Les hommages fraternels à Michel Butel se sont multipliés, ici même, à La Règle du Jeu, et ailleurs. Et je ne reviendrai pas sur son génie des mots et des idées, sur l’homme qui voulait que le monde, l’existence, nos amours, nos travaux, soient «autres» que ce qu’ils sont dans l’ordre dominant et égoïste des choses. Je ne reviendrai pas non plus – les deux livres qu’il écrivit, dont L’Autre amour qui emporta le prix Médicis, et les journaux qu’il créa en font foi, Ô combien – sur le désespoir qui le gagnait quand il avait le sentiment que la poésie des rêves était peut-être impuissante à changer les jours de notre vie.

J’ai connu Butel quand Bernard-Henri Lévy et lui fondèrent l’Imprévu en 1975, les quelques mois que dura ce pari d’un quotidien météorique. Beau, lyrique, grand’frère enthousiaste et moqueur, aux analyses politico-littéraires déroutantes et sans appel, il était précédé d’une légende obscure dont nous ne savions que des bribes mais qui campa très tôt un personnage de jeune aventurier, rimbaldien quoique sédentaire, à mi-chemin entre les héros de Georges Darien, Fantomas, les Lettristes de l’Oulipo et Les 400 coups de François Truffaut.

Quelques souvenirs épars et fragmentaires me reviennent quarante ans plus tard, qui composent un personnage hors du commun qui voulut faire de son passage parmi ses contemporains un roman vécu sous le signe de l’échec glorieux et magnifique ; et, aussi, un personnage qui estimait que la «société bourgeoise» ne méritait pour le rachat de ses injustices coupables que de financer les coups de boutoir littéraires, journalistiques et autres, qu’il ne cesserait de lui porter en bon espiègle tragique.

Il avait eu la mauvaise fortune de naître juif en 1940, d’une mère dont il disait lui-même qu’elle était peu aimante. Un sort si contraire lui dicta ses révoltes aux couleurs de la folie de jeune adolescent incendiaire. Puis sa fuite, à quatorze ans, dans une vie nomade où les amis des Lettres et du Néant allaient être sa tribu d’élection. Ami de Guattari à la clinique de La Borde, laboratoire de l’anti-psychiatrie, compagnon de Pierre Goldmann, de Pierre Brumberg et de quelques autres desperados sans famille ni patrie, il appartiendra un temps à l’Union des étudiants communistes où, aux côtés de Bernard Kouchner et des jeunes «Italiens» en délicatesse avec le «Parti» de Thorez et consorts, il subvertit les réunions sous haute vigilance des René Andrieu et des stendhaliens staliniens préposés à la turbulence estudiantine. Il n’avait pas son pareil pour intervenir en plein débat, sans crier gare, dans une novlangue, inspirée d’Isidore Isou, qui sidérait l’assemblée.

Butel, clochard céleste toujours à court d’argent, inventera un impôt révolutionnaire personnel sur les riches où l’humour et la provocation le disputaient à l’inconscience. En feront les frais tel président d’une grande compagnie aérienne… Un Secrétaire général de l’Elysée giscardien dont il imitait parfaitement la voix… Un parlementaire réactionnaire dont le compte bancaire illégal fut porté au grand jour… Comprenne qui pourra !

Plus tard, devenu une figure tutélaire dans le Paris de l’après-68, Butel pratiquera une éloquence sans concession qui fascinait ses interlocuteurs jusqu’aux plus haut placés et aux plus étrangers à son approche poétique du monde et de la politique. Il les convaincra de financer des aventures de presse collectives ou solitaires où toute une génération littéraire se reconnut. Parallèlement, une confrérie butélienne s’était créée autour de lui où chacun contribuait à assurer à ce Trésor vivant qu’il était, les subsides nécessaires à sa survie d’homme libre.

Tel était cet ami du genre humain et en même temps son Fléau. Tel était ce Diogène moderne égaré sur le pavé parisien. Un homme d’un autre temps a quitté sur la pointe des pieds un monde devenu étranger où son espèce rare est en grand péril de disparition définitive. Très triste.