La seule grand-mère qui me reste a l’âge de Mireille Knoll et si, comme cette dernière, elle a pu échapper à la Rafle du Vel’ d’Hiv’, c’est qu’un policier avait auparavant prévenu sa mère qu’on allait arrêter les Juifs, femmes et enfants compris. A quelques heures d’intervalle, la même haine a frappé la France, sous ces deux visages : celui de l’héroïsme, Arnaud Beltrame, et celui de l’innocence, Mireille Knoll.

Cela suffirait hélas à prouver que ce ne sont pas les Juifs qui sont de trop dans ce pays. Ce ne sont pas les Juifs, et l’on va se tuer à le leur répéter, à leur dire de rester, à leur dire que la France ne serait pas la France sans eux : on aura raison, mais le fait est que beaucoup risquent bien de finir par penser qu’eux à tout le moins, ou leurs enfants, iront mieux sans elle.

« Il n’y a pas d’Israël pour moi », constate tristement Houellebecq dans Soumission : après deux mille ans d’exil et de sujétion politique, les Juifs savent qu’ils ont cette solution-là. Ce ne serait pas la mienne, pour plusieurs raisons qu’il ne convient pas d’exposer ici, mais comment ne pas admettre que d’autres, craignant pour leur vie et celle de leurs aimés, pour leur sécurité, épuisés de devoir à tout moment se justifier auprès de leurs amis, de leurs voisins, d’avoir aujourd’hui la rage et le chagrin au cœur, ou simplement désireux de pouvoir être ce qu’ils sont, avec ce petit degré de différence que l’existence juive implique nécessairement, décident de sauter le pas, de s’en aller ? Cela est d’autant plus naturel que souvent, ne l’ont pas pu leurs grands-parents, et qu’ils en ont ou péri ou perdu leur jeunesse.

Cependant, après les massacres islamistes des dernières années, après la prise d’otages de Trèbes au cours de laquelle le courageux colonel Beltrame fut immolé à ce même Dieu de bêtise et de soumission qui persécute la libre humanité depuis quatre décennies, beaucoup de Juifs, beaucoup de Français juifs considèreront peut-être que les autres sont désormais dans le même bateau qu’eux. Seulement voilà : pendant plus de dix ans, depuis le déclenchement de la Seconde Intifada et la subséquente et proverbiale « importation du conflit », jusqu’à Toulouse et en passant par le meurtre d’Ilan Halimi, c’est dans un désert d’indifférence qu’ils avaient crié. Ils s’en souviennent et l’amertume les gagne : qui ne le comprendrait pas ?

On ne s’était pas rendu compte que toutes ces forces qui s’en prenaient ainsi à une minorité vulnérable, délinquance radicalisée, radicalité islamisée, islamisme faisandé, antisionisme devenu culture et « vision du monde », s’en prendraient aussi un jour à la France dans son ensemble. On n’avait pas assez mesuré non plus que le cadavre d’un Juif tué parce que Juif ne se dissimulerait pas aussi facilement, ne s’oublierait pas comme un tas de poussière sous un tapis : le moment viendrait où la France toute entière ferait ce qu’alors elle n’avait pas su faire, descendre dans la rue pour hurler son rejet de la terreur et de la barbarie.

Las, il serait trop tard.

Au passage, je note que certains Juifs, beaucoup même, et ce point est assez méconnu du reste de la population pour mériter d’être ici souligné, craignent de se rendre demain à la marche d’hommage à Mireille Knoll. Ils ne craignent pas pour leur vie mais pour leur honneur – ou quelque chose comme ça. Pour leur réputation de bons Français. Pourquoi, disent-ils, se singulariser en singularisant ainsi le meurtre d’une vieille Juive ? Mais la première des raisons est bien qu’on ne le fera pas pour vous ! Ilan Halimi, torturé et brûlé vif, qui d’autre que les Juifs étaient alors descendus ? Sarah Halimi, l’an passé : son meurtre, voyez-vous, avait même été dissimulé pour éviter de « faire le jeu de », chose dont beaucoup de bonnes âmes auraient aujourd’hui à se repentir, nous les premiers peut-être, nous tous qui n’écrivîmes pas quand il le fallait pour dénoncer cette abomination.

