C’était le soir de la fête des Rois, chez une hôtesse qui excellait à réunir le Landerneau parisien à sa table. Nous avions tous un peu bu. Lui, je crois, davantage. J’avais lu à haute voix Le roi des Aulnes, de Goethe, puisque c’était de circonstance. Lui était assis, solitaire, à part. La tête baissée, il faisait semblant de ne pas écouter. J’avais commis quelques mois plus tôt un article fort irrévérencieux malgré l’admiration pour le monument qu’il était aux yeux de tous, moi compris, parce qu’il s’était emporté dans une tribune du Monde, avec sa véhémence habituelle, lui l’internationaliste sartrien, l’intellectuel engagé par excellence, contre les intellectuels favorables à l’intervention française en Libye. Venant de lui, le coup était si inattendu qu’il nous avait fait mal.

Le vieux Grognard à l’allure d’un roc releva soudain la tête. Et, sans préambule, d’une voix forte, à peine voilée par l’alcool, commença :

«Charlemagne, empereur à la barbe fleurie…»

Lanzmann posa son verre.

«…Revient d’Espagne ; il a le cœur triste, il s’écrie :
“Roncevaux ! Roncevaux ! ô traître Ganelon !”»

Il reprit son verre.

«Car son neveu Roland est mort dans ce vallon
Avec les douze pairs et toute son armée.
»

Un silence. Caroline Champetier de Ribes, l’opératrice historique de Shoah et de tous ses films, se porta à ses côtés.
Suivit une tirade sur la tristesse de Charlemagne.

«Cependant, il chemine ; au bout de trois journées
Il arrive au sommet des hautes Pyrénées.
Là, dans l’espace immense il regarde en rêvant ;
Et sur une montagne, au loin, et bien avant
Dans les terres, il voit une ville très forte,
Ceinte de murs avec deux tours à chaque porte.
» (…)

Suivit la description d’une cité aux murailles formidables.
Lanzmann reprit son souffle. Nous étions tous pendus à ses lèvres. La récitation prenait le chemin d’une performance. Mais le récitant tiendrait-il ?

«Charles, en voyant ces tours, tressaille sur les monts.
“Mon sage conseiller, Naymes, duc de Bavière,
Quelle est cette cité près de cette rivière ?”»

Il hésita. Caroline Champetier lui souffla :

«Ô gens de guerre…»

Il enchaîna :

« “…archers, compagnons, capitaines,
Mes enfants ! mes lions ! saint Denis m’est témoin
Que j’aurai cette ville avant d’aller plus loin !”
Le vieux Naymes frissonne à ce qu’il vient d’entendre.
“Alors, achetez-la, car nul ne peut la prendre.”
» (…).

Hugo, en exil à Guernesey mais invaincu, réécrivait allègrement l’Histoire à sa main. Mais Claude poursuivait déjà.

«Quant à nous, autrefois, c’est vrai, nous triomphâmes ;
Mais, aujourd’hui, vos preux ne valent pas des femmes,
Ils sont tous harassés et du gîte envieux,
Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux.
» (…)

Nouvelle pause. Sa belle tête, comme endormie. Puis, avec une énergie, presque une fureur, plus grandes encore :

«L’empereur répondit au duc avec bonté :
“Duc, tu ne m’as pas dit le nom de la cité ?”
— On peut bien oublier quelque chose à mon âge.
Mais, sire, ayez pitié de votre baronnage ;
Nous voulons nos foyers, nos logis, nos amours.
C’est ne jouir jamais que conquérir toujours.
» (…)

La sentence, pensais-je, s’appliquait assez bien à Lanzmann, pour ce que la rumeur parisienne lui prêtait d’insatiable comme homme et comme avocat, d’un bout du monde à l’autre, de son grand’œuvre filmique, de son chef-d’œuvre, sur la  destruction des Juifs d’Europe.

