Nous voici donc Stephen, Guillaume, Mara et moi intronisés dans ce club mystérieux, si difficile à décrire, avec ses moments vertigineux. C’est un territoire aux contrées infinies et dangereuses, le club de ceux qui ont perdu leur père.

C’était sans doute un moment redouté depuis longtemps déjà mais c’est un choc. Michel est parti dans un lit d’hôpital, pourtant cela ressemble davantage à quelque chose de brutal, comme un accident qui interrompt le cours des choses. Nous étions en train de faire des choses ensemble, de parler, nous devions nous revoir. Je suis en colère que cela s’arrête.

Sa disparition est d’autant plus insupportable que Michel était la personne la plus vivante qui soit. Son absence, il faut en prendre acte mais elle est inacceptable. C’est impossible. Et en prononçant ce mot, je pense au journal qu’il a crée avec Beatrice, la personne qu’il a adoré comme pas possible ces dernières années.

Michel souffrait énormément et il menait depuis plusieurs années une vie qui n’était plus la sienne. Pendant longtemps j’ai fait des cauchemars, sans doute ressemblant aux siens, des cauchemars de persécution. Cela fait longtemps que je sais qu’il pouvait s’en aller. Je le redoutais mais chaque matin je me réveillais et un nouveau jour commençait ; nous nous retrouvions et cette peur de le voir partir ne m’empêchait pas de vivre. Cette épée de Damoclès qu’était sa maladie ne comptait pas au regard du bonheur de le connaître et de le voir.

Ce qui rend troublant cette épreuve, c’est que je pensais que papa était invincible, et que s’il partait cela n’arriverait pas vraiment. Que ça serait un peu magique. Et pas trop triste. Mais ce dernier point reste à prouver. En fait, ce sentiment d’invincibilité était une fable, que je déteste vous raconter à ce moment précis tant elle ressemble à un mensonge, à une supercherie.

Mais quand même… tout n’est pas inventé, tout n’est pas douloureux, cette fable a des airs de réalité. Nous sommes aujourd’hui armés de la confiance qu’il nous a transmise. Confiance dans la vie, dans la capacité que nous aurons à nous accommoder de la noirceur du monde. Nous sommes animés par son goût insatiable de la conversation et par son dégoût de l’injustice. Par son désir que les choses soient autrement.

Ce qu’il laisse comme textes et comme façon d’être au monde restera à jamais et c’est magique. Michel était vraiment invincible. Il a mené et gagné des combats extraordinaires tout au long de ses années. Il a dix fois vaincu la maladie et repoussé chaque nuit la douleur pour tenir jusqu’à l’aube. Il a intensément honoré toute sa vie les morts et la mémoire de la Shoah. Il a aussi embrassé de tout son cœur le combat pour les peuples opprimés. Il nous a convaincu que littérature et politique devaient aller de pair, que l’engagement était forcément poétique. Il nous a convaincu de la beauté de l’extrême-gauche et de ce qui est juste. Il avait une façon unique, intense, de vivre sa vie – qui ressembla à celle d’un aventurier, certes sédentaire, avec des étapes toutes plus romanesques les unes que les autres. Il n’aura jamais eu d’argent mais une générosité sans fin. Michel était invincible et son invincibilité continuera à nous mouvoir, à donner naissance à nos actes les meilleurs.

Et ce n’est pas cette maudite fin, dérisoire, dans la chambre de l‘Institut Montsouris, dans la nuit de mercredi à jeudi dernier, qui parviendra à nous convaincre du contraire. Non, ceci est bien peu de choses par rapport à ce qu’il a entrepris, dépassé, inventé. Ce n’est rien en regard de tout ce qu’il nous a apporté, du plaisir et de la fierté de l’avoir côtoyé…

Je voudrais juste finir sur une liste de noms, de personnes qui sont parties avant lui et auxquelles il pensait sans cesse, dont il avait parfois les photos dans son joli appartement de la rue de Turenne. Son panthéon personnel. Ce sont eux qui vont l’accueillir. Il y a avait dans sa famille de cœur : Suzanne Merleau-Ponty, dite Suzou, Pierre Cot, Alain Cuny, Michel Cournot, Luc Bondy, John Berger, Gilles Deleuze, Felix Guattari, Alain Forner, Yves Janin, Pierre Goldman, Mme Gerville, Jean Depussé, Ionic Parlier, Nathalie Cot, Daniel Timsit, Monique Antoine, Ania Francos, Moussia Toulman et Nahoum Manzon son grand-père qui repose non loin de lui… J’en oublie évidemment énormément. Il les a aimés. Il a pensé à eux et à elles. Il a su nous les faire connaître et les faire vivre grâce à ses mots.

Maintenant, nous avons, à notre tour, un nouveau nom à prendre en charge.

Le tien, Michel Butel. Amour.

Un commentaire

  1. DIEU MAIS QUE VIENT-IL FAIRE ICI? NON CE QUE JE VEUX DIRE C’EST LA BEAUTÉ DU TEXTE QUI PROUVE LA BEAUTÉ DE SA VIE SA FORCE DE VIE. JE N’EN DIRAI PAS PLUS!

    JE VOUS EMBRASSE À CAUSE DE CETTE AMITIÉ QUI SE CRÉE.

    BERNARD DANDOIS-ORLINSKI