Extase. Que l’on invoque Dieu le père ou son prophète descendu sur Terre (Zinedine Zidane), que l’on supporte le PSG ou l’OM, que l’on regarde le football en expert ou en supporter dilettante une fois tous les quatre ans, il n’y a pas mille façons de parler d’une victoire en Coupe du Monde. Il s’agit là de moments rares et précieux. D’instants d’éternité et de souvenirs pour la vie entière ! Le football, certes, n’est qu’un jeu. Un jeu crée en 1860 par quelques gentlemen anglais pincés à des fins de divertissement et de culture physique. Près de 160 ans après la création de la Football Association, l’euphorie n’est pas retombée, loin de là. Elle s’est même étendue et amplifiée jusqu’à devenir un nouvel opium populaire, la version contemporaine des jeux du cirque, le plus grand spectacle au monde, des quartiers chics de Londres aux bidonvilles de Rio en passant par Bondy. Tant mieux !
Il fallait voir, dès le coup de sifflet final, le bonheur fou d’une génération qui n’avait pas ou si peu connu France 98 ! Des milliers de gens sortis dans les rues pour klaxonner, chanter, fraterniser. Une Jeunesse cosmopolite et métissée mais sans revendication sinon celle, un brin macroniste peut-être, de voir «la France de retour»… Dans le flot, la nuée, beaucoup de fêtards qui ne comprennent rien aux principes du jeu. Certains, à la vérité, étaient tout bonnement incapables de citer plus de trois champions du monde. Peu leur importe au fond. Car le football n’est ici qu’un prétexte. Et leur patriotisme de circonstance… Ces gens-là, aussi surnommés «Footix» en référence à la mascotte de France 98, sont prompts à clamer leur amour de la France quand celle-ci gagne. Facile ! Demain, lorsque le réel sera de retour et leur pays en butte aux difficultés rencontrés par toutes les autres nations, ils seront les premiers à céder au refrain désolant du French bashing. On le pressent nettement. Mais pour l’heure, ne gâchons pas la fête : portons le maillot des Bleus si l’on veut, chantons à tue-tête (mais de grâce pas sous mes fenêtres !) : les occasions de nous réunir sont si rares…
Tsunami de joie. Il fallait se promener dans les rues de Paris après la victoire pour mesurer à quel point le triomphe de la bande à Pogba ressemble à un gigantesque sas de décompression populaire. On chante, on boit, on grimpe aux arbres, on plonge nu dans la Seine et l’on conduit sans casque. Le temps d’une soirée, tout cela est – exceptionnellement – autorisé ! Voilà le peuple français grand consommateur d’antidépresseurs ici ivre de bonheur. Des drapeaux tricolores à n’en plus finir pavoisent les fenêtres. La fierté nationale semble redevenue un réflexe. Patriotisme de circonstance, peut-on penser. A raison. Mais surtout patriotisme joyeux, apolitique, et largement républicain. Pendant toute la Coupe du Monde, «Vive la République» revenait d’ailleurs sans cesse dans la bouche des joueurs et du sélectionneur Didier Deschamps. Florian Thauvin, Kylian Mbappé, Antoine Griezmann et les autres avaient à cœur de montrer qu’ils étaient fiers d’être français, simplement heureux et motivés à l’idée de porter le maillot bleu. Pour autant, comme l’écrivent justement les journalistes du Monde, «La France ne va pas se métamorphoser comme par enchantement. Les inégalités sociales ne vont pas s’effacer, le chômage de masse et la précarité ne vont pas disparaître. Les querelles et les polémiques qui sont notre lot quotidien vont vite réapparaître. La magie d’une gloire sportive est fugitive et ne suffit pas, à elle seule, à rétablir la cohésion sociale. Mais, pour autant, peut-on lire, la France aurait tort de bouder son plaisir. Dans un climat politiquement et socialement morose, la victoire de l’équipe de France est susceptible de regonfler le moral des Français. Elle est un signe de confiance en sa jeunesse et offre une salutaire bouffée d’optimisme.» Soit.
Jubilation réaliste. Les Français ont retenu la leçon de 1998. Le football n’a jamais permis de révolution, sinon sur le terrain… Onze athlètes, aussi sympathiques et habiles soient-ils, ne remplaceront jamais l’action gouvernemental et le leadership d’un Chirac, d’un Sarkozy, d’un Hollande ou d’un Macron. Tant pis pour les idéalistes.