On ne le fera pas pour vous et il vaut mieux, je crois, ne pas attendre un nouveau massacre, de Juifs ou de Français juifs, ou de Français sans distinction de culte ou d’origine, pour se donner le droit de descendre dans la rue.

Le meurtre de Mireille Knoll n’est pas idéologique mais crapuleux. Certains disent que le preneur d’otages de Trèbes, l’assassin d’Arnaud Beltrame, n’était pas non plus un idéologue. C’est vrai et faux à la fois. Qu’est-ce que l’idéologie ? Et quand l’idéologie a-t-elle justifié seule de verser le sang ? Cela arrive bien sûr mais n’est-elle pas en fait souvent un prétexte ? Un instrument d’ailleurs, plutôt qu’un prétexte.

Il faut néanmoins se demander alors pourquoi cette idéologie-là et pas une autre va ainsi servir à épancher une cruauté enfouie. On ne tue pas par fascisme mais le fascisme enseigne que la mort de certains est indifférente ou même bonne ; de plus, il sanctifie la brutalité, et cela a pu suffire à une époque à ce que ceux qui sans lui ne seraient pas passés à l’acte – et auraient déchargé d’une autre manière, il en existe tant, leur pulsion de mort – choisissent sa voie. Il en va de même de l’islamisme et, pardon de me répéter, de l’islam même : loin que tous les musulmans soient violents, loin qu’un islam non-violent soit impossible (cela existe en maints endroits et tout d’abord en France), mais l’islam recèle en lui-même assez de férocité – et quiconque a lu ses textes le sait – pour que la rencontre de la pulsion individuelle et de cette doctrine, prise au sérieux, s’avère explosive. Pour que la doctrine en question cherche à recycler les ressources de la délinquance. Pour que, comme ce fut le cas de certains de ces bandits russes qui choisirent la voie de la violence nihiliste à la fin du XIXe siècle, puis du bolchévisme, le discours ordonné de l’islam politique disculpe à leurs propres yeux des criminels déjà « radicaux » mais qui, autrement, en resteraient à des méfaits sans envergure ou rentreraient dans le rang. Pis que cela : les arme.

Il n’est par ailleurs pas mauvais de rappeler qu’une haine viscérale des Juifs a existé dans la culture maghrébine pendant des siècles. Il fut un temps, avant la colonisation, où elle avait pris la forme de la discrimination d’Etat, tenue particulière imposée, vexations quotidiennes, insécurité institutionnelle. Après cela, les pieds-noirs antisémites eurent parfois le talent d’en user, de s’allier à ces Arabes qu’ils méprisaient pour casser du Juif : ce fut le cas lors du pogrom d’Alger en 1898. Cette haine-là n’est pas non plus idéologique peut-être, mais elle existe, et elle infecte notre pays depuis trop longtemps alors qu’il avait réussi à conjurer ses propres spectres. Parfois étrangement combinée à un nationalisme « bien de chez nous » (le public de Soral et Dieudonné), elle peut aussi s’allier à une haine rabique de la France – mais c’est en fait toujours la même histoire, ce sont d’ailleurs au fond plus ou moins les mêmes gens.

Les Juifs du monde entier s’apprêtent à fêter la sortie d’Egypte, et cette célébration aura pour beaucoup de mes coreligionnaires un goût particulièrement amer. Ah ! Cette solidarité juive qui irrite tant de ceux dont l’amour de l’humanité, n’est-ce pas, guide chaque pas ! Aimer les siens n’a pourtant jamais empêché d’aimer les autres – et détester ou se montrer indifférent au sort des siens, est rarement garantie d’humanisme et de générosité.

Certains songeront peut-être donc que cette fête et le récit qui la structure parlent aujourd’hui d’eux. Je ne le crois pas. La France n’est pas l’Egypte pharaonique : ses policiers et ses soldats s’efforcent de protéger la communauté juive, comme ils le font du reste pour tous ses citoyens. Certains de ces valeureux donnent même leur vie.

