Bernard-Henri Lévy dissertant des affaires du monde est une chose familière en France. BHL – le philosophe multicartes connu ici sous ses initiales – vit sur scène depuis pratiquement quarante ans, à commencer sur les plateaux de télévision.

Sa chemise blanche immaculée ouverte presque jusqu’au nombril, des citations de philosophes défunts sortant en flot de sa bouche, il a son opinion qu’il assène avec une conviction inébranlable, sur tous les sujets, ceux qu’il connaît bien et ceux qu’il ne connaît pas. Aujourd’hui, autour d’un thé dans la bibliothèque d’un hôtel pour puissants de ce monde, il parle du Brexit.

Né en Algérie en 1948, il est le fils d’un entrepreneur de bois juif qui fit fortune. BHL fut anglophile bien avant d’être une célébrité intellectuelle. «Mon enfance aura été bercée de ce leitmotiv : “Tu existes grâce à Churchill et aux pilotes de la Royal Air Force.” Dans les familles comme la mienne, le lien entre la France et l’Angleterre était un lien du sang. Toute mon adolescence, je passais la moitié de l’été en Angleterre. J’ai été deux étés de suite à Crawley, dans le Sussex, et j’en garde un souvenir ébloui.»

BHL se considère lui-même plus qu’un simple penseur. A l’instar de ses héros littéraires britanniques, Lord Byron et Lawrence d’Arabie, il est un homme d’action qui rêve de changer le monde. Le 4 juin, avec le soutien de Hexagon Society, une organisation culturelle française basée à Londres, il interprétera lui-même sa pièce en anglais, Last Exit before Brexit (Dernière sortie avant le Brexit), au Cadogan Hall, à Londres.

La pièce est un appel à la Grande-Bretagne – qu’il nomme «l’Angleterre» – afin qu’elle prenne vraiment conscience qu’elle est le cœur intellectuel de l’Europe, et qu’elle devrait à ce titre y rester pour aider à réformer cette Union européenne «sans âme». Il ajoute : «Aucune cause aujourd’hui ne me mobilise comme celle-là : convaincre les Anglais que le Brexit serait une régression civilisationnelle sans précédent.»

Il se dépeint lui-même comme un libéral bon teint (une espèce rare en France) et tient Londres pour la capitale de l’Europe libérale. L’Europe, dit-il, qui lie intrinsèquement le marché et la démocratie est née en 1945 dans les quelques rues qui séparaient le Cabinet de guerre de Churchill de la City.  Le logiciel de l’Europe est anglais. L’Europe libérale n’est pas l’Europe française. L’Europe d’aujourd’hui, l’Europe des sociétés ouvertes et démocratiques, c’est Keynes, c’est Adam Smith, c’est Karl Popper.»

Il n’a pas encore le texte de sa pièce, mais selon sa propre description, elle prend la forme, deux heures durant, d’un flux de conscience sous forme de monologue, d’un écrivain français imaginaire qui doit prononcer le discours inaugural d’une conférence à Sarajevo sur le Brexit. «Le suspense de la pièce est qu’il n’arrive pas à écrire son discours.»

Brocarder BHL est facile. C’est même un passe-temps national en France. N’en reste pas moins qu’il ne démord pas de sa passion pour l’Europe, et dans sa pièce il y a un thème crucial : le Brexit et les relations franco-britanniques.

La majorité des Français ont décroché du Brexit depuis longtemps, mais une coterie de hauts fonctionnaires parisiens, d’hommes d’affaires et de militaires, ne cesse d’y réfléchir. J’ai interrogé bon nombre de ses membres (dont de nombreux officiels, mais qui ne peuvent être cités), et j’ai trouvé que BHL avait mis dans le mille sur un sujet qui les concerne au plus haut : le Frexit, la sécurité européenne et la rivalité entre Paris et Londres. C’est précisément ce dont BHL entend sauver la Grande-Bretagne sur la crête, tant la communauté des partisans d’un Brexit français entend bien se modeler sur un Brexit réussi afin de le dupliquer en France. Dans mes entretiens avec ces officiels français, évoquer le Brexit provoquait un sourire affecté.

En Angleterre, à commencer chez les Brexiteurs, on juge que la France entend «punir» la Grande-Bretagne, pour le Brexit. On met en relief que la France a été plus rigide que la plupart de ses partenaires européens dans les négociations sur le Brexit. Le Président Macron a dit que si le Royaume-Uni quittait les structures de l’Union Européenne, il perdrait tous les avantages afférents. «Il n’y aura pas de cueillette des cerises sur le Marché unique.» Un diplomate britannique enfonce le clou : «Les Français vont être très franco-français.»

