Années 80. La Big Apple bouillonnait.

« New York était la capitale mondiale de la bohème et de la créativité », se souvient l’animateur TV Glenn O’Brien quarante ans plus tard, en ouverture du catalogue, chez Gallimard, de la formidable exposition sur Basquiat et la musique, à la Philharmonie de Paris, intitulée Basquiat Soundtracks.

La scène new yorkaise, c’étaient les artistes du Pop Art, Warhol et la Factory, Rauschenberg, Jasper Johns, Lichtenstein, Jim Dine, Tom Wesselmann ; c’étaient le monumentalisme métalliste de Richard Serra, la danse moderne avec Merce Cunningham, Meredith Monk, Trisha Brown ; c’était Bob Wilson à l’opéra et le règne de la performance. Côté jazz, c’étaient, round midnight, Miles Davis, Bill Evans, Pharoah Sanders, Sonny Rollins ; le Velvet Underground réinventait le rock. « Les jeunes excentriques de toutes les villes américaines où la culture avait été balayée débarquaient au Village. On pouvait se permettre d’être pauvre, on pouvait habiter Downtown dans un immense espace funky pour presque rien si on n’avait pas trop peur pour sa vie. On pouvait travailler une journée par semaine et avoir assez de sous pour passer le reste du temps à peindre, faire de la musique, écrire, baiser, se défoncer, un peu tout ça. »

Tel était, en toile de fond, le beat, la pulsation du New-York new wave des années 80.

Dans les rues destroy du Lower East Side, déambulant d’une démarche dansante sur les trottoirs où s’amoncellent les détritus, les carcasses désossées de frigidaires hors d’usage, slalomant entre deux clochards célestes et des junkies en manque, un jeune dandy black super-cool, dreadlocks en bataille, bombe de peinture en main, tague les palissades et les murs aveugles de formules énigmatiques, sigle ses graphes géants de Samo (same old shit), et, en poète dadaïste qui s’ignore, mais adepte averti du cut-up cher à Ginsberg et Burroughs, reproduit, sur la peau fracturée de la Ville en dérive, la cacophonie urbaine et le slang des laissés pour compte de la Big Apple blanche et capitaliste. S’appropriant cette culture de la rue dont il irriguera bientôt son entrée en peinture, Basquiat invente Basquiat.

Mais avant la première irruption météorique d’un Noir dans le monde de l’Art jusque-là uniformément blanc, Basquiat, outre la culture de la rue, a été nourri de l’infinie bande-son de la musique noire américaine.

Le blues, le gospel, les Jazz bands, les chorus instrumentaux ont été, depuis les années 1900, la voie royale de l’aspiration sans fin à la liberté des Noirs américains. La musique, cet art populaire par excellence, a été, bien plus que la littérature (Langston Hughes, James Baldwin, Toni Morrison, tout de même) et que la politique, l’arme de vie, génération après génération, des descendants d’esclaves, dans leur lutte séculaire contre la servitude, la ségrégation et le racisme. Et les années 80 sont parmi les plus riches du Hall of fame de la Black Music. 

Tombé tout enfant dans ce chaudron magique, Basquiat collectionnera au long de sa courte vie 3.000 vinyles de ses compositeurs d’élection. Ses idoles, les rois du Be Bop, se nomment Coltrane, Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald, Miles Davis, Duke Ellington, Charlie Parker, Count Basie. Dès son adolescence, la rage de vivre au corps, Basquiat, totalement éclectique, se passionne, à l’opposé du jazz, pour John Cage, la musique répétitive, la musique aléatoire, la musique industrielle, la musique concrète. Avec le retour du rockabilly, il se met au rock Garage, passe au free jazz post-punk, et, par-dessus tout, va s’enivrer chaque soir dans les boîtes de nuit du bas de la Ville du tout nouveau hip-hop et de break Dance, qui viennent de naître. Non sans, de retour à l’atelier, écouter en boucle La Callas, l’Héroïque de Beethoven, le Boléro de Ravel, les Concertos brandebourgeois de Bach !

Dispositif scénique de l’exposition Basquiat Soundtracks.
Dispositif scénique de l’exposition Basquiat Soundtracks. Photo : Joachim Bertrand.

