C’était avant le Funk. C’était avant le débarquement sur toutes les pistes de danse du Funk, le groove, high ou low, la main pilonnant la basse et les cuivres sauvages, les corps à la recherche de l’extase, l’esprit extravagant, la sentence jouissive jouant please, please, avec le feu.

C’était après le Blues. C’était après l’ère du Blues, les mains d’ébène, les cœurs en morceaux, les dents serrées contre la misère, serrées contre les peines du cœur, le ciel sans lumière, la chaleur de la voix contre les ténèbres, un million de vies à revivre au-delà du brouillard, l’esthétique parade imparable contre la douleur des jours sombres. Le soleil suit toujours la pluie, le soleil brille toujours après la pluie.

C’était après le règne des Negro Spirituals. Les Negro Spirituals, Swing Low Sweet Chariot, le chant, la gloire du ciel dans les yeux, Oh ! Precious Lord !, racontant Go Down Moses, Moïse et la sortie d’Egypte, Joshua et la bataille de Jéricho, Canaan et la Rivière Jordan ; les Negro Spirituals, l’ardeur gonflée jusqu’au bord de l’explosion, le souffle transi de grâce des pieds à la tête, l’extase vainqueur de l’éphémère, signe de l’éternel.

C’était avant le Funk, c’était après le blues, c’était après les Negro Spirituals, c’était le temps de la Soul, Max Roach réinterprétant la métaphysique du Jazz, to be-bop or not to be, cool et free, Lady Day la voix à damner tous les Saints, Duke et Dizzy, Miles et Mingus, Monk et Coltrane, Bird et Coleman l’autre Soulman, en demi-dieux, Ella Fitzgerald en First lady de l’improvisation, le feeling et le swing se jouant des mots et des phrases, Sarah Vaughan, le trône l’amplitude au-delà de l’arc-en-ciel. Jazz and Soul.

La Soul, nouveau Sound écho d’autres sonorités ; la Soul, Sweet Soul Music, mouvement contagieux de l’esprit ; la Soul, liberté d’être, liberté d’aimer, liberté de penser ; la Soul, osant ceci, osant cela, disant et redisant qu’on ne comprend bien le monde qu’en partant de soi, que nul ne peut choisir à la place de personne d’être Prince ou Princesse, King ou Queen et qu’il ne suffit pas de grand-chose pour retrouver la pulsation organique, de la base au sommet.

C’était le temps de la Soul, de la Deep Soul. Ray Charles les mains voyantes au piano, la voix voyant plus loin que son temps, mélangeait ciel et terre, mélangeait dans un même corps – ô sacrilège, oh ! What’d I say ! – la musique profane et la musique du Seigneur, sans façon, sans déguisement ; James Brown, les riffs de guitare heurtés, l’orchestre en turbine emballée éructait, le tempo frénétique baby baby, baby ; Otis Redding assis sur The Dock of The Bay regardait la marée descendre en marquant la Soul de son empreinte ; Sam Cook la ballade slow cœur contre cœur, l’amour Bring it on home to me ensoleillait les passions.

C’était le temps de la Soul, le temps de l’élévation des corps et de l’émancipation des consciences, le temps de la contestation de tous les enfermements.

C’était le temps d’Aretha, d’Aretha Franklin. Special prayer, les vertus de la bienveillance, vœux de divinité à tous, tendresse éternité d’un instant ; Special prayer, loué soit son nom !

Aretha Franklin, les roses rouges de Spanish Harlem douces et soyeuses, perçant le béton ; Bridge Over Trouble Water, la compassion, l’énergie du bien en célébration : «Lorsque tu seras épuisé, mélancolique, lorsque les larmes viendront à tes yeux, je les sècherai toutes. Je te réconforterai, j’apaiserai ton esprit».

Aretha Franklin, Natural, Woman, l’amour en sanctification : «Avant notre rencontre, la vie était si morose, avec toi j’ai l’impression d’être une femme si naturelle, tu me rends si vivante…»

Franklin, Aretha Franklin, de Détroit New Bethel Baptist Church à l’amour universel, la voix ressource cosmique précieuse, les mélodies Rock Steady ou Freeway délices riant de joie, le rythme magie de l’éclat en offrande, l’harmonie enchantement suprême, le tempo force rayonnante, les refrains, Think, bouts d’éternité.

Mon Dieu, qu’elle était lumineuse et éblouissante Aretha, Aretha Franklin. Qu’elle était belle, belle d’une élégance suprême, honneur à la beauté ; belle de la présence divine qui, à chaque génération, ravive la vie de joie ; belle, belle d’une beauté au bord du ciel fleurie de respiration éternelle.

Amazing grace. La grâce et le respect.

La grâce. La lumière qui vient des profondeurs. L’intériorité. La spiritualité. Ce que tu sais et ce que tu ne sais pas. La question majeure au terme du voyage : ai-je bien vécu ?

Le respect. Aretha Franklin, l’éloge du respect. Qu’est-ce un monde sans respect ? Le Respect. Respect pour soi, respect pour les autres. «Juste un peu de respect quand tu rentres à la maison, hey Baby ! Juste un peu de respect, Monsieur !» Respect : un manifeste planétaire pour l’égalité sur disque en deux minutes et vingt-huit secondes qui tourne encore : l’homme n’est homme que lorsqu’il respecte la femme ; la femme n’est pas l’ombre de l’homme ; le destin de la femme n’est pas de pleurer en silence.

La Soul. Aretha, Aretha Franklin, la reine de la Soul. Mais qu’est-ce la Soul ? Qu’est-ce l’âme ? L’essentiel. L’essentiel, c’est l’essence. La conscience. Mais qu’est-ce la conscience ? Comment naît la conscience ? De quelle essence ? L’âme est-elle comme tout ce qui commence et finit ? L’âme demeure-t-elle souffle au-delà du corps lorsque le corps s’en va là où il doit aller ? Peut-être. Seule certitude : Il y aura toujours cette voix. La voix d’Aretha Franklin.

Il est écrit : «Dieu a donné, Dieu a repris, que le nom de Dieu soit béni !»