«Tu passeras à la maison et puis on parlera vraiment…»
Cette phrase, c’est la promesse que Michel Butel a fait à beaucoup d’entre vous. En bien des occasions, il a invité ses amis et ses proches, à venir partager avec lui un moment pour parler «vraiment». Et je crois que nombreux sont ceux qui raconteront bien mieux que moi ces moments de partage, d’amitié, et de vérité qu’il avait choisi de vous offrir. Je crois aussi que, réunis ici en cet instant, vous devez à Michel Butel de poursuivre, à votre manière, cette conversation.
Vous vous dites peut-être : mais est-il possible de continuer de parler avec les morts ? Est ce qu’une conversation se poursuit après la vie ?
Je ne sais pas. Mais, je sais que Michel Butel semblait y croire. En tout cas, il l’a beaucoup écrit.
Au tout début de son livre autobiographique, L’Autre Livre, il affirme, avec un humour extraordinaire à moins que ce ne soit la plus sérieuse de ses déclarations :
«Quand je serai mort, au début, je serai encore en vie, mais déjà mort.
C’est donc au début de quand je serai mort, que j’accomplirai les grandes actions suivantes :
Je lirai Thomas Mann et tous ceux qui m’auront valu des sarcasmes pour ne pas les avoir lus.
J’écouterai la tétralogie de Wagner (mais je n’irai pas la voir, je garderais une certaine tenue tout de même) (…)
Je demanderai : qui a osé écrire qu’il faut considérer les religions comme des crimes contre l’humanité ? On me répondra, mais c’est toi salopard et on me tuera, et alors je serai complètement mort et c’en sera fini de ces promesses à la con».
Et en attendant, c’en n’est pas fini du tout de ces promesses à la con, et au delà de la mort c’est comme si Michel vous invitait vraiment à poursuivre le récit de sa vie sous la forme d’un dialogue.
Une vie qu’on pourrait raconter de mille manières, par le début ou par la fin.
On pourrait commencer ce récit par la fin, par ce lieu où il reposera pour l’éternité tout près d’un homme qui a tant compté pour lui, son grand père Naoum, pilier de son enfance, héritier de cette histoire juive d’arrachement et d’exil, qui plonge ses racines dans le Yiddishkeit de l’Europe de l’est, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Russie.
On pourrait raconter la vie de Michel depuis le début, à partir de 1940, d’un mois de septembre à Tarbes où naît un petit garçon caché et sauvé. Une histoire où des Justes vont jouer un rôle-clé, et le sauver, lui et son grand père. A travers eux, la question de la justice, du courage et de la droiture morale habitera toute son œuvre, ses écrits et ses engagements.
On pourrait raconter son histoire à partir, non pas d’un héritage, mais au contraire, de la rupture d’un système familial. Raconter son histoire à partir de la façon dont il s’est fait renvoyer de tant d’établissements scolaires, du collège et du lycée, de l’école alsacienne, comme un «Robin des Bois» de cours d’école qui aurait pu mal tourner, mais qui fut aussi sans doute sauvé par sa force de séduction… et par dessus tout, sauvé par les mots, par l’écriture et par les journaux. Raconter l’histoire d’un garçon qui crée à douze ans son premier journal, et décide que l’écriture sera le cœur de sa vie, et prend un pseudo, Michel d’Elseneur, pour se débarrasser de son nom de naissance.
On pourrait raconter sa vie à partie de son œuvre, bien sûr. Des livres et des journaux qu’il a lu mais surtout écrit et créé, et dont les titres livrent un secret :
L’Azur, L’Imprévu, L’Autre Journal, L’Autre Amour, L’Autre Livre…
C’est de l’autre dont il est toujours question. Pas juste d’une rencontre avec l’altérité ou la différence, mais une sorte de confiance qu’il pourrait en être autrement : qu’on pourrait écrire autrement, penser autrement, raconter le monde autrement, dans la presse, les livres, les films et même dans les «stèles» c’est comme ça qu’il appelle dans son livre les hommages que l’on rend à ceux qui nous quittent. Une autre conversation… je crois que c’est précisément de cela dont chacun d’entre vous pourrait témoigner à sa manière, de ce que Michel lui a appris d’une autre façon de raconter le monde.