Politique et football, enfin. Il n’aura pas fallu longtemps pour que le fléau de la récupération politique ne frappe éditorialistes, ministres et élus. Passons donc rapidement sur les tweets d’Aude Lancelin, Nicole Belloubet, Florian Philippot, Matteo Salvini et consorts. En se risquant à ce petit jeu en 2018, ils constituent au mieux une belle troupe d’ignares en matière de communication, au pire une conspuable armada de cyniques populistes. On était pourtant prévenu ! Juste avant la finale, Olivier Guez, prix Renaudot et grande plume amatrice de football, traduisait ce sentiment en des mots précis: « (…) sur les plateaux, les forums et dans les tribunes (des journaux), ils s’échauffent déjà, les sociologues récupérateurs, tous ceux qui voudront instrumentaliser un éventuel triomphe au stade Loujniki de Moscou et l’ériger en un lieu de mémoire de notre histoire et de notre identité. De grâce, épargnez-nous une deuxième saison de “black-blanc-beur”, vingt ans après la première, et la projection de vos fantasmes ou de vos craintes sur cette belle équipe de France, sous prétexte qu’elle est multiethnique. Elle est à l’image de nos classes populaires (et moyennes), plus bigarrées que les immeubles jouxtant le jardin du Luxembourg à Paris, en effet : c’est l’équipe de France du début du XXIe siècle, de la mondialisation et des grandes migrations. Mais ne lui faites rien dire (ou pas trop) sur notre communauté nationale ; surtout, ne la surchargez pas de symboles, le football est trop versatile et le ballon capricieux.» Mais rien n’y a fait… Et sans surprise aucune, suprémacistes blancs, Insoumis désolants, frontistes en mal de retweets et indigènes ne vivant que par le buzz ont tenté d’utiliser la victoire des Bleus à des fins de propagande. Personne n’est dupe, surtout pas le peuple descendu dimanche soir puis lundi après-midi sur les Champs-Élysées. Cette foule-là, cette jeunesse ardente rassemblée sous l’Arc de Triomphe, place des «Deux Etoiles», nous intéresse. Pourquoi ? Car elle est à la fois post-Black-Blanc-Beur et post-Charlie. Moins rêveuse que ses ainées et plus réaliste aussi. Moins poétique mais plus efficace. Inconstante et pourtant capable de retentissantes victoires. La France de Kanté, de Varane et d’Umtiti ne s’embarrasse plus de dogme ni d’idéologie. Elle est, sans conteste, et plus que n’importe quel ministre ou député marcheurs, l’incarnation vivante du Nouveau Monde, cette notion si évanescente, que les observateurs du monde politique peinent à définir.
Si la deuxième étoile des Bleus nous ravit, c’est d’abord pour la victoire qu’elle apporte à une combinaison de facteurs clés de fraternité qui n’ont pas fini de nous porter. Les Croates nous ont certes impressionnés, par leur puissance physique, par leur mental technique, par leur union quasi robotique. Mais le physique, le mental et l’union n’ont jamais fait défaut à la puissante équipe de France. Alors, comment expliquer que nous nous soyons sentis dominés, écrasés, laminés durant de longues et agressantes, et désorganisantes, et enrageantes, et angoissantes, et néanmoins extravagantes minutes durant lesquelles nous nous demandions si la France était gagnée, comme de coutume, par la peur de vaincre. La leçon de Didier Deschamps se donne à qui veut la prendre. La brutalité n’est pas le meilleur véhicule du talent. Face à la précision mâtinée d’élégance, un char d’assaut en perd son latin. Il se trouve contourné, poussé à la faute, dérouté jusqu’à la panne d’inspiration. Mais la fraternité universelle ne suffit pas. Il faut aussi réserver à l’équipe le meilleur de soi-même. Et pour que générosité il y ait, il faut que l’individualité n’ait pas été priée de s’effacer au profit de la cohésion. C’est en restant Pogba d’un bout à l’autre du combat que l’on parvient à échouer au bon moment, comme il faut, parce qu’il le faut, sans quoi l’adversaire ne nous croirait pas incapable de saisir telle occasion que nous allons, maintenant, pouvoir optimiser en raison de l’arrogance que nous avons fait naître en lui. L’atteinte d’un objectif est toujours un instant de grâce, un miracle, une impossibilité que contredit la peau extensible de l’espace-temps lorsque l’intensité accrue des forces sublimées a pour effet de ralentir leur vitesse et d’ouvrir une fenêtre d’auto-propulsion au petit chanceux qui a su s’engouffrer dans un faisceau d’instants éternels. Marquons, marquons de notre empreinte, autant qu’il nous transfigura, ce continent qui nous intime l’ordre d’être aussi grands qu’il l’est, — ce fleuve inquiet de son intelligence et de ses furieuses potentialités, qu’il nous précède, nous anticipe, nous attrape et ne nous lâche plus, nous mette en condition de nous humaniser en sorte que nous ne rompions point la chaîne des efforts conjugués dans l’espoir qu’il recouvre ses esprits, et nous les laisse atteindre.