Septembre 2013

Les préparatifs à l’Ambassade allaient bon train en vue de l’Assemblée générale des Nations Unies, et j’appris que Laurent Fabius ferait à cette occasion Philip Roth Commandeur de la légion d’honneur lors de la cérémonie d’ouverture de la nouvelle librairie française sur la Cinquième Avenue. En tant que directrice de développement et communications, j’ai supervisé la cérémonie de décoration.

On me met en relation avec Andrew Wylie, l’agent littéraire de Roth, qui me donne son contact. J’appelle, Roth décroche, sûrement mécontent, ayant mieux à faire que de parler boutique et cérémonial avec une inconnue. J’ai vingt-neuf ans, je suis timide, anxieuse, je manque totalement d’assurance, et je commence par m’embrouiller dans les détails…

– «J’aurais besoin de la liste de vos invités, leur contact, avec qui dois-je confirmer l’invitation, combien de temps souhaiteriez-vous parler. Le Ministre vous offrira ses belles remarques, il accrochera sur vous la médaille, vous vous embrasserez, puis vous ferez votre propre réponse…»

Roth me coupe :

– «Mademoiselle Katz, je ne vous connais pas, mais nous allons devenir de vraies connaissances tout au long de ces prochaines semaines. Je correspondrai seulement avec vous. Via le téléphone puis le fax qui suivra. D’accord ?
– Oui.
– Voici  les règles du  jeu, Mademoiselle Katz. Avez-vous un fax ? Il est dans votre bureau ? Et êtes-vous sûre que vous serez la seule personne à recevoir mes messages ?
– Le fax n’est pas dans mon bureau, mais je vous promets d’y attendre vos messages et de les recevoir moi-même.
– Bon. Tout est clair entre nous. Restons en contact.»

Et il raccroche.

La rentrée, les trois semaines suivantes, se résumerait à une avalanche de télégrammes diplomatiques et à des réunions sans fin où chacun prenait les choses en main et se prenait lui-même en main avec le plus grand sérieux pour organiser au millimètre les réunions et les contacts à prévoir durant la semaine de l’Assemblée générale des Nations unies. Par chance, je fus dispensée de réunion pour pouvoir rallier à toute vitesse le hall de l’Ambassade et être la première et la seule à recevoir les fax célèbres de Philip Roth.

Il m’appelait.

– «Vous êtes là ? Mon fax vient de partir. Allez-y !»

Je me précipitais. Le papier sortait aussitôt de la machine, avec le message suivant :

«Me confirmer SVP que Machin ou Machin est bien enregistré sur ma liste d’invités.»

Le téléphone sonnait de nouveau :

– «Vous avez eu le fax ?
– Oui, bien reçu.
– Seulement vous ?»

Cela devint un rituel entre nous.

Les jours passaient. Parfois le message me demandait de vérifier que tel invité était bien sur la liste… Judith Thurman, Bob Silvers, Philip Gourevitch, Don Delillo, ou encore  Roth me posait une question aussi banale que nécessaire. Mais souvent le message était dépourvu de tout sens. Suivaient des plaisanteries au téléphone, comme pour vérifier qu’il y avait bien quelqu’un à l’autre bout devant la machine, que j’arrivais pile pour la réception puis que je repartais à toute vitesse dans l’autre sens jusqu’au téléphone pour recevoir son coup  de fil. Les choses devinrent vraiment drôles. On s’amusait beaucoup.

J’avais trouvé un ami, si je peux dire, à travers une machine presque déjà morte avant que je fusse née, et avec des pitreries espiègles et malicieuses.

On était le 27 septembre, à l’Ambassade. Il était là, une légende américaine, le Maître suprême des mots, de l’ironie et de l’auto-dépréciation. Comme le New York Times l’a rappelé hier dans son hommage à Roth, «il rendait fou les rabbins» (mon père lui-même est rabbin, et ce rappel était particulièrement captivant pour moi), pour s’être risqué à la vulgarité et à redéfinir l’identité juive, la virilité et la fragilité juives.

Il était là, et il fut délicieux.

Je l’accompagnai à l’étage au bureau du Conseiller culturel. Echange poli entre diplomates. Du champagne. Une ou deux cigarettes. Tout le monde était impressionné par sa mince et impérieuse figure. Quelqu’un finit par briser le silence et posa une question parfaitement superfétatoire. Tout s’était-il bien passé pour lui dans la préparation de ce grand moment où il deviendrait Commandeur de la légion d’honneur ? Roth se tourna vers moi et avec une lueur légère de séduction dans l’œil, une touche de charme et un pétillement  d’espièglerie, dit :  «On s’est bien amusé, non ?»

La cérémonie commença. Fabius, Ministre des Affaires étrangères et des Affaires européennes, prit la parole,  expliqua que cette récompense était la plus élevée et du plus grand honneur, qu’elle avait été créée par Napoléon et que seuls la recevaient ceux envers lesquels la France était reconnaissante. On présenta la lourde décoration qui scintillait sur un coussin de velours, avec son ruban de satin rouge. Tout le monde applaudit comme à un signal. Le Ministre soulève la médaille et commence : «Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais…» Mais, tout à coup, la médaille tombe au sol. Quelques secondes se passent dans un silence pétrifié. Et tout aussi soudain, l’assistance, jetant le formalisme aux orties, se met à rire.

Roth souriait aux anges, comme s’il avait tout orchestré.


Emily Hamilton (Katz) était la Directrice de Development et Communications aux Services Culturels de l’Ambassade de France aux Etats-Unis, 2011-2016.

Traduction : Gilles Hertzog