En vous entendant me parler de lui cette semaine, je ne pouvais m’empêcher de penser à un personnage du Talmud, un homme qui fascine les commentateurs et qui habite les pages du livre. Son nom est Elisha ben Abouya, mais un jour, à force de questionner la tradition, de l’interroger, il acquiert dans le Talmud un statut d’outsider et un autre nom. On l’appelle dorénavant AH’ER, l’autre, un homme dont on reconnaît l’érudition mais qui se place à tout jamais hors-champs. Je crois que ce nom aurait pu être l’autre nom de votre père. AH’ER, érudit et rebelle. Cela aurait pu être (qui sait ?) le nom de son prochain journal.
Votre père n’était pas religieux au sens traditionnel du terme, sans doute pas vraiment croyant non plus. A moins d’entendre en Hébreu le nom que porte Dieu.
Dans cette langue, on appelle Dieu ELI et ce mot s’écrit d’une drôle de manière : avec trois lettres (Alef-Lamed-Youd) qui simultanément écrivent le mot OULAI, qui signifie PEUT ÊTRE.
Le Dieu des Juifs s’appelle PEUT ÊTRE… pas juste dans le sens de l’incertitude, mais dans le sens de ce qui «pourrait être», de ce que pourrait être un autre amour, un autre livre, un monde imprévu. Je crois que ce Dieu-là, jusqu’au bout de sa vie, Michel Butel l’a prié.
Vous le voyez, on pourrait raconter sa vie de mille manières :
A partir des rencontres qui ont compté, de ses amitiés, de ses combats, de ses révoltes, et de ses engagements politiques. De ses rencontres avec Pierre Goldman, Alain Cournot, Bernard-Henri Lévy… Le raconter à partir de toutes ces amitiés ou ses coups de gueule, de tous ceux qui à ses côtés ont rêvé de changer le monde, ont refusé l’ordre établi, même celui des idéologies constituées… et pris le risque d’être un peu plus seuls pour rester libres.
A partir de son amour de la musique ou du sport, de l’athlétisme et de McEnroe. A partir de sa passion pour les arbres et pour Paris, qu’il ne quittait jamais ou presque.
A partir de la maladie, ou plutôt de la façon dont il l’a combattue. Il avait rencontré très tôt dans l’enfance celle qui tentait de lui voler son souffle, mais elle n’a finalement jamais réussi à lui prendre son inspiration. Ces dernières années, elle lui donnait parfois des hallucinations, lui faisait entendre d’autres voix qui l’appelaient. Pas besoin d’y croire littéralement pour reconnaître qu’il avait sans doute su développer une autre écoute.
On pourrait enfin et surtout, raconter sa vie à partir de celles et ceux qui ont compté plus que tout : ses amours, les femmes qui l’ont accompagné, sa sœur Jacqueline, les mères de ses enfants, Catherine, Marianne, Dorothée ; et Beatrice bien sûr ; et puis cette nouvelle génération qu’il a vu grandir, la génération d’Ivan, Stephen, Guillaume et Mara. Chaque jour, il disait à ses enfants : est ce que tu as lu les journaux, Le Monde, Libé et l’Equipe ?… et il leur donnait des morceaux de papier découpés dans la presse et leur envoyait des livres, comme des trésors à collectionner. Et il faudra raconter cela à la génération de ses petits-enfants.
Vous m’avez dit combien votre père aimait rassembler. Il adorait ces moments où tous les siens se tiennent à ses cotés, comme autour d’un patriarche, d’un chef de clan. Et n’est-ce pas ce qu’il fait aussi aujourd’hui ? Il vous réunit et vous refait le coup de s’éclipser, de se mettre dans une pièce à coté et de vous laisser parler, de lui de préférence. Il souhaitait, plus que tout, qu’ensemble vous sachiez faire famille, que sa générosité rejaillisse sur vous et que vous puissiez vous emparer ensemble du monde qu’il vous laisse en héritage.
C’est exactement ce qu’il a écrit dans un extrait de L’Autre Livre qui résonne comme la poursuite de sa conversation avec vous :
«Nos enfants s’en souviendront. Un jour, le visage que nous avons s’abattra sur eux, sur leurs visages, ressemblance. Quels visages ? (…) Un jour les paroles que nous prononçons ils les entendront, à l’intérieur d’eux, se frayant une sorte de passage. Quelles paroles ? Un jour, nous serons morts, ils seront vivants, enfin nous parlerons…»
Michel Butel est mort.
Vous êtes vivants.
C’est un autre quotidien qui s’écrit, mais la conversation se poursuit, celle qui vous permettra de parler avec lui vraiment.