«L’empereur, souriant, reprit d’un air tranquille :
“Duc, tu ne m’as pas dit le nom de cette ville ?”
— C’est Narbonne
». (…)

Je m’attendais bêtement à Carcassonne. Une erreur dans le temps de quatre bons siècles…

«Comte, ce bon duc Nayme expire de vieillesse !
Mais vous, ami, prenez Narbonne, et je vous laisse
Tout le pays d’ici jusques à Montpellier ;(…)
Vous même êtes vaillant ; donc, beau sire, aux échelles !
L’assaut !
»

La voix était sans appel. C’était comme si Lanzmann-Charlemagne ordonnait lui-même l’assaut ! Mais contre qui ?

«— Sire empereur, répondit Montdidier,
Je ne suis désormais bon qu’à congédier ;(…)
J’ai la fièvre ; un ulcère aux jambes m’est venu ;
Et voilà plus d’un an que je n’ai couché nu.
Gardez tout ce pays, car je n’en ai que faire.

L’empereur ne montra ni trouble ni colère.»

Lanzmann n’en montra pas davantage, à peine embarrassé de cette seconde défection.

«Il chercha du regard Hugo de Cotentin.
Ce seigneur était brave et comte palatin.
Hugues, dit-il, je suis aise de vous apprendre
Que Narbonne est à vous ; vous n’avez qu’à la prendre.
»

Assez cavalier, tout de même, ce Charlemagne avec les siens, vu par Hugo et dit par Lanzmann. Ce «Vous n’avez qu’à la prendre», quasi-désinvolte, et faisant bon marché de la chair d’autrui, était-il existentialiste ? humaniste ? cadrait-il avec l’exigeante philosophie lanzmanienne ?

«Hugo de Cotentin salua l’empereur.
“Sire, c’est un manant heureux qu’un laboureur ! (…)
Voilà longtemps que j’ai pour unique destin
De m’endormir fort tard pour m’éveiller matin,
De recevoir des coups pour vous et pour les vôtres.
Je suis très-fatigué. Donnez Narbonne à d’autres.”»

Voilà qui était dit et bien dit. Un silence suivit. «Je suis saoul» fit Lanzmann.

Re-silence. Nous crûmes la cérémonie finie. Mais il repartit de plus belle, en acteur sublime et comédien accompli.

«Le roi laissa tomber sa tête sur son sein.
Chacun songeait, poussant du coude son voisin.
Pourtant Charle, appelant Richer de Normandie :
“Vous êtes grand seigneur et de race hardie,
Duc ; ne voudrez-vous pas prendre Narbonne un peu ?”
»

Ce «un peu» paraissait bizarre. Prendre ou ne pas prendre, telle était seule la question.

«— Empereur, je suis duc par la grâce de Dieu.
Ces aventures-là vont aux gens de fortune.
Quand on a ma duché, roi Charles, on n’en veut qu’une.
»

Le récitant parcourut des yeux l’assistance comme s’il cherchait vraiment quelqu’un.

«L’empereur se tourna vers le comte de Gand :
“Tu mis jadis à bas Maugiron le brigand.
Le jour où tu naquis sur la plage marine,
L’audace avec le souffle entra dans ta poitrine :
(…)
Le péril fut toujours de toi bien accueilli,
Comte ; eh bien, prends Narbonne, et je t’en fais bailli”
».

La voix, du coup, s’était faite avenante.

«— Sire, dit le Gantois, je voudrais être en Flandre.(…)
Non ! je m’en vais en Flandre, où l’on mange du pain.
»

Exit le Flamand, mangeur de pain blanc. Comme pour appuyer son dire, Lanzmann regarda vers l’assiette qu’on lui avait servie au début de la soirée. Inentamée. Il reprit :

«Ça, je suis stupide. Il est étrange
Que je cherche un preneur de ville, ayant ici
Mon vieil oiseau de proie, Eustache de Nancy.
Eustache, à moi ! Tu vois, cette Narbonne est rude ;
Elle a trente châteaux, trois fossés, et l’air prude ;(…)
Mais qu’importe ! es-tu pas le grand aigle ?
»

Nul parmi nous ne douta que le dit-Eustache allait, à son tour, se défiler. Ce que le-dit fit.

