste capable de résister à la puissance des flots, Victor Serge en romantique tentant de faire bonne figure, Anna Seghers dévastée d’avoir oublié le manuscrit de sa Septième Croix.
«L’instant de son péril, explique Bosc, est lorsqu’elle se rend compte que l’ensemble des copies de son livre a peut-être disparu. Derrière son histoire, c’est aussi celle des exilés allemands, intellectuels ou écrivains, traqués, internés dans les camps du Vernet ou des Milles, «livrés sur demande» selon les nouvelles lois en vigueur, mais aussi la quête impossible des visas, d’ambassade en consulat, de compagnie maritime en association clandestine…»
Il ressort de Capitaine une curieuse impression de moiteur tropicale. Et cette idée, finalement très zwegienne, que l’Europe, si elle se perd, pourrait se rebâtir aux Amériques… Une croyance aussitôt contredite par l’actualité. C’est étrange mais l’arrivée au pouvoir Jair Bolsonaro au Brésil vient, une fois de plus, chasser de nos esprits cette option rassurante, presque consolante. Puisque Capitaine n’est que littéraire, il pose immanquablement mille questions politiques ! Hier comme aujourd’hui, l’interrogation reste la même : où fuir si la réaction l’emporte partout ? Voilà que l’on s’imagine soi-même à bord du Capitaine-Paul-Lemerle en lisant Bosc…
Il est incontestable que Philippe Pétain — que ses os soient broyés! — ait été l’un des plus illustres personnages de l’histoire de France et, disons-le, un exemple, du moins pour ceux qui se seront blottis sous son aile compatissante les yeux fermés, jusqu’à sa mort et par-delà. Nous n’en oublierons rien. Ni le mal, ni le bien qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître aux spectrophobes ou autres spectrophiles, en fut le principal véhicule. L’hommage qui, ce samedi, sera rendu aux maréchaux de la Grande Guerre par notre République gaullienne, clôturant quatre années de commémorations d’une matrice mortifère qui nous hantait depuis cent ans, aura au moins le mérite de ne pas cacher notre honneur en poussière sous le tapis de la réconciliation nationale. Qu’il ne nous ménage pas!