Miles Davis, à qui on avait demandé quel serait son voeu le plus cher, répondit : « Être blanc. » Je ne sais pas si Jean-Michel Basquiat, grand amoureux de la musique de Miles Davis, aurait, à cette question, répondu cela. Mais toute sa vie en peinture, exposée au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, dit, toile après toile, comme le poète Henrich Heine, l’auteur de la Loreleï, qui parlait de la malchance irrémédiable d’être juif, que c’est un grand malheur d’être noir, que c’est une damnation, et qu’à cette damnation, il n’y a nulle rémission, la mort mise à part. La mort elle-même, à voir ces têtes noires, inlassablement macabres, avec leurs dents de squelette et leurs yeux aveugles ou pleins de l’effroi de la grande Imminence, la mort, chez Basquiat, est inscrite d’emblée au cœur de la condition noire, à commencer – le pressentait-il à ce point ? – par la sienne.

Le paradoxe pour le non-noir que je suis, mais qui, de toute évidence, n’en était pas un pour Basquiat, est que celui-ci, qui n’était pas un Noir américain avec tout l’héritage d’oppression, d’humiliation que cela comporte, mais fils d’Haïtiens (les seuls descendants d’Africains à s’être libérés eux-mêmes, dès le début du XIXéme siècle), qui n’était en rien un enfant des ghettos, qui ne fut l’objet d’aucune relégation ni raciale, ni sociale ni culturelle, qui, à peine eut-il surgi sur la scène artistique, fut porté au pinacle par le Tout-New York et le Tout-Hollywood (il fut qualifié très vite de Black Picasso), Basquiat ne souffrit guère d’être noir (sauf, il est vrai, comme le rappelle son ami Glenn O’Brien, que « les poches de ses vêtements griffés pleines de billets de 100 dollars, il ne parvenait pas à arrêter un taxi »). A ceci près – qui n’est pas rien – il n’avait rien, pour autant, du paria, du « suicidé de la société ».

Autre paradoxe : on ne lui connaît plus guère, la gloire venue, de fréquentations « black », à l’exception de ses potes de jeunesse, graffitistes comme lui, Fab 5 Freddy et Rammelzee. Pas de gourou noir, pas, explicitement, de conscience politique (on était en plein aux temps des Black Panthers, de Spyke Lee), malgré une grande conscience historique, sur l’esclavage, la ségrégation.

Son milieu ? L’underground chic new yorkais blanc, à commencer, bien sûr, par le prince du Pop Art, Andy Warhol, avec qui Basquiat peignit en duo cent œuvres en deux ans.

Et pourtant, jusqu’à sa fin par overdose à 27 ans, il y a, jusqu’à l’obsession, toutes ces toiles Black, aux figures de douleur et de mort. Rien de près ou de loin évoquant le fameux Black is beautiful d’alors, la fierté noire en passe d’être reconquise. Il y a bien ces « portraits » des grands boxeurs et sportifs noirs américains disparus. Mais avec leur couronne dérisoire sur la tête, rien qui évoque les champions qu’ils furent alors, porteurs à l’époque de la cause et de l’émancipation noires. Visages fantomatiques de ces rois du ring transformés en mauvais génies, aux rictus de squelettes.

« Il n’avait personne pour surveiller ses arrières » a dit de Basquiat David Hammons, sculpteur et artiste conceptuel noir, né une génération plus tôt, et lui activiste engagé. Basquiat aura-t-il été ce kamikaze d’une cause qu’il ne pouvait porter que dans la rage profane de peindre et de mourir ? L’art en lieu et place de la politique. Un extrémisme artistique, frère cadet de l’extrémisme politique ? Mais a-t-il été trop bien, trop vite reconnu, annexé par ce monde blanc, via sa pointe avancée qu’est le monde de l’art, apte à récupérer toutes les révoltes, à les vider de leur radicalité en faisant des œuvres marchandise ? Ce qui fut, Ô combien, le cas avec lui.

