Munich, 19 juillet 1937. Abritée dans un bâtiment quelconque de la ville qui vit naître vingt-six ans plus tôt DerBlaue Reiter, le fameux Cavalier bleu, ce chaudron de l’expressionnisme allemand qu’illustrèrent Vassily Kandinsky, Franz Marc, Max Ernst, Lyonel Feininger, Hans Arp, Alexej von Jawlensky et Paul Klee, s’ouvre une grande exposition baptisée sans vergogne L’art dégénéré. Treize ans après le putsch raté, à Munich, d’un agitateur nommé Hitler, cette exposition, là même où il échoua, symbolise son triomphe personnel et cloue au pilori l’avant-garde artistique allemande, livrée pieds et poings liés à la vindicte des masses.
Voulue en expiation du modernisme à l’heure où son plus grand démiurge, Picasso, achève Guernica dans son atelier parisien, l’exposition sur « l’art dégénéré » de Munich restera, avec les autodafés de livres en 1933 et la Nuit de Cristal en 1938, l’un des hauts faits de la folie nazie.
À Munich, le public défile silencieusement devant quelques-uns des chefs-d’œuvre de l’art du vingtième siècle, affublés de cartels infamants qui se veulent édifiants. Initiée par Goebbels, âme damnée d’Hitler et tout-puissant ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande, l’exposition, qui regroupe sept cents œuvres parmi la vingtaine de milliers décrochées des cimaises de tous les musées d’art allemands, sera vue par deux millions de visiteurs. Elle passera de Vienne à Berlin, Dresde et Hambourg, vouant pêle-mêle aux gémonies le cubisme, le dadaïsme, le suprématisme, la nouvelle objectivité et l’abstraction comme autant d’impostures, de dérèglements mentaux, d’ennemis du réel et du Beau, inspirés et fomentés par le bolchevisme d’essence judaïque.
Afin, dixit Goebbels, de « gagner de l’argent avec le fumier », des centaines de « barbouillages » et de « salissures » sans queue ni tête de « mystificateurs indignes de porter le nom d’artistes » seront confiés par les nazis à des marchands d’art réputés et sauvés de l’indignité par leurs thuriféraires occidentaux, institutions et collectionneurs privés, lors de la vente des œuvres les plus marquantes à Lucerne, en Suisse, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Elles enrichiront musées et fondations américains. Des milliers d’œuvres interdites restées prisonnières en Allemagne seront perdues, détruites, mises au rebut, leurs auteurs vilipendés, empêchés d’exercer, persécutés, condamnés à l’exil.
En expiation de l’expiation nazie, le musée Picasso, près d’un siècle après la nuit qui s’abattit sur la patrie de Goethe et de Thomas Mann, reprend le canevas de l’exposition de Munich et, fort d’avoir réuni nombre de rescapés de l’enfer, nous administre une salutaire leçon d’histoire de l’art et d’histoire tout court, sans toutefois égaler – ni mentionner au catalogue – l’exposition de 2011 au Los Angeles County Museum of Art, qui, elle, reproduisait à l’identique l’exposition diffamatoire de 1937 à Munich : même nombre de salles, mêmes cimaises, même accrochage – le nazisme dans son jus infect, comme si vous y étiez.
L’art allemand voué par ses idéologues à exprimer la grandiose idiosyncrasie du nazisme, sa « purification » relevait des missions essentielles du nouveau régime. La mise en œuvre de cet exorcisme collectif impliquaitles plus hautes instances de l’État nazi, dont Hitler en personne.
Partageant une même hantise du pouvoir subversif de l’art, le réalisme socialiste l’emportait à l’identique au pays des Soviets tout au long des années 1930. Haro sur le « formalisme bourgeois » ! Jdanov n’avait rien à envier à Goebbels dans la mise au pas de la culture russe. Bâillonner les artistes et fouler aux pieds les présupposés éthiques de la création auront été une même obsession pour les deux frères ennemis du vingtième siècle. La kolkhozienne chez l’un, le chevalier teutonique chez l’autre : tous deux imposeront un art glorificateur, mystificateur et kitsch, lui seul ayant droit de cité.
Faire des artistes, des écrivains, des gens de culture de purs ingénieurs des âmes au service du Moloch totalitaire, à l’instar de Leni Riefenstahl pour le septième art : telle était l’idée qui présidait en creux à l’exposition de Munich sur « l’art dégénéré ». Quant aux masses embrigadées, elles étaient incitées par la propagande et des expositions monumentales à révérer un art allemand qualifié d’apollinien, héroïsant dans une débauche de bronzes et de marbres à l’antique les valeurs guerrières, exaltant la race des seigneurs en gésine. Une fois éliminés parasites, dégénérés mentaux, intellectuels décadents et adversaires du régime, le rêve prométhéen d’un Reich de mille ans deviendrait réalité. Le surhomme était en marche. Il fallait lui faire place nette.