Lanzmann restait stoïque, malgré tant de refus. On connaissait l’homme et ses saintes colères. Quand s’emporterait-il, avec Hugo pour mentor ?

«Les nuages passaient. Gérard de Roussillon
Était à quelques pas avec son bataillon ;
Charlemagne en riant vint à lui.
“Vaillant homme,
Vous êtes dur et fort comme un Romain de Rome ;
Vous empoignez le pieu sans regarder aux clous ;
Gentilhomme de bien, cette ville est à vous !”»

La série noire des refus allait-elle continuer, dans la bouche toujours imperturbable, presque sobre, de Lanzmann ?

(…) «— Roi, dit Gérard, merci, j’ai des terres ailleurs.
Voilà comme parlaient tous ces fiers batailleurs.
»

Cela commençait à  bien faire. Ce pauvre Charlemagne allait-il perdre la face ? De surcroît, dans la bouche de Lanzmann qui, cette nuit-là, ne faisait qu’un avec l’empereur.

«L’empereur fit le tour de tous ses capitaines ;
Il appela les plus hardis, les plus fougueux,
Eudes, roi de Bourgogne, Albert de Périgueux,
Samo, que la légende aujourd’hui divinise,
Garin, qui, se trouvant un beau jour à Venise,
Emporta sur son dos le lion de Saint-Marc,
Ernaut de Beauléande, Ogier de Danemark,
Roger enfin, grande âme au péril toujours prête.
Ils refusèrent tous.
»

L’assemblée frémissait. Lanzmann, la colère lui venant, commençait de s’échauffer et l’on entendait monter crescendo la voix puissante du barde hugolien qui maintenant l’habitait.

Ce furent, alors, les grands orgues de la Légende des siècles.

«Alors, levant la tête,
Se dressant tout debout sur ses grands étriers,
Tirant sa large épée aux éclairs meurtriers,
Avec un âpre accent plein de sourdes huées,
Pâle, effrayant, pareil à l’aigle des nuées,
Terrassant du regard son camp épouvanté,
L’invincible empereur s’écria : “Lâcheté !”»

L’ire de Charlemagne allait à Lanzmann comme un gant. Il l’épousait. Il l’amplifiait. Il était elle. Elle était sienne.

«Ô comtes palatins tombés dans ces vallées,
Ô géants qu’on voyait debout dans les mêlées,
Devant qui Satan même aurait crié merci,
Olivier et Roland, que n’êtes-vous ici !
Si vous étiez vivants, vous prendriez Narbonne,
Paladins ! vous, du moins, votre épée était bonne,
Votre cœur était haut, vous ne marchandiez pas !
Vous alliez en avant sans compter tous vos pas !
»

Lanzmann baissa d’un ton. La fatigue due au vin et à l’heure avancée s’emparait de lui. Tiendrait-il bon, dans ce combat contre lui-même ?

«Mes yeux cherchent en vain un brave au cœur puissant,
Et vont, tout effrayés de nos immenses tâches,
De ceux-là qui sont morts à ceux-ci qui sont lâches !
»

Lui ne lâchait rien. Sa voix, donc, rebondit.

«Barons,
Vous qui m’avez suivi jusqu’à cette montagne,
Normands, Lorrains, marquis des marches d’Allemagne,
Poitevins, Bourguignons, gens du pays Pisan,
Bretons, Picards, Flamands, Français, allez-vous-en !
» (…)

Il fit une pause. Un nouveau trou de mémoire ? Pas du tout.

«Je ne veux plus de vous ! Retournez chez vos femmes !
Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes !
C’est ainsi qu’on arrive à l’âge d’un aïeul.
Pour moi, j’assiégerai Narbonne à moi tout seul.
»

Tout seul Charlemagne ? Hugo, tout de même, avait un peu forcé la note héroïque.

