C’était encore l’époque des vinyles et de la magie du microsillon. C’était au soleil et la misère n’était pas moins pénible qu’ailleurs. Mais il y avait la joie. Et des chansons. Les chansons d’Aznavour. Le battement des chansons d’Aznavour. Les mélodies d’Aznavour. Mélodies joyeuses et tristes. Mélodies de la terre et du ciel. Mélodies inattendues. Surprenantes. Inoubliables. Flamboyantes. Tendres. Mélodies habillées des couleurs de toutes les musiques. Mélodies porteuses de simplicité et de beauté. Mélodies remèdes guérissant de toutes les peines, prescrivant l’amour en façon de se jouer de la vie.
Et les mots. La vérité des mots d’Aznavour. Des mots qui ne mentaient pas. Des mots tendresse qui racontaient la vie de chacun. Des mots qui déroulaient des histoires de tous les jours. Les histoires d’amour, les histoires d’amour éternel, les histoires d’amour qui finissent mal, les histoires d’amitiés qui durent un temps ou qui durent toujours, les histoires de la vie qui coule, les histoires des yeux éclaboussés par l’infini de la vie, les histoires de migrations et d’exil.
C’était encore l’époque des vinyles et de la magie du microsillon. Aller, chanter, raconter, tourner et devenir. Le destin enchanté d’Aznavour, fils d’apatride, fils de survivants du génocide arménien. La voix d’Aznavour comme une mise au point. Comme un geste qui fait signe. La douleur du génocide. Le ministre de l’intérieur du gouvernement turc, Talaat Pacha, dit le 15 septembre 1915 aux officiers turcs :
«Le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Sans égards pour les femmes, les enfants, les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens d’extermination. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre, sans écouter les sentiments de la conscience. Il faut mettre fin à leur existence.»
Le génocide. Les cadavres sur les bords de chemin, les cadavres jetés dans l’Euphrate. Les survivants prendront le chemin de l’exil. Les tueurs voulaient tout le monde. Mais qu’ils ne tuent pas jusqu’au souvenir des morts. Souffle à souffle, du silence et du rien, que le nom de chaque victime soit restauré. Le sang des morts ne saurait demeurer invisible. Que l’âme des morts demeure, le chant immortel. L’élan vital, survivre, chanter et devenir. La vie vaut la joie d’être vécue. Tracer vers l’horizon, le chant comme manière d’être. L’amour comme manière de vivre. L’amour en transcendance, relier les hommes. Cheminer vers l’inconnu. L’inexploré. Voyager. Bouger. Chanter est un acte. Inventer d’autres usages des frontières. Se jouer des frontières qui séparent. Aller et venir. Le grand air. L’ailleurs. La curiosité du monde. La grandeur de l’univers. L’art se nourrit de mouvement. D’aspiration. De déplacement. Pratiquer la planète. Réenchanter le monde. La musique en tête, écrire avec son cœur. Ecrire l’Arménie dans le cœur. Planter l’Arménie dans tous les cœurs, la tendresse en utopie du quotidien. Le bien-être de la tendresse en offrande à l’humanité.
C’était encore l’époque des vinyles et de la magie du microsillon. C’était quelque part en Afrique. Au bord du lac Tanganyika. Nous écoutions Aznavour et nos cœurs se mêlaient d’une multitude de parfums envoûtants. La terre nous semblait ronde et ouverte. Au triomphe de la poésie de chaque mot et de chaque mélodie d’Aznavour, nous étions de ce destin de revivant ; nous étions de cette langue, sans peurs, sans angoisses, sans cuirasse montrant les chemins de la liberté et accueillant avec des yeux de bienveillance celui qui pousse la porte.