« Si je ne peignais pas, déclara un jour Basquiat, je réaliserais des films dans lesquels les Noirs seraient présentés comme appartenant à la race humaine. Pas comme des étrangers ou des extra-terrestres. Ils ne seraient pas tous des voleurs ou des dealers, et toutes ces conneries. »

Second aspect de Basquiat artiste. On a considéré d’évidence que l’oeuvre de ce dandy primitiviste, était, tel un DJ de la peinture, l’écho direct du rap, du hip-hop, de la break Dance, retranscrits en mode graffiteur et portés à incandescence par une sorte de mystique tragique, teintée, Basquiat étant d’origine haïtienne, de vaudou. Certes. Mais, par-delà cette sociologisation, cette culturalisation quasi-tautologiques, on peut tenter de voir Basquiat sous un jour plus radical encore, comme un être que Nietzsche aurait qualifié de dionysiaque, possédé par l’Hubris, la démesure, le plus qu’humain, en proie à une vision tragique de la nature humaine, dans un monde (blanc) sans dieu (noir) ni garde-fou. D’où tous ces êtres aux visages de masques, aux bouches d’ombre, comme sortis d’un théâtre antique ou d’un bestiaire mythologique pré-humain. Fini « le baume salutaire de l’apparence », fini « l’art comme remède » (Nietzsche), voici la douleur brute des masques, le stimulant cruel de la transe artistique, à la recherche d’une extase intérieure et d’une réconciliation avec ses semblables, également impossibles. L’art, oui, comme une transe. Comme une danse avec la mort.

Se refusant à transiger avec sa passion tragique pour complaire à un public que sa peinture aurait tôt ou tard fini par effrayer, se refusant, tout autant, au nihilisme chic comme au repos bien gagné et à la rédemption par l’art, Basquiat, rebelle noir aux forces débordantes, toujours en excès, n’a pas eu le temps de transmuer cette surabondance et sa rébellion en affirmation de puissance sur le monde (blanc), qu’il rêvait, à toutes forces, de conquérir et de réformer. Son art s’est arrêté avec sa mort, à la première étape : à la souffrance, au mal, à la laideur, à l’impuissance, à la révolte. Sa puissance n’aura pas eu la possibilité de se déployer, de renverser la donne, de se muer en volonté de dominer à son tour le monde (blanc) et d’exalter la condition noire qui lui pesait tant – « transformer la malédiction en exultation » comme Benny Lévy le disait de la judaïté – et, par là, de devenir maître du chaos génial dont il était porteur. Il n’aura pas eu le temps d’advenir ce Picasso noir auquel il semblait appelé.

« Il n’arrêtait pas de danser et dansait comme personne. Il était un peu comme Mohammed Ali sur le ring, bondissant rythmiquement en avant et en arrière, secouant la tête et zigzaguant comme pour éviter d’invisibles coups de poing. Il était plus vivant que la plupart d’entre nous. » (Glenn O’Brien)

Black Picasso ? Pas vraiment. Mais Black Dionysos, oui, à coup sûr.

Exposition BASQUIAT
Du 15 octobre 2010 au 30 janvier 2011
Musée d’Art moderne de la ville de Paris
http://mam.paris.fr/fr/expositions/basquiat

Un commentaire

  1. Et si Basquiat était aussi noir que Drella faisait le mâle… Devant est un miroir, et une panthère ne vivant plus qu’avec des tigres devient un tigre à ses propres yeux. Or si Basquiat est bien né noir, il naquit une deuxième fois. C’est sans doute ce qui lui fait mériter le nom du fils «diónysos» (= deux fois né) de l’Assembleur de nuées. Arraché au ventre foudroyé d’amour de Sémélé par un père qui se le fourre dans la cuisse comme en un four à basse température, le dieu de la Vi(gn)e écrase les grappes du langage et en verse le sang par tonneaux. «Voilà ma couleur! Ma peau, elle, ne revêt que la valeur du royaume des ombres où je suis descendu prendre ma mère, que la première maîtresse de Zeus avait cru avoir écartée de sa vue à jamais. Moi je la lui ai remontée sur le toit du monde, moi (seul, fils) mi-humain du (seul père) des dieux et des hommes. Tu me tailleras en pièces après une vie de dieu errant interdit d’Olympe? Fais, fumée! Elle me rassemblera autant de fois qu’il le faudra, tant que le monde sera rond, tant que la ronde sera mont. J’ouvre la main et la trempe dans le fleuve que mon Phallus a fait rougir, avant de la coller contre une toile en mur. Prends tout ton temps pour la saisir. Je ne la refermerai plus.»