«Et, quand vous serez tous dans notre douce France,
Ô vainqueurs des Saxons et des Aragonais !
Quand vous vous chaufferez les pieds à vos chenets,
Tournant le dos aux jours de guerres et d’alarmes,
Si l’on vous dit, songeant à tous vos grands faits d’armes
Qui remplirent longtemps la terre de terreur :
“Mais où donc avez-vous quitté votre empereur ?”
Vous répondrez, baissant les yeux vers la muraille :
“Nous nous sommes enfuis le jour d’une bataille,
Si vite et si tremblants et d’un pas si pressé
Que nous ne savons plus où nous l’avons laissé !”
»

Nous étions tous en attente du rebondissement. Sous la harangue, les Preux défaillants, accablés des misères et des maux de la guerre, allaient-ils se reprendre, retrouver le chemin de l’honneur ?

«Ainsi Charle de France appelé Charlemagne,
Exarque de Ravenne, empereur d’Allemagne,
Parlait dans la montagne avec sa grande voix ;
Et les pâtres lointains, épars au fond des bois,
Croyaient en l’entendant que c’était le tonnerre.
Les barons consternés fixaient leurs yeux à terre.
»

Nous n’étions pas très fiers nous-mêmes. Qu’aurions-nous fait en pareille circonstance ? Lanzmann, lui, c’était clair. Son passé de résistant à seize ans, plus sa vie d’engagement, parlait, s’il en était besoin, pour lui.

«Soudain, comme chacun demeurait interdit,
Un jeune homme bien fait sortit des rangs, et dit :
“Que monsieur saint Denis garde le roi de France !”
L’empereur fut surpris de ce ton d’assurance.
»

Lanzmann lui aussi, pensais-je, avait «gardé le roi de France» face à l’occupant nazi.

«Il regarda celui qui s’avançait, et vit,
Comme le roi Saül lorsque apparut David,
Une espèce d’enfant au teint rose, aux mains blanches,
Que d’abord les soudards dont l’estoc bat les hanches
Prirent pour une fille habillée en garçon,
Doux, frêle, confiant, serein, sans écusson.
» (…)

A cette évocation adolescente, Lanzmann se fit doux.

«“Toi, que veux-tu, dit Charles, et qu’est-ce qui t’émeut ?”
— Je viens vous demander ce dont pas un ne veut :
L’honneur d’être, ô mon roi, si Dieu ne m’abandonne,
L’homme dont on dira : “C’est lui qui prit Narbonne.”
» (…)

Sa péroraison durait depuis un bon quart d’heure. Lanzmann avait la gorge sèche. N’était-il pas épuisé ? Mais non. Il tiendrait bon, jusqu’au bout, triomphant.

«Le Gantois, dont le front se relevait très vite,
Se mit à rire et dit aux reîtres de sa suite :
“Hé ! c’est Aymerillot, le petit compagnon !”
— Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom.
— Aymery. Je suis pauvre autant qu’un pauvre moine ;
J’ai vingt ans, je n’ai point de paille et point d’avoine,
(…)
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur.
J’entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur.
Après, je châtierai les railleurs, s’il en reste.
»

Lanzmann qui châtiait sans façons tous ceux qui lui manquaient ou qui, après son chef d’œuvre, osaient traiter frivolement de la Shoah…

«Charles, plus rayonnant que l’archange céleste,
S’écria : “Tu seras, pour ce propos hautain,
Aymery de Narbonne et comte palatin,
Et l’on te parlera d’une façon civile.
Va, fils !”
»

Le récitant fit une dernière suspension.

«Le lendemain Aymery prit la ville.»

Trois cent vers d’affilée. Hugo ressuscité. Et Lanzmann, envoyé du Parnasse.

L’orateur prit un peu d’eau. Nous applaudîmes longuement. «J’étais vraiment saoul» dit-il, content de lui, et peut-être de nous, et comme si son exploit s’en trouvait augmenté.

A plus d’âge, le Grognard magnifique avait, après tant d’autres, gagné son pari, cette nuit-là qui était, il est vrai, la nuit des Rois.

Un commentaire

  1. Merci Gilles c’est très beau denous faire revivre cette soirée. On entend sa voix. ET celle d’Hugo. Merci.