Ce n’en serait pas moins un contre-sens anglo-centré que d’interpréter la politique de la France comme anti-britannique. La politique de la France est pro-française. Plus peut-être que les autres puissances occidentales, la France a une idée nette de ses intérêts, que, à la différence de l’Allemagne, elle n’est jamais lasse de poursuivre. Quand les hauts fonctionnaires français ont commencé de plancher sur le Brexit, il y a deux ans, ils ont reçu pour consigne de repenser les relations franco-britanniques à partir de zéro, comme si le Royaume-Uni était devenu une «troisième contrée.»

[…]

La France part d’une attitude amicale. L’anglophilie de BHL est commune à la génération Macron au sein de l’élite française. Cela concerne en tout premier lieu deux puissances militaires séparées par un bras de mer de trente kilomètres. «Nous ne nous sommes plus affronté depuis deux siècles» note Peter Ricketts, ancien ambassadeur à Paris jusqu’en 2016. «Les Français auraient cent fois préféré que le Brexit n’ait pas lieu.» «Mais, ajoute-il, maintenant qu’il a eu lieu, ils seront intransigeants. Il n’y a pas de nostalgie chez les Français.»

Au printemps dernier, Marine le Pen parvint au second tour de l’élection présidentielle, promettant de tenir un referendum [sur le Frexit ; note traducteur]. Mais depuis que le Brexit a soulevé tant de malaise, la leader du Front National a mis la pédale douce. Aujourd’hui, elle proclame pouvoir améliorer le sort des Français «sans quitter l’Europe ni l’Euro.»

Mais le Frexit pourrait renaître de ses cendres. BHL voit peu de différence entre les nationalismes anglais et français. «Dans les deux cas, il y a le fantasme d’un retour à l’identité perdue.» Il met en garde que, comparé aux précédents mouvements anti-démocratiques comme le marxisme, le nazisme, le fondamentalisme islamique, le populisme pourrait être le mouvement qui marche le mieux, car le plus convainquant. Macron est fragile.»

[…]

Si quelqu’un peut faire de Paris la nouvelle capitale de l’Europe libérale, c’est bien le Président le plus libéral qu’ait connu la France. Il a déjà libéralisé le marché français du travail et abaissé les impôts. BHL voit en lui une âme sœur.

«Macron, comme moi, bien qu’en beaucoup plus jeune, ne pourrait pas exister sans l’idéologie anglaise. Il est un Anglais de France.» Il est vrai que Macron aurait pu être londonien. Il avait accepté de devenir professeur associé à la London School of Economics en 2014, quand il devint Ministre des Finances.

La rivalité économique entre la France et la Grande-Bretagne est une réalité, mais pour la classe politique française c’est presqu’un détail. Ce qui la concerne bien davantage est ce monde angoissant qui a pris forme ces deux dernières années depuis le référendum sur le Brexit. L’Europe se sent menacée par Vladimir Poutine et abandonnée par Donald Trump. Tandis que Français et Anglais se chamaillent sur les emplois et les affaires, les enjeux de sécurité les forcent, eux, à se rapprocher comme jamais. Tout cela pousse la France dans les bras du Royaume-Uni.

[…]

La liaison d’origine de BHL avec le Royaume-Uni fut sa force militaire. «La Grande-Bretagne a gagné la guerre toute seule.» «Bon, avec l’Amérique.» Il se lance, dithyrambique, sur «la fermeté d’âme des Anglais sous les bombes.» Il a toujours été un philosophe «musclé». En 2011, il alerta son vieil ami Nicolas Sarkozy, le Président français d’alors, et le persuada d’intervenir aux côtés de la Grande-Bretagne pour bouter le colonel Kadhafi hors de Libye. BHL argue, contrairement à l’opinion commune, que «l’intervention n’aurait pu mieux se passer. Espérons que la Libye s’en sortira un jour.»

Je suggère que le Brexit constitue plus une farce qu’une tragédie. BHL est en désaccord, il pense que cela pourrait très mal finir. «Qui sait jusqu’où l’effet papillon peut conduire ? Il y a un marionnettiste nommé Poutine. Il a un objectif stratégique : le démembrement de l’Europe. C’est le fin mot de l’histoire de sa vie.»

Mais pour Poutine et les Brexiteurs, c’était sans compter avec un vaillant philosophe français.

(Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog)


 

Affiche de Last exit before Brexit de Bernard-Henri Lévy.
Affiche de Last exit before Brexit de Bernard-Henri Lévy.

