Londres. Je n’avais pas vraiment revu Christiane Amanpour depuis nos années sarajéviennes, il y a maintenant un quart de siècle. Elle était alors l’une de ces reporters dont la Bosnie était la guerre d’Espagne et qui faisaient penser à Martha Gellhorn, l’épouse de Hemingway, ou à l’héroïque Gerda Taro, compagne de Robert Capa, écrasée par un char et qui repose au Père-Lachaise, dans une tombe voulue par Aragon et conçue par Giacometti. Christiane était ardente et belle. Follement audacieuse et impeccablement professionnelle. Elle était, avec Susan Sontag, l’une des quelques Américaines à avoir, en séjournant dans la ville assiégée, sauvé l’honneur d’un Occident qui s’accommoda, pendant des années, de voir bafouées, humiliées et presque détruites ses valeurs les plus essentielles. Vingt-cinq ans après, rien n’a changé. Ni l’Europe dont nous n’avions que trop raison, hélas, d’annoncer qu’elle commençait de mourir dans ce Sarajevo en flammes où, pour reprendre le titre du premier reportage espagnol de Martha Gellhorn, les obus gémissaient à l’unisson des enfants massacrés. Ni la scène de notre rencontre, ce Cadogan Hall londonien qui, dans la pièce de théâtre que je m’apprête à interpréter et à propos de laquelle elle m’interviewe, est censée être l’Hôtel Europe de notre jeunesse sarajévienne. Ni elle, Christiane, retrouvée telle qu’en elle-même – énergie intacte, juvénilité inentamée et, quand nous parlons de Trump, le maximum de colère et de dégoût autorisés sur la grande chaîne d’information américaine où, désormais, elle officie. C’est dans le feu de la conversation que me viennent les mots que j’ajouterai, in extremis, à la dernière ligne du texte de «Last Exit Before Brexit» et dont je veux faire un appel adressé tant aux frères en Europe italiens submergés par la vague populiste qu’aux Britanniques empêtrés dans leur référendum d’il y a un an : «Please remain» – ou «per favore, stare con noi».

Washington DC. Je ne compte plus, depuis l’élection de Trump, mes séjours dans la capitale américaine. Mais ce qui me frappe, cette fois, ce n’est plus, comme dans mes précédentes visites, l’impression de chaos ; les grands postes non pourvus ; les hauts responsables qui, comme dans «Fire and Fury», le livre incendiaire de Michael Wolff, passent leur temps à se tirer dans les pattes ; ou, encore, le côté bateau ivre et démâté allant tantôt à hue, tantôt à dia, tantôt dans tous les sens à la fois. Non. Je parle avec les amis comme avec les chercheurs des think tanks. Avec les officiels comme avec les correspondants à la Maison-Blanche. Avec les anti-Trump de la première heure comme avec les jeunes intellectuels qui, à l’image de Jamie Kirchick, sorte de réincarnation américaine de mon ami Christopher Hitchens et auteur de «The End of Europe : Dictators, Demagogues and the Coming Dark Age» (Yale – hélas, non encore traduit en français), avaient commencé par faire crédit à Trump d’une possible bonne volonté. Et ce qui ressort de ces conversations, c’est que l’Amérique sait enfin où elle va. C’est qu’elle a fait le choix d’une stratégie. Mais c’est que cette stratégie est, malheureusement, la pire de toutes celles entre lesquelles elle semblait hésiter. On assume l’amitié avec Poutine. On fait discrètement savoir que le droit de grâce présidentiel est là pour ceux des compagnons de la première heure qui seraient convaincus par la justice d’intelligence avec l’ennemi. On élargit jusqu’à Kim Jong-un le cercle des grands leaders dignes de respect. On soutient, partout où on le peut, les partis europhobes, populistes, extrémistes. Et, last but not least, on déclare la guerre (pour l’instant commerciale…) aux alliés de toujours, Canadiens et Européens, traités avec une désinvolture dont Justin Trudeau a eu raison de dire qu’elle est une offense aux milliers de braves qui furent les compagnons d’armes des GI libérant l’Europe du nazisme et dont le commentateur David Leonhardt vient d’écrire, dans une retentissante Op’Ed du New York Times, qu’elle pourrait ressembler à un «plan secret» pour «détruire l’Occident». Pour quelqu’un qui, comme moi, a toujours pensé – et plaidé – qu’une part de la grandeur des Etats-Unis vient de leur volonté, non seulement de continuer, mais de recommencer en mieux l’aventure européenne, il y a là un scénario qui, s’il se confirmait, serait proprement désespérant.

New York. Tablet Magazine est l’un des médias Internet les plus branchés et influents du moment. Il a publié les dernières interviews de Shimon Peres et Aharon Appelfeld. Une extraordinaire enquête sur la vie et la mort de Steven Sotloff, le jeune journaliste américain décapité par Daech, en Syrie, à l’automne 2014. Il accueille, avec David Samuels ou Paul Berman, la crème de la crème de l’intelligentsia libérale new-yorkaise. Il ne compte plus les nominations aux National Magazine Awards. Ni les scoops comme celui qui, l’an dernier, a permis de révéler que le prestigieux Rockefeller Brothers Fund aidait, en sous-main, les partisans de BDS, le mouvement en faveur du boycott d’Israël. Bref, s’il y a bien une success story dans la presse Internet américaine, c’est celle-là. Or je rencontre Alana Newhouse, sorte de Françoise Giroud des débuts, qui dirige le magazine. Et de quoi me parle-t-elle ? De sa détestation des réseaux sociaux. De l’insoutenable fébrilité qui dicte à une publication comme la sienne son rythme et, de proche en proche, son style. Et de la décision stratégique qu’elle et ses équipes sont apparemment en train de prendre : réinvention d’un magazine papier, lancement d’une maison d’édition et retour au temps long, à la patience rêveuse, de l’écrit. Un signe ? Un tournant ? Le début de la désintoxication face à cette plante carnivore qu’est en train de devenir Internet ? On verra.