Parmi le trop plein d’expositions Picasso en 2018 un peu partout dans le monde, qui va se poursuivre en 2019, il me fut donné d’en voir surtout trois depuis celle d’Evian sur le Minotaure en passant par le musée des Beaux-Arts de Montréal «D’Afrique aux Amériques : Picasso face à face, d’hier à aujourd’hui» – qui a fermé ses portes le 16 septembre – conçue par l’équipe du musée du quai Branly et son directeur Yves Le Fur, à «Picasso. Chefs-d’œuvre !» qui vient d’ouvrir au musée national Picasso à Paris, en même temps que celle du musée d’Orsay, «Picasso. Bleu et rose».
L’exposition de Montréal était spécialement adaptée pour le MBAM, l’un des plus grands musées d’Amérique du Nord et incarnait le démiurge dans sa filiation avec le génie africain mais aussi américain, à travers la sculpture, les masques, le rythme et les dialogues avec Apollinaire, Breton, Paulhan, Leiris, Malraux, Césaire et Senghor pour ne citer qu’eux.
«Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique» disait Picasso[1]. En effet cette confrontation racine contre racine entre l’artiste hispano-français et le génie négro-africain représente l’une des plus fascinantes du XXe siècle, une révélation et une révolution mentales et artistiques qui ont bouleversé le destin de l’art occidental jusqu’à Basquiat, jusqu’à aujourd’hui.
Pour sa part, le musée national Picasso prêta un nombre important d’œuvres à l’occasion du cycle «Picasso-Méditerranée» de 2017 à 2019. Plus de soixante-dix institutions muséales ont imaginé ce parcours autour de l’artiste, établi dès les années 1950 sur les bords de la Méditerranée conservant jusqu’en 1966 son atelier des Grands Augustins. Le Palais Lumière d’Evian choisit pour son exposition le thème du Minotaure si présent chez Picasso.
Le mythe grec est largement évoqué en ouverture du catalogue Picasso comme il l’était dans l’exposition. D’Homère à Picasso via Canova, les concepteurs de cet ensemble rare de sculptures et de peintures rassemblées autour de ce monstre érotique, appelé Astérios, était un homme à tête de taureau que Pasiphaé, épouse de Minos, roi de Crète, avait engendré du taureau blanc de Crète. Le mythe n’a pas arrêté de fasciner les artistes. Picasso entre 1933 et 1939 collabora à la revue Minotaure publiée par Albert Skira et Tériade et il dessina la couverture du n°1.
Je voudrais particulièrement m’arrêter à la nouvelle présentation temporaire du musée national Picasso : Chefs-d’œuvre ! accompagnée de son livre-catalogue à la hauteur de la réussite muséographique et artistique. On a envie de dire que Tout Picasso est ici rassemblé, métamorphosé, convoqué avec brio par Laurent Le Bon, président du musée, et les deux commissaires Emilie Bouvard et Coline Zellal. Le nouvel accrochage montre le premier chef-d’œuvre du peintre Science et charité (Barcelone, 1897), quand il n’a que seize ans. Il l’offrit en 1970 à son musée dans la capitale catalane. Puis voici Le chef-d’œuvre inconnu sous la double signature Balzac/Picasso dans l’édition d’Ambroise Vollard, 1931.
On trouve bien sûr Les Demoiselles d’Avignon, une salle des Arlequins, des Baigneuses, puis une salle est consacrée vers la fin aux dernières années en deux expositions au Palais des papes à Avignon, la première en 1970, le seconde en 1973, dont René Char préfaça le catalogue. Parmi les illustres visiteurs, il y eut Malraux, qui écrivait alors La Tête d’obsidienne. Il nommait ces dernières toiles «les tarots».
En guise d’ultime chapitre au livre-catalogue, Anaïd Demir compose sa «Conversation port-mortem : maîtres des métamorphoses», où elle fait dialoguer Rembrandt et Picasso, car le musée du Louvre a délégué l’un de ses sublimes Rembrandt, Portrait de l’artiste au chevalet, 1660, pour qu’il colloque avec la série des eaux fortes de Picasso en hommage au Maître d’Amsterdam. Pour le poète catalan Josep Palau i Fabre, La Mort d’Arlequin (1905) est l’une des œuvres les plus pures de l’artiste qui hérita à la fois du Gréco, de Velasquez, Goya, Matisse et Cézanne.
Concluons cette approche succincte de l’exposition des chefs-d’œuvre avec deux sculptures : La Chèvre (1950, Vallauris) et Le Faucheur (Paris, 1943). Celle-ci a été placée juste en haut du grand escalier, légèrement à gauche. Les premières Chèvres datent de 1898, il les dessina dans un village de Catalogne, Horta de Sant Joan. En 1946, il reprit les thématiques de son bestiaire, dans un atelier improvisé du musée d’Antibes, où il s’installa plusieurs mois, à l’invitation de son fondateur et premier conservateur, Dor de La Souchère. La Chèvre sculptée en 1950 en feuille de palmier, métal et plâtre, est devenue l’une des œuvres fétiches de l’artiste.
Et voici enfin Le Faucheur, qui relie dans un même mouvement V. Hugo, Baudelaire, Picasso et Malraux. Du vers d’Hugo «Le dur faucheur avec sa large lame avance / Pensif et pas à pas vers le reste du blé» (À Théophile Gautier) au monument aux Fleurs du mal, à la pointe de l’île Saint-Louis, que seul Le Faucheur eût pu incarner au regard de Malraux, ministre et écrivain, il y a ici le double symbole de l’art et de la mort. La lettre de Malraux à Picasso, datée du 1er juillet 1967 (cf. Picasso. Chefs-d’œuvre !, p. 167), lui proposant de faire du Faucheur le monument aux Fleurs du mal, resta sans réponse. Le monument à Baudelaire ne fut donc jamais dressé à la pointe de l’île Saint-Louis.
Il reste cette grandiose exposition jusqu’au 13 janvier 2019 avec son livre.
Exposition Picasso. Chefs-d’œuvre !, Musée Picasso Paris jusqu’au 13 janvier 2019. Livre-catalogue, dir. Emilie Bouvard et Coline Zellal, Paris, Gallimard, sept. 2018.
Picasso. L’atelier du Minotaure, dir. Olivier Le Bihan, Palais-Lumière Évian / Somogy éditions d’Art, 2018.
Face à Face Picasso et les Arts premiers, dir. Yves Le Fur, Paris, Flammarion, 2017.
[1] Picasso. Propos sur l’art, Paris, Gallimard, 1998 , p. 107.