Last exit before Brexit , la pièce de Bernard-Henri Lévy, sera jouée par l’auteur à guichets fermés le 4 juin à 20h à Londres dans le mythique Cadogan Hall.

3 Commentaires

  1. It is a pity that free speech is becoming associated with Fascism. Because what free speech does is it lets you say something that challenges the ruling ideology. And they don’t want it challenged. So, to protect the ideology from challenge, they call the people telling the truth Fascists.
    That lets them tell their lies. That’s the way it works. It is really what political correctness boils down to. They don’t care if their position is based in objective truth. For them, its an ideological thing, an emotional thing. And therefore, anything that challenges it, is wrong and evil. The favourite word for that is Fascism.

  2. Permettez-moi de surligner l’apport fondamental que constituent les embardées du grand Lévy pour la renaissance d’une Europe, stupeureusement coincée au siècle du Clair-Obscur, en ajoutant une pointe de pessimisme négatif à sa photographie du Front populiste. Je crains d’abord que Vladimir le Nain ne se contente pas d’un simple démantèlement de notre Union, mais n’anticipe déjà son absorption au sein d’une Eurasie atteinte d’éléphantisme dont l’ombre rouge et brune pourrait ainsi planer du détroit de Béring au détroit de Gilbraltar. La désinvolture d’un Mr Bean chantonnant au micro des nations avant même qu’il n’eût franchi la porte du 10 Downing Street, en dit long sur le ressentiment qui finit par gagner tout chef d’État ou de gouvernement démocratique à l’endroit du décor à l’envers dont il atteint la cime. La relation entre le représentant en mission et son peuple est faussée dès lors que l’élu de la nation a reçu le pouvoir de faire appliquer le programme choisi par une majorité d’électeurs, pouvoir qui, en l’espèce, va s’étendre à l’ensemble de la communauté nationale et non à quelque quartier de corps constitués dont s’extrairait l’opposition sous d’autres cieux régis par d’autres lois. Si David Cameron présuma non seulement de sa force de persuasion mais, ce qui est plus problématique, de sa puissance de conviction, s’il ricana au roulement de mécaniques des soldats de plomb europhobes, il le fit, hélas, avec une légèreté pythonienne dont il ne maîtrisait pas le génie arythmique. Lorsqu’en démocratie, l’on assume un destin national, on ne tourne pas les talons devant les électeurs de l’adversaire sans tourner le dos aux siens. Boris Johnson a refusé de prendre les manettes de son pays après en avoir défenestré le conducteur, et pour cause. À quoi pourrait bien servir une locomotive dont on aurait décroché les wagons ? Au point où nous en sommes, le mieux serait d’éviter les sautillements de cabri et de nous assurer que le fil virgilien est tenu par le bon bout. Ce n’est pas par amnésie, mais par hypermnésie que les anciennes provinces du Troisième Reich se dégagent des nations qu’aucune d’entre elles ne furent. Les Européens ne sont que trop conscients de la dette que leurs prédécesseurs ont contractée auprès de leurs libératueurs. Jamais ils ne parviendront à se défaire de l’arrière-goût que leur avaient laissé ces Alliés imposés qui, afin de triompher de l’occupant, n’avaient pas eu d’autre choix que de les bombarder. Une dette d’autant plus lourde à assumer qu’elle s’avère partager la nature des crimes inexpiables dont le cycle orgasmique fut rustrement interrompu, le genre de truc que l’on voudrait pousser du pied sous l’armoire patriotique, mais dont le crépitement durable vous informe que vous y êtes enfoncé jusqu’au cou. Ne perdons pas notre temps à ranimer une conscience continentale dont nous n’avons toujours pas mis au point le combustible approprié au devenir qui la motiverait, quand c’est le cœur des Britanniques que nous souhaitons voir se draper d’étoiles. Les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas censés tolérer que des masses populaires, qu’ils détournèrent de la voie criminelle sur laquelle elles s’étaient engagées contre ce que l’on nommera l’humanité, se privent si lestement de leurs Lumières. Les Alliés ont des devoirs proportionnels aux droits moraux que leur ont octroyés les sacrifices ultimes auxquels ils consentirent pour réduire à néant les dresseurs de la Bête. L’Europe leur appartient comme Paris n’appartient qu’à ceux qui l’aiment. Nous leur saurions gré de tenir à nous autant que des sauveurs sont fondés à tisser des liens à toute épreuve avec les inconnus qu’ils ont tirés d’un mauvais pas, se voyant attribuer une place à part dans les passions, mais aussi dans les raisonnements des États endommagés qu’ils ont remis sur pied.