Pourquoi, à Munich puis ailleurs, tant de haine envers l’art moderne ? Pourquoi ne pas avoir ignoré ce moribond, pourquoi ne pas l’avoir laissé s’éteindre de lui-même, abandonné en cadeau empoisonné à ses derniers fidèles ? L’ennemi mortel n’était-il pas depuis longtemps à terre ? Peu importe, il fallait que l’exécution soit publique. Cette exposition de Munich devait être le coup de grâce, la revanche éclatante, sur une avant-garde déchue, de l’artiste raté que fut Hitler dans sa jeunesse viennoise, piètre dessinateur, exclu des concours d’entrée des écoles des beaux-arts, menant une existence misérable.
Le Malin ne se résumant pas à un homme à l’hubris vengeur, le catalogue de l’exposition passe en revue les thèses et les auteurs qui, en amont, ont nourri le fantasme d’un « art dégénéré ».
Tout commence avec Darwin et sa théorie de la sélection naturelle, que ses épigones allemands investissent à plaisir, arguant que, dans la lutte pour la vie, les meilleurs tirent le monde vers le haut et déterminent l’idéal de beauté dans les arts. Cela n’a-t-il pas donné la Grèce antique, Rome, la Renaissance italienne ? Il revient à leur héritière destinale qu’est l’Allemagne, cette Athènes du Nord, de sauver la civilisation et l’homme occidentaux de la décadence. Pour ces anthropologues au petit pied, pour ces hygiénistes, aliénistes, racialistes, craniologues, hygiénistes, eugénistes de tout acabit, tous lecteurs assidus de Gibbon, de Nietzsche, de Gobineau, de Mommsen, le constat est sans appel : le mélange des cultures et des races, du fait de l’attribution de la citoyenneté romaine à toutes les populations de l’Empire par l’édit de Caracalla au troisième siècle, suivi du message chrétien d’égalité entre les hommes, a provoqué la chute de l’empire romain face aux barbares. Rome est morte de l’intérieur. Aux temps modernes, l’âge démocratique ainsi que l’urbanisation croissante ont fait que la morale des faibles l’emporte peu à peu sur celle des forts. Les inférieurs ont fini par déterminer les canons culturels et tirent les arts vers le bas. On en est presque là. Il y a péril en la demeure allemande.
Deux noms émergent parmi tous ces intercesseurs du pire. Bras droit de Theodor Herzl en 1897 au premier Congrès sioniste mondial à Bâle, appelant de ses vœux l’émigration en Palestine de « Muskaljuden », de Juifs musclés, aux antipodes des « Talmudjuden » victimaires et des tenants de l’assimilation, Max Nordau, médecin né dans le royaume de Hongrie, puis journaliste, avait publié en 1882-83 un ouvrage intitulé Dégénérescence qui fit grand bruit. En voici trois extraits qui disent tout :
« L’artiste qui représente avec complaisance ce qui est dépravé, vicieux, criminel, qui l’approuve, peut-être le glorifie, ne se distingue que quantitativement et non qualitativement du criminel qui pratique en fait ces choses-là. »
« Tel est le traitement que je crois efficace de la maladie de l’époque : caractérisation comme malades des dégénérés et des hystériques chefs de mouvements, démasquage et stigmatisation des pasticheurs comme ennemis de la société, mise en garde du public contre ces parasites. »
« Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d’esprit crépusculaire qui s’exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néomysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d’hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés. »
Montant d’un cran en y ajoutant l’antisémitisme, un architecte, Paul Schultze-Naumburg, publie en 1928 et 1929 deux ouvrages sur l’art et la race, dans lesquels il professe doctement : « Telle race, tel art. » Dix ans plus tard, il écrira que « la destruction des inférieurs n’est plus une idéologie lointaine, mais elle est ancrée dans la législation, et donc désormais réalité ».
Le nazisme, entretemps, avait pris le pouvoir. La propédeutique de l’assassinat était en marche, on allait voir ce qu’on allait voir. Hitler avait annoncé la couleur : « Que personne ne s’y trompe : le national-socialisme s’est donné pour tâche de libérer le Reich allemand de toutes ces choses nuisibles à notre existence. Et même s’il est impossible que cette épuration se fasse en un jour, les éléments qui contribuent à cette dépravation ne doivent pas se méprendre pour autant : leur heure viendra tôt ou tard. » La foudre, en effet, n’allait pas tarder.
Enfin, ceci qui, pour ma part, fut une découverte : Picasso, aujourd’hui star absolue de l’art du vingtième siècle, fut, tout au long de l’entre-deux-guerres, tenu par un pan entier de la critique pour un sémite caché. Picasso, caméléon parfait, passant du cubisme au classicisme, au surréalisme, « au sabbat de l’abstraction », du difforme au monstrueux, tel un Juif errant de la peinture, étranger à la nature, divorcé d’avec le monde, sans axe intérieur, portant en lui le vide du désert qui fait depuis toujours que « les peuples sémitiques, dans l’histoire des civilisations, sont très peu artistes », ainsi que l’écrivait Renan, Picasso, ennemi de la beauté des choses et des formes vivantes, maniaque du discontinu et de la rupture systématique, jeteur de désordre, Picasso résumait à lui seul, aux yeux des tenants du génie français, la dégénérescence de l’art moderne. À la lumière de ce qui précède, que l’exposition sur « l’art dégénéré » se tienne au musée qui lui est consacré prend figure d’hommage du vice à la vertu.
Exposition L’art dégénéré
Au Musée Picasso
Du 18 février au 25 mai 2025