L’empire ? Un Occident qui a renoncé à ses valeurs. Les cinq rois ? Les héritiers de puissances perdues, Chine, Russie, Turquie, Arabie saoudite, Iran, bien décidés à prendre une revanche sur l’Histoire. Extraits.

Un État pour les Kurdes

Lorsque je fais l’inventaire des raisons qui m’ont conduit, dans cette saison de ma vie, à consacrer tant d’énergie à la cause des Kurdes et du Kurdistan, ceci me vient à l’esprit.

La justesse du combat, bien sûr. La grandeur de ce peuple dont les titres à se gouverner sont tellement plus solides que ceux de tant d’autres dans la région. Je n’ai pas la religion des États-nations. Mais le moins que l’on puisse demander à un monde est d’être cohérent avec ses principes. Qu’il y ait, au Proche-Orient, un État, né de la volonté d’un duo de diplomates franco-anglais se partageant les dépouilles de l’Empire ottoman, qui s’appelle «la Syrie», je le conçois. Que l’on donne la même dignité à cette autre fiction sanglante, sans identité véritable, qu’est «l’Irak», c’est la logique des monstres froids et il faut croire que cette logique a ses raisons que le bon sens n’a pas. Mais qu’à l’un des peuples de la région qui ont des motifs à la fois anciens et solides de croire en leurs propres droits, à l’un de ceux qui ont payé leur obstination à durer d’une somme de souffrances rare dans l’histoire moderne, on dise «vous n’existez pas, vous êtes un peuple de trop sur cette terre, vous n’êtes en rien fondés à demander cette indépendance qui fut, depuis plus d’un siècle, le rêve et la gloire de vos pères», voilà qui heurte le sens de la plus élémentaire équité.

L’Amérique, une puissance, pas un empire

Philosophiquement, dans l’ordre de l’esprit et de la vérité, s’est, très tôt, imposée à moi cette proposition hyppolitienne que va, d’ailleurs, très vite confirmer l’un de ces maîtres, non à penser, mais à vivre qu’était pour moi André Malraux quand il déclara, dans une lettre au président des États-Unis de l’époque, quelques semaines après son départ prévu pour le Bangladesh et alors que je m’y trouvais, moi, déjà : «Les États-Unis sont le premier pays devenu le plus puissant du monde sans l’avoir cherché ; Alexandre voulait être Alexandre, César voulait être César, vous n’avez jamais voulu être les maîtres du monde.» «Allez-vous laisser faire pour autant, continuait-il, que le pays de la déclaration d’indépendance écrase la misère en train de lutter pour sa propre indépendance ?»

Malraux désapprouvait que l’Amérique de Nixon, alliée au Pakistan, n’usât pas de sa force pour stopper le massacre des Bengalais. (…) Les États-Unis sont une puissance, mais qui ne s’est jamais résolue à l’empire. C’est un empire, si l’on y tient, mais difficile, récalcitrant, dont la noblesse – ou la faiblesse, c’est selon… – a toujours été de renâcler à l’impérialisme.
Ou alors un impérialisme, d’accord, quand il n’y a pas moyen de faire autrement – mais gauche, maladroit, à la main parfois trop lourde ou, au contraire, dégainant trop vite.

Ou alors un impérialisme, oui, forcément, quand il n’y a plus que vous pour faire face aux nazis – mais immature, adolescent, comme le diront, du reste, les Américains eux-mêmes dans l’incroyable lapsus qui leur fit nommer «Little Boy» la bombe de Hiroshima. (…) En sorte qu’il n’est pas exclu qu’avec son retrait d’aujourd’hui l’Amérique renoue avec un état qui lui serait, somme toute, plus naturel que la position d’intervenant tous azimuts qui est la sienne depuis un siècle ou même un peu moins.

Trump, antisémite ?

Je n’ai pas changé d’opinion.

Je pense qu’on est typiquement, avec Trump, dans la configuration de cet antisémitisme de ressentiment qu’ont repéré Freud et Sartre – les juifs apparaissant comme les représentants d’une «élite» qui vous a trop longtemps pris de haut et dont, maintenant qu’on en a le pouvoir, il convient de se venger.

Et à ceux des juifs d’Amérique et du monde qui ne verraient pas le piège, à ceux qu’aveuglerait cette bienveillance sans consistance et, somme toute, bien périlleuse, à ceux qui oublieraient que le 45e président des États-Unis peut multiplier à l’infini les déclarations d’amour à Israël et à son Premier ministre, il restera toujours un mauvais berger qui ne respecte que la puissance, l’argent, les stucs et ors de ses palais et qui se moque non seulement des miracles, mais de la vocation à l’étude et à l’intelligence qui fait le génie du judaïsme.

Le déclin par le «buzz»

Voilà que la machine devient folle, qu’une fureur dénonciatrice déferle sur la Toile et que, chaque matin, sur la base de simples rumeurs, dans un climat de justice populaire qui n’est pas sans rappeler les heures sombres du maccarthysme, à la vitesse de la lumière virale d’un Net tournant à plein régime et assoiffé, comme les dieux d’Anatole France, non pas de sang, mais de buzz, une nouvelle tête tombe dans le panier du panoptique.