1979. Basquiat, à peine vingt ans, va acter en live sa participation sauvage à la bande-son new yorkaise. On le voit, soir après soir, au Mudd Club de Tribeca, au Tier 3, au Rock Lounge, au Club 57 à l’East Village, ailleurs. Là, il fraie avec l’Underground chic de la Big Apple, à commencer par Madonna, un temps sa petite amie, William Burroughs, John Cage, Julian Schnabel, Patti Smith, Andy Warhol, le galériste Léo Castelli, les rappeurs Toxic, Rammelizee et Fab 5 Freddy. Il monte avec ces derniers début 1979 un groupe « bruitiste » baptisé Gray, où, enfermé dans une caisse de bois, il joue du synthétiseur, de la cloche et de la scie sur une guitare improbable, improvisant une symphonie métropolitaine fondée sur le tohu-bohu universel. « Le seul son comparable à leur musique, c’est celui de Saturne qu’a émis la sonde Voyager », écrira un critique estomaqué.

« On essayait d’être incomplets, abrasifs, étrangement beaux » dira Basquiat dans une de ses rares interviews. À l’occasion, il fait le DJ ici ou là, peint des décors, des rideaux de scène, des installations, pour les boîtes qu’il fréquente, publie des affiches de concerts, des couvertures de disque, produit au printemps 83 un disque intitulé Beat Bop, passage en free style du Be Bop au Hip Hop.

Mais la grande affaire de Basquiat va être le Jazz. Mettre le jazz dans son œuvre.

Du Ragtime de jadis au Swing puis au Be Bop, le jazz est l’expression du génie de l’Homme noir opprimé et de son identité déniée, le langage de sa révolte, de sa résilience et de sa mémoire retrouvée. Outre le Hip Hop, l’influence du jazz et de la musique populaire noire va s’inscrire très profondément dans l’œuvre de Basquiat, premier peintre afro-américain bientôt au firmament de la célébrité. Ses aficionados noirs le statufieront en Bob Marley de la peinture, alors que pour la société blanche, il est le Black Picasso.

Comment représenter le Jazz, comment jazzifier une pratique picturale, par quel procédé de composition produire du Rap pour les yeux ?

Mélanger portraits grimaçants, petites figurines, graffitis, mélanger les scriptural au pictural, user des mots à répétition, multiplier les citations taguées, les slogans, les fragments, les collages, jusqu’à épuisement de l’espace.

Faire de la toile une partition visuelle.

Pareilles à des rythmes sauvages ou à un solo spontané, des fusées de peinture sur un fond d’écriture font penser à des improvisations jazzées, à des riffs ou des scratchs, jouent le rôle de syncopes visuelles.

Des centaines de petits pictogrammes évoquent des notes, des ondes sonores.

La référence au vocabulaire et au tempo du jazz est constante.

Mais que Basquiat soit le Bob Marley de la peinture ou un autre Picasso noir, le message de l’artiste, quand on a affaire à un génie, transcende le style avec une efficacité poignante. Ici, ce message est un cri de douleur.

Personne ou presque ne semble s’être avisé que les visages de Noirs peints par Basquiat sont, pour la plupart, souffrants, épouvantés, spectres sombres au sourire éclatant, morts-vivants. Déni, haine de soi, malédiction d’être noir ? On est pourtant en pleine époque du « Black is beautifull ». Mais Basquiat aime ses frères noirs. Et ce qu’il montre là est peut être moins sa vision en lui du Noir, mais la vision inversée des Blancs, leur fantasme, leur peur, leur projection, leur hantise. La peur du Noir, dit Basquiat, puis sa diabolisation, sont à la base du racisme et de la ségrégation.

Et tout d’un coup, émergeant du monde musical qui le protégeait comme une bulle amie, sa peinture, tout entière, est un cri de peur, de révolte et de négritude désespérée, face au monde blanc. La référence, ici, n’est plus le Black Picasso. C’est Munch.


« Basquiat Soundtracks »
Cité de la musique-Philharmonie de Paris. 
Du 6 avril au 30 juillet 2023.
Plus d’informations


Catalogue Musée des beaux-arts de Montréal/Philharmonie de Paris/Gallimard, 288 p., 39 €.