Herman Leo Van Breda (1911-1974) n’est connu que d’un petit nombre de personnes : des historiens de la philosophie et des philosophes. A tout un chacun, ce nom ne dit rien. Van Breda était franciscain, étudiant en philosophie à Louvain, préparant une thèse sur Husserl. A la mort du philosophe, Van Breda se rend à Fribourg-en-Brisgau pour rencontrer sa veuve et son assistant, et demander l’autorisation de travailler sur les textes non publiés. Voilà le point de départ du formidable roman que Bruce Bégout, lui-même spécialiste de Husserl, publie en cette rentrée chez Fayard.

Le mot «héros» pour désigner Van Breda est ici légitime, dans tous les sens du terme. Le franciscain va sauver les manuscrits de Husserl de l’inéluctable destruction par les nazis : nous sommes en 1938, l’Allemagne est pavoisée de noir-blanc-rouge, les lois anti-juives sont de plus en plus répressives – Husserl était juif, converti au protestantisme mais considéré par le régime comme Juif –, le pape Pie XI a publié un an auparavant son encyclique Mit brennender Sorge (dont le titre français est Avec une brûlante inquiétude) qui n’a pas plu, mais alors pas du tout, aux Nazis, lesquels intensifient les persécutions anti-catholiques et visent plus particulièrement les congrégations religieuses. Van Breda est un franciscain, étudiant la philosophie d’un penseur juif, et projetant de faire sortir du Reich des manuscrits voués à l’autodafé qui, tout bien considéré, n’intéressent qu’un pourcentage infime de la population mondiale. Mais quelle idée que de vouloir faire sortir d’Allemagne, sous le manteau, 40 000 feuillets ! Feuillets, qui plus est, que personne ou presque ne peut déchiffrer, puisqu’ils sont sténographiés ! Van Breda, qui était venu à Fribourg dans l’intention de s’asseoir à une table et de prendre, tranquillement ou presque, des notes pour sa thèse, se retrouve dans une situation inextricable : il est incapable de lire la moindre ligne écrite par Husserl, et la masse des documents est à ce point importante qu’il faudrait plusieurs vies de franciscains pour venir à bout de leur transcription, études de sténo comprises. La seule solution est le «sauvetage» des feuillets. Il faut sauver les idées. Van Breda est le héros qui va sauver les idées que Husserl a laissées en héritage. Il parvient à faire passer les manuscrits en Belgique. Le franciscain ne racontera que bien plus tard, à la fin des années 50, son aventure. Et encore, sur le mode mineur, comme l’ordre auquel il appartient. Van Breda est un héros discret et humble.

Bruce Bégout en fait un héros romanesque, sans pour autant déformer son caractère, et sa discrétion. L’histoire est vraie, et la mise en scène, en mots, prend les allures d’un roman d’aventures. Parce que pour raconter cette folie, il faut un parti pris d’écrivain. On peut le dire ainsi : sauver des idées rédigées dans une graphie incompréhensible, et qui n’intéressent personne ou à peu près, au péril de sa vie, relève de la folie furieuse. Mais c’est aussi la preuve absolue que l’expression de la pensée est à sauver à tout prix. Et que tant que quelqu’un mettra sa vie en péril pour préserver des feuilles de papier où cette pensée s’exprime, le monde ne court pas vraiment à sa perte. Bégout raconte l’histoire du franciscain et des manuscrits sur le ton alerte du roman à suspense. Sans jamais tomber dans la caricature ou le dévoiement. Le lecteur comprend l’admiration que voue Bégout à Van Breda, et combien il lui est reconnaissant d’avoir sauvé du possible autodafé nazi les feuillets de son philosophe de prédilection. Le franciscain de Bégout est un homme qui suit la règle de son ordre mais fume des Belga, un géant hollandais qui tremble de timidité quand il sonne à la porte de Malvina Husserl, la veuve du philosophe. Un homme qui, dans Fribourg, discute avec les kiosquiers et voit passer les Jeunesses Hitlériennes. Un homme qui, presque malgré lui, prend une décision qui le dépasse, tout en soignant, dans sa cellule de moine, un chat malade, alors que les animaux domestiques sont interdits dans les couvents – il ne faut pas s’attacher… Le Van Breda de Bruce Bégout épouse parfaitement les contours psychologiques du vrai Van Breda, à ce que l’on peut déduire de sa discrétion et de son humilité après le sauvetage.

Le roman – car c’est un roman, même si le texte est basé sur une histoire vraie – est aussi une leçon d’Histoire, qui rappelle les persécutions dont ont été victimes les catholiques et les congrégations dans l’Allemagne nazie[1]. Un roman écrit d’une plume concernée, au style enlevé et précis. Bruce Bégout, malicieusement – et de manière parfaitement signifiante et transparente – s’ingénie à ce que jamais n’apparaisse le nom de Heidegger dans son texte, l’élève qui, devenu recteur de l’Université de Fribourg, a participé à l’éviction de son maître Husserl :

«[Van Breda] a croisé l’ancien recteur, celui dont le nom est tabou dans la maison de Husserl, l’élève qui a trahi en passant dans le camp ennemi. Ce dernier, gras comme un garçon boucher, était en train de discuter avec un groupe d’étudiants en haut du perron. Il avait l’air détendu.»

Nul besoin d’être spécialiste de la phénoménologie pour apprécier ce texte basé sur un fait historique, qui rend hommage au courage et à l’humilité d’un type bien. Le style de Bégout, très contemporain, est au service d’un romanesque réflexif : Le Sauvetage, roman tout ancré dans la réalité de l’Allemagne de 1938, met en relief ce qu’un homme peut entreprendre pour le sauvetage de la diffusion des idées et de la pensée. Un thème éternel, et universel.

 


 

[1] A l’heure où tel «philosophe» médiatique répand des inepties sur Hitler et le christianisme, heureusement corrigées par Johann Chapoutot, la lecture de ce roman est également salutaire. Cf. l’article du 6 août 2018 sur le site du journal La Croix : «Onfray, Hitler et le christianisme».