Qui croit connaître Christine Angot se trompe généralement… On la croit fragile, elle est en fait un roc. On l’imagine impulsive, elle est en réalité pointilleuse et perfectionniste, en témoignent les dix-huit mois d’écriture et les trente-cinq versions qu’il aura fallu pour faire naître Un tournant de la vie, son nouveau roman. Comment saisir Angot, la romancière derrière la femme, la femme bien réelle cachée derrière une montagne de mots ? Plutôt que par le biais de ses apparitions télévisuelles, prenons le temps de lire son œuvre. Dans ses romans, Christine Angot, joue franc-jeu avec le lecteur. Cela remonte à loin, 1990 très exactement avec Vu du Ciel, soit trente ans déjà. Suivirent vingt romans, beaucoup d’articles et des incursions par le théâtre. Depuis l’Inceste au moins, on sait que la romancière se dévoile plus qu’elle ne se cache derrière ses personnages, elle est le «je» que sa narratrice utilise pour raconter une vie empruntant étrangement à la sienne. Un «je» fier et fort, fragile et intime, qui épouse toutes les circonvolutions et autres révolutions de l’âme. De livres en livres, Angot raconte des tranches de vie et des tranches d’époques. Elle le fait comme tous les vrais écrivains : les nerfs, les émois et les souvenirs à vif… Résultat, on cherche constamment le réel – plus on la connaît plus c’est troublant – tout semble réaliste. Mieux que cela : palpable.
«Je traversais la rue… Vincent passait sur le trottoir d’en face. Je me suis arrêtée au milieu du carrefour. J’étais là, figée. Le cœur battant. Je regardais son dos qui s’éloignait. Torse large, hanches étroites, il avait une stature impressionnante. J’aurais pu courir, le rattraper. Il a tourné au coin de la rue. Je suis restée debout, les jambes coupées. Les yeux fixés sur la direction qu’il avait prise. Je tremblais. Je n’arrivais plus à respirer. J’ai pris mon téléphone dans mon sac, j’ai appelé une amie.» Ainsi commence Un tournant de la vie avec son écriture ciselée, ce tranchant chirurgical angotien si caractéristique et cette vérité crue des sentiments. Angot demeure à ce titre une incroyable styliste, certainement la plus grande auteure française en exercice, capable de sublimer le quotidien en le racontant à sa manière, de faire du banal une véritable aventure et des tournants de la vie la plus romantique des blessures. On ne trahira aucun secret en racontant comment, après moult rebondissements, deux cœurs amis se disputeront, sévèrement parfois, les faveurs de la narratrice. Dans le trio, il y a un chanteur populaire, nonchalant, le fameux Vincent. La narratrice tergiverse. Annonce une position. Fait tout le contraire. Elle est vivante donc elle parle et de ses discussions naissent des dialogues, la base du livre. C’est là un parti-pris fort, contesté par certains. D’autres y verront plutôt la trame d’un long-métrage à venir. Outre l’histoire d’amour qui se déploie en dépit de l’adversité, comme souvent chez Angot, Un tournant de la vie se trouve traversé de considérations politiques. On y trouvera donc du féminisme militant et, dès l’incipit, un clin d’œil involontaire aux récents propos macroniens. «Je traversais la rue» écrit Angot, pas pour trouver du boulot, mais plutôt pour retrouver l’amour… Coller ainsi à son époque relève du génie !
