Voici donc ce Picasso Chefs-d’œuvre que signe Stéphane Guégan, éminent connaisseur de l’artiste total, mais aussi de l’homme.
Stéphane Guégan nous permet d’avoir une nouvelle approche de Picasso sur sa relation aux femmes, autant que sur ses engagements et aveuglements comme compagnon de route du parti communiste. La guerre y est également présente en son cœur.

Nous voudrions centrer ces lignes en partie sur le chapitre central du livre « L’art en guerre 1933-1943 » et sur le Minotaure. Si Picasso fut le génie que l’on sait, il fut aussi le minotaure que l’on a beaucoup décrié, avec sa démesure, ses transgressions, ses infidélités criantes à ses femmes bien sûr mais aussi à certains de ses « amis » menacés durant l’Occupation. Le mythe grec a une place capitale dans l’œuvre et la vie de l’artiste orgiaque. Le monstre érotique était un homme à tête de taureau que Pasiphaé, épouse de Minos, roi de Crète, avait engendré du taureau blanc de Crète, envoyé par Poséidon. Enfermé par Minos dans le labyrinthe, il se nourrit de chair humaine. Il fut tué par Thésée grâce au fil qu’Ariane, éperdument amoureuse de lui, avait préparé pour qu’il puisse ressortir du labyrinthe. Mais Thésée oublia Ariane. Le mythe n’a cessé de fasciner les artistes. Picasso entre 1933 et 1939 collabora à la revue Minotaure publiée par Albert Skira et Tériade et en dessina la couverture du n°1.

Guégan consacre de nombreuses pages aux aventures amoureuses de l’ogre Picasso, en particulier à ses pratiques érotiques avec sa jeune amante Marie-Thérèse Walter, qu’il avait abordée le 8 janvier 1927, près de la gare Saint-Lazare, une jeune fille de dix-sept ans, de trente ans sa cadette, lui qui avait alors quarante-six ans. Leur liaison torride ne commença qu’en juillet 1927 et dura jusqu’après la naissance de leur fille Maya en 1935, année où Olga se sépare officiellement de lui. Guégan rappelle l’aveu de Marie-Thérèse à la presse, après 1945, disant que Picasso aimait la « violer », avec son total consentement, puisque l’Éros avec ses fantasmes était partagé par les deux amants. En 1936, Dora Maar entra dans la vie de Picasso. Guégan écrit avec force : « L’artiste n’a nul besoin de Freud pour lier libido et hubris. » Le livre reproduit Le Rêve (1932), « le tableau le plus indécent qu’il ait signé cette année-là, si l’on en juge par l’excroissance phallique du visage et le triangle suggestif que forment les doigts de la dormeuse » (p.98, 116-117). Suivent juste après Le Crucifixion(1930) et Grand Nu au fauteuil rouge (1929). « Le visage plus ou moins cryptique d’Olga », à la hauteur du crucifié, pousse un cri comme dans le Grand Nu qui exhibe une femme incarnant « l’amour mué en torture […] l’espace domestique en prison suffocante » (p.98).

Dès 1935, il amorce une période de plusieurs années où il sera au plus proche de Goya et de sa tauromachie ; il peint sa « Minotauromachie » et réalise en 1936 La Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin (rideau de scène pour « Quatorze juillet »). En arrière-plan se dresse une tour éventrée qui lui fut inspirée par les ruines de Guernica au lendemain du bombardement perpétré par la Luftwaffe hitlérienne, et n’est pas sans évoquer pour nous « Les Sept palais célestes » d’Anselm Kiefer, qui ont tout de palais infernaux, dignes de Goya et de Dante, dans des paysages d’Apocalypse, qui ne sont plus (seulement) ceux de Guernica mais de toutes les guerres depuis 1939-1945 jusqu’à aujourd’hui. 

Avec Stéphane Guégan, nous nous interrogeons sur la place de la Guerre chez Picasso. Certes Guégan reproduit sur deux doubles pages Guernica (1937 et  Massacre en Corée (1951), mais où est donc la Seconde Guerre mondiale et ses atrocités, ses exterminations de masse, dans son œuvre ? Il y a naturellement Le Charnier (1944-1945), mais c’est à peu près tout. Si Guégan stigmatise les silences de l’artiste, dont la vie sentimentale en ces années-là est la source de peintures de plus en plus érotiques, pleines de fantasmes sans doute assouvis, de « débordements orgiaques », il ne dénonce pas moins les accusateurs de Picasso, l’assimilant à l’art dégénéré (Entartete Kunst), dans lequel les nazis mêlaient les artistes juifs, communistes, abstraits, expressionnistes. En 1942, Vlaminck signa un article infect dans la revue « Comœdia » (6 juin 1942). Dans son Journal (1940-1945), Cocteau écrit : « L’article de Vlaminck contre Picasso soulève le dégoût universel » (cf. p. 135-136). 

Parmi les silences plus que coupables, inexcusables, de Picasso, comment taire celui qui suivit l’arrestation de Max Jacob et son transfert à Drancy, où le poète mourut d’épuisement le 5 mars 1944 ? Cocteau se démena, Picasso ne bougea pas… 

Après-guerre, qu’en fût-il du Picasso communiste, qui ferma les yeux sur l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956 ? Devant l’indignation du monde libre et de tant de voix de gauche, « le camarade espagnol se contente lui d’un habile pas de côté » écrit si justement Stéphane Guégan. Cocteau déclara : « Le crime russe en Hongrie est d’un ordre qui rend le silence complice » (p.180). Guégan consacre de nombreuses pages où la figure de Cocteau sort anoblie, courageuse, engagée, là où Picasso sort aveuglé et parfois lâche, soit les deux à la fois.

Outre le génie de l’artiste, c’est l’indifférence de Picasso, à tout ce qui n’était pas lui et son art, qui éclate à la lecture de ce passionnant ouvrage.


Stéphane Guégan, Picasso, les chefs-d’œuvre, éditions El Viso, 240 pages, 100 illustrations, 42€.