Je passe sur les cas de diffamation caractérisée ou de règlements de comptes que la justice révélera – mais il sera trop tard. (…)

Le plus navrant dans l’histoire, la morale de cette nouvelle fable qui n’en est, hélas, pas une tant elle se sera payée cher en souffrance (des femmes), en injustices (pour ceux des hommes dont on aura détruit la vie sur la foi d’une accusation fantaisiste) et en régression politique (que serait un monde où la nouvelle chasse aux sorciers aurait obtenu le droit et le devoir, pour tous, d’entrer comme dans un moulin dans ce continent noir qu’est le désir des humains ?), c’est que, pendant ce temps, le délinquant sexuel le plus notoire des États-Unis, l’homme qui s’est fait gloire de «prendre les femmes par la chatte», trône toujours, imperturbable, comme l’empereur du conte, dans sa forteresse de la Maison-Blanche.

Une aubaine pour les «cinq rois»

Une Amérique qui se tait et cinq prétendants qui, au Kurdistan même (l’Iran, la Turquie), mais aussi dans le reste du monde (la Chine, la Russie), donnent de la voix et se croient tout permis.

Un Occident qui, pour un temps qui ne durerait peut-être pas toujours et dont il fallait donc profiter, offrait, après tant d’autres témoignages (Crimée, Syrie, renoncement, sur tous les terrains ou presque, à la défense des droits de l’homme), cette nouvelle preuve de sa disposition à laisser filer ses propres valeurs ; et les cinq rois qui, après des décennies (la Russie), un siècle (la Turquie), plusieurs siècles (l’Iran, l’Arabie saoudite, la Chine) d’un lourd et terrible sommeil, se prennent à rêver d’un réveil décisif. (…) L’événement, le vrai, celui qui crevait les yeux des témoins de cette crise kurde mais qui couvait, en vérité, depuis que l’Amérique avait commencé d’oublier qu’elle était le beau couchant d’un levant où ses valeurs constitutives s’étaient formées, c’était l’évidence d’une Histoire qui n’était pas finie pour tout le monde et qui revenait, sournoise ou fracassante, par cinq chemins où on ne l’attendait pas – et au carrefour desquels apparaissait une sorte de front «révisionniste», ou «revanchiste», composé de cinq pays bien décidés à redessiner, à leur avantage, la carte mondiale des autorités et des puissances.

L’Iran, le «pays des Aryens»

Il est peu connu et c’est l’extraordinaire épisode du changement de nom, en 1935, de l’Empire perse.

Reza Chah, fondateur de la dynastie Pahlavi, se trouve être l’ami de l’Allemagne dont il soutiendra l’Anschluss, le coup des Sudètes et la croisade antibritannique.

Il pense, comme les futurs baasistes arabes, comme le grand mufti de Jérusalem, qu’un nouvel empire allemand est en train de naître qui ne sera ni saint, ni romain, ni seulement germanique, mais aryen. (…) Il sait que dans ces discussions est en train de s’imposer l’idée que le «berceau» de cette langue, de cette civilisation et de cette race «aryennes» se situerait quelque part entre l’Euphrate et l’Himalaya, c’est-à-dire, selon certains, ô miracle, au cœur de la Perse actuelle.

Et le voilà qui, voulant complaire à ces nouveaux cousins que les sciences reines de l’époque sont en train de lui découvrir, prend par décret royal, en date du 21 mars 1935, la décision inouïe de débaptiser son pays qu’on ne devra plus, dans les capitales étrangères, les relations internationales, les livres, la presse, appeler «la Perse», mais «l’Iran», c’est-à-dire, littéralement, en farsi, le «pays des Aryens».

Un commentaire

  1. Cher Bernard-Henri (le « cher » n’est bien sûr que de politesse),

    Vous nous expliquerez, bien entendu, la raison pour laquelle, par exemple, dans la constitution de 1906 (monarchie constitutionnelle), quand monsieur Hitler n’a que 17 ans et n’est qu’un aspirant peintre, la toute première référence (et toutes sont à l’instar) à la nation qui se crée cette constitution est évoquée dès la seconde phrase du premier article, par le terme de « peuple iranien ». ایران dans le texte. Qui se prononce Ira’n.

    اصل دوم – مجلس شورای ملی نماینده قاطبه اهالی مملکت ایران است که در امور معاشی و سیاسی وطن خود مشارکت دارند

    « L’Assemblée Nationale est la représentante du peuple Iranien qui participe aux affaires politiques de sa patrie. »

    Peut-être tout simplement (je dis ça au hasard) parce que c’est le mot qu’emploie les Iraniens sous les divers évolutions du farsi pour parler d’eux mêmes depuis 2000 ans, et cela sans que ça n’ait cessé.
    Ainsi j’aurais pu donner 10, 500, 1000 exemples de textes du premier comme du second millénaire de notre ère qui évoquent le peuple ou la nation en tant que Ira’n. Puisque c’est le mot qui fut le leur pour parler d’eux même.
    Et que ce qui est décidé en 1935 n’est que de requérir le mot qu’ils emploient depuis 2 millénaires dans leur langue devienne un mot international. Point.

    Tout comme la dénomination de « français » a su réunir au fil des sicèles le normand, le champenois, le Girondin ou le Provençal, un mot Ērān réunit depuis ces deux millénaires, derrière une même nation (je sais que c’est un mot que vous n’aimez pas ça nation, un si beau mot pourtant), dans une communauté de destin plusieurs ethnies.. (à l’époque les Perses, les Bactriens, les Parthes … de nos jours les Perses, les Azéris, les Azeris, mes Mazanis, les Gilaks etc…).

    Vos affirmations montrent donc une méconnaissance profonde d’un pays que vous diabolisez. Méconnaissance qui n’est pas mienne.