«J’ai à écrire, j’écris. Ca ne m’intéresse pas du tout de vivre si je ne peux pas écrire !» clamait récemment l’auteure, comme un cri du cœur, sur un plateau de télévision. Il faut du courage, énormément de courage, pour être Christine Angot romancière. Pour faire face aux critiques. Une certaine hardiesse pour se montrer face caméra ; être Christine Angot, femme de télé. Et refaire face aux critiques… De la bravoure, si l’on y pense bien. Une bonne dose de bravoure, pour se montrer au monde telle qu’on est en vérité : une artiste, une femme de lettres propulsée dans un monde curieux, factice, empressé et parfois grossier où l’audimat règne en maître. Bons clients et discoureurs patentés mis de côté, il y a bien un dilemme pour l’artiste qui se rend sur un plateau télé. A-t-il raison de se montrer ? Offre-t-il des portes d’entrée vers son œuvre au téléspectateur curieux ? Prend-t-il au contraire le risque d’être pris pour un hurluberlu aux yeux du grand public ? Depuis les premiers numéros des Apostrophes de Bernard Pivot et jusqu’à la Grande Librairie de François Busnel, c’est finalement toujours la même question qui se pose, jamais véritablement résolue. A la télé, on gagne en visibilité ce que l’on perd en mystère…
Pas une semaine ne se passe sans que l’on ne me parle de Christine Angot chez Laurent Ruquier ! «Toi qui la connais, elle est comment en vrai ?», «Elle est vraiment méchante ou c’est seulement un rôle ?» Que répondre à cela ? Christine Angot affame les petits enfants. Elle est sanguinaire, cruelle, boit un litre de sang frais chaque soir avant de se coucher. Sans rire, certains critiques littéraires fielleux ne sont pas loin de verser dans le même registre. Il n’y a qu’à écouter, pour s’en assurer, les dix minutes daubeuses consacrées au livre dans le Masque et la Plume. Quelques types dépassés, la voix pleine de glaires y rient gras et assimilent Un tournant de la vie à des émois de bonne femme. «Même pas un carnet de blanchisseuse ni une liste de courses» pouffe Eric Neuhoff, flattant un public écroulé de rire. Il n’y là, hormis Arnaud Viviant qui se débat comme un beau diable, que de la beaufitude prétendument éclairée. Et que dire d’Éric Neuhoff ! Néo-hussard devenu réac prévisible (il avait émergé en même temps que d’autres décrépits de la rive droite, Besson et Tilinac…), usé par les années, fatigué d’avoir trop cavalé ! Lamentable. Aussi lamentable que l’inénarrable Eric Naulleau, toujours en quête d’un petit buzz pour continuer à exister (ici un livre de débat avec Alain Soral[1], là des années de collaboration[2] mielleuse avec Éric Zemmour). Que dit Naulleau ? Qu’«Angot a la prétention de traduire le français en Angot. C’est comme une langue étrangère. Je classe, dans ma bibliothèque, les livres par langue. Il faudrait que j’aie un casier spécifique pour Angot sur les langues pas encore déchiffrées dont on ne connaît pas encore bien les règles grammaticales — elles semblent changer d’un livre à l’autre.» Sauf à être aveugle, n’est-ce pas cela le travail d’écrivain, cher Éric ? Peaufiner la forme pour servir le fond. Mais peut-être préférez-vous aller faire le pitre chez Hanouna, lui aussi maitre du rire moqueur, plutôt que de méditer à tout cela ? Ou bien vous exciter sur deux, trois obscurs auteurs balkaniques que personne n’a jamais lu. Au fond, c’est votre choix… Dernier exemple, puisqu’en ce bas monde de la critique, il faut bien pourfendre quelques médiocres : Jean-Marc Proust, sur Slate. Ce dernier semble s’être levé un beau jour avec l’envie de se faire un prénom… Il s’est donc fendu d’une critique «putaclique» du roman d’Angot, plus tard retweetée par la cohorte de ces gens qui ne lisent jamais mais aiment bien dénoncer. On les connaît. Le nobody Proust signe donc un papier navrant, mi-ravi de la crèche, mi-cynique dans l’air du temps. On y lit : «Le premier mot du roman (“je”) dresse magistralement le décor. L’héroïne, c’est elle, c’est Je. La première phrase (“Je traversais la rue…”) emporte le lecteur dans un monde d’aventures. Dira-t-on assez le génie de ces trois petits points, ponctuation feutrée qui donne à la banalité de cette rue traversée une force homérique?». Ce que signe cette logorrhée faussement élogieuse, c’est finalement toute l’impuissance du critique à décrypter à la fois Angot et l’époque (sans compter un zèle curieux à se «taper» la figure de l’écrivain médiatique). De manière générale, d’où que viennent les critiques, pour engranger un maximum de vues, donner dans «l’Angot-bashing» est une recette éprouvée. Une petite médiocrité qui fait ricaner. Il existe deux manières d’y faire face. La somptueuse ignorance prônée par Nelly Kaprièlian («Il paraît que Christine Angot serait détestée depuis qu’elle fait de la télé. Mais je n’ai pas la télé.» écrivait cette dernière dans les Inrocks). Ou bien percevoir Christine Angot comme un très utile radar à salauds. Qui la méprise profondément se trouve souvent en situation de putréfaction avancée…
[1] Publié chez Blanche et sous-titré, tout en sobriété, Combat de Blancs dans un tunnel…
[2] Le mot «collaboration» est ici employé à dessein.
bravo Monsieur , quelle verve, quelle chute!!!