Les catalogues d’expositions sont une catégorie à part de l’édition de livres d’art. Leur contenu est plus ou moins conditionné par les œuvres présentées au public lors de l’exposition proprement dite – on peut déborder, mais pas trop, sinon le spectateur sera frustré de ne pas avoir pu voir «en vrai» telle ou telle œuvre – et la ligne conductrice des articles suit la ligne voulue par le commissaire, qui en général est le maître d’œuvre dudit catalogue. Un catalogue d’exposition, donc, est le reflet d’un choix et d’une mise en perspective, ce qui n’a que peu à voir avec la monographie.

La Fondation Louis Vuitton propose du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019 une exposition Basquiat, couplée à une exposition Egon Schiele. Ces deux artistes, morts avant la trentaine, partagent une fougue colérique qui s’exprime, à presque un siècle de distance, selon la rigueur du trait. Deux catalogues, cependant, sont proposés, indépendants l’un de l’autre. Regardons de plus près celui consacré à Basquiat.

Un catalogue d’exposition, c’est lourd. Ce n’est pas un ouvrage que l’on trimballe dans son sac pour le feuilleter dans le métro, ou que l’on emmène sur le lieu de l’expo pour vérifier telle ou telle chose. Un catalogue d’exposition, d’ailleurs, s’achète en général après la visite, comme un souvenir d’éblouissement. Ce que l’on vient de voir, on veut le conserver. Pouvoir le revoir. Seul, chez soi. Le catalogue d’expo est souvent la preuve tangible que oui, on y était, on a vu ces chefs-d’œuvre «en vrai». Mais… il existe une autre catégorie de lecteurs de catalogues, catégorie dont je fais partie. Ceux qui, malignement, dévorent le catalogue avant de voir les œuvres en vrai. Ceux qui, anticipant sur l’éblouissement de la confrontation aux œuvres réelles mises en scène et espace, préfèrent, en amont, savoir de quoi il retourne. Ces excentriques-là – ils sont peu nombreux, me semble-t-il, excentrés, donc – ne considèrent pas le catalogue de l’expo comme un souvenir, mais comme une promesse. Ces excentriques-là décèlent dès la mise en page du catalogue, le choix exhaustif ou non des illustrations, la qualité des textes de fond ou d’accompagnement, si le déplacement vaut le coup, ou non.

Prenons, donc, le cas de l’expo Basquiat. Le catalogue co-édité par Gallimard et la FLV est une pure merveille. Une merveille de composition, tout d’abord. L’usage de la police de caractère Replica, dès la couverture, promet une réflexion sur la ligne et le trait. Le sommaire, pages 6 et 7, semble hurler ses titres, énormes, évoquant sans les travestir les graffitis de SAMO. Juste une évocation. Ce sommaire est trompeur : il ne renvoie qu’aux textes, et laisse dans l’ombre non paginée la reproduction des œuvres. Par exemple : pages 56 – 83 nous est donnée la série des «Heads» de Basquiat, non annoncée dans le sommaire, sommaire qui nous indique qu’à la page 84, nous pourrons trouver un article de Jordana Moore Saggese à propos des ces «têtes». Article éclairant, qui du rendu anatomique à l’identité propre, du système Bertillon aux têtes de l’empereur Auguste et à l’autoportrait en «désespéré» de Gustave Courbet, replace l’œuvre de Basquiat dans la perspective du portrait et de l’imitation, des conventions esthétiques et de l’attente sociale. Le catalogue est ainsi conçu qu’il donne à voir avant que de donner à lire, qu’il laisse la place à l’émotion et à la réflexion du lecteur-spectateur avant que de proposer une analyse. Ce parti-pris d’élaboration du catalogue est efficace pour les deux catégories de lecteurs : ceux qui ont vu l’exposition ressentiront à nouveau le frisson d’émotion qui les a secoués lors de la confrontation aux œuvres, et ne découvriront l’analyse qu’a posteriori, analyse sensible et historique à la fois ; ceux qui n’ont pas encore vu les œuvres de leurs yeux vu caresseront le papier glacé comme pour s’approprier, tactilement, ces «heads» incroyablement travaillées, fantastiquement effrayantes, singulièrement parlantes, alors même que leurs bouches, grillagées ou inexistantes, crient à leur façon le bâillonnement.

Jean-Michel Basquiat, météore de la fin du siècle dernier, membre à part entière du Club des 27 – il est mort dans sa vingt-septième année, comme Jim Morrison, Janis Joplin, ou Amy Winehouse, entre autres, et comme eux il était aussi musicien – est la grande figure artistique du crépuscule du XXème. Reconnu de son vivant – et de son vivant enfermé plus ou moins volontaire dans un sous-sol de galerie, où les marchands venaient le voir travailler, et achetaient ses œuvres avant même qu’elles n’eussent eu le temps de sécher – Basquiat meurt quelques mois après la disparition d’Andy Warhol, avec lequel il avait rompu toute relation à grands coups de gants de boxe. Basquiat, ce classique contemporain chevauchant la mort (riding with death).

Qu’est-ce qu’un catalogue d’exposition réussi ? Celui qui comble les deux catégories de lecteurs : ceux qui veulent se souvenir de l’expo, et ceux qui veulent aller la découvrir. Le catalogue de l’exposition Basquiat, de ce point de vue, est absolument parfait. D’ailleurs, à l’expo Basquiat, après en avoir dévoré le catalogue, j’y cours de ce pas de TGV !


Jean-Michel Basquiat, Catalogue de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, collectif, sous la direction de Dieter Buchart, 11 octobre 2018, éd. Gallimard/FLV, 352 pages, 270 illustrations.