L’Exode évoque d’ailleurs un autre aspect des forces du mal : Amalec. Lorsque les Hébreux, exténués, commencent leur errance au désert, une peuplade sauvage s’attaque à eux, par derrière, tuant et violant les plus vulnérables, enfants et vieillards. Les Amalécites n’ont pas de civilisation à eux comme l’Egypte ou l’Allemagne, ils n’ont en partage que la brutalité la plus nue. Amalec, c’est le nom de la violence humaine primordiale, qui peut-être gît au cœur de chacun d’entre nous, et que l’Etat, la police, la justice mais aussi l’école, trop souvent oubliée, ont en charge de réprimer ou de prévenir.

Les Juifs se tromperaient, je crois, en ne voyant pas que c’est ce mal-là qu’ils ont aujourd’hui à combattre, un mal aussi ravageur pour les citoyens ordinaires de Trèbes ou les jeunes du Bataclan, que pour une grand-mère juive, que pour les enfants immolés de Toulouse. Et les autres Français auraient tort aussi de ne pas comprendre que la blessure qu’Amalec inflige de siècle en siècle au peuple des Hébreux, c’est à tous qu’il l’inflige.

Et qu’aujourd’hui, c’est à eux.

3 Commentaires

  1. Lors de la manifestation pour mme Knoll, le CRIF a montré son vrai visage en protégeant mme Le Pen
    et pourtant, chaque année tout le monde se prosterne devant lui. Vous parlez de « conflit » importé en France
    mais, non seulement c’est une Guerre et non un conflit mais en plus, vos compatriotes français juif de confession,
    sont les 1ers à le faire!!!! Rien ne justifie un crime quel qu’il soit, et ou qu’il soit commis; seulement, selon la
    victime, les mots et les manifestations ne sont pas les memes et cela est Inadmissible et entraine des exactions
    inadmissibles elles aussi. Alors, soyez Juste un jour et non parti pris.

  2. Pourquoi s’acheter un billet pour la Grand-Messe que présidera, à la Défense, le révérend Waters, sinon dans un espoir inassumé de cautionner ses œuvres? Comment accepterions-nous de saluer, par nos acclamations, l’antisionisme féroce d’un bâtisseur de Mur si nous avions à cœur de protéger les Juifs du Hashshashin 2.0? Pardonnez-moi, l’ami, mais vous semblez omettre de distinguer entre l’homme et son œuvre; une qualité, par ailleurs, essentielle à la reconstruction de l’Europe dévastée. Eh bien soit! Censurons les Justes que nous aimons et relisons les ordures venimeuses que nous haïssons tant. Ou bien plutôt prenons conscience que la Shoah est un crime inachevé, une cause mondiale pour laquelle les survivants nazis n’ont rien lâché avant qu’ils n’eussent trouvé une plausible relève. Mireille Knoll est, au même titre qu’Arnaud Beltrame, une victime du nazisme. Pourtant, il demeure bien une différence de genre entre ces deux visages inhérents à tous les pays qui se reconnaissent dans le nôtre. Seule la fillette réchappée de la Rafle a fini par devenir une martyre de la Shoah. Dans un contexte géopolissé aussi indicible, on ne republie pas Céline, avec ou sans appareillage critique. On écrit un livre sur la couverture duquel le génie antijuif ne fait pas autorité. Un J’accuse dans lequel on peut, si on le souhaite, incorporer l’Intégrale de ses brûlots. En sauvant l’honneur de son corps, Arnaud Beltrame a réparé l’inaction des forces de l’ordre qui, onze moins auparavant, s’étaient tourné les pouces dans l’immeuble de Sarah Halimi, la situation relevant des compétences de la BRI dès lors que la pauvre femme avait été prise en otage par l’un de ces fameux terroristes islamistes. Ce faisant, ce ne serait pas rendre justice au héros que de nous suggérer qu’il aurait consenti au sacrifice ultime, — ses derniers mots nous démentiraient. De fait, le lieutenant-colonel Beltrame s’est cru en capacité physique et mentale de neutraliser un djihadiste à mains nues. Au GIGN d’en tirer, à présent, tous les enseignements qui s’imposent.

  3. A preciser: on ne parlait pas de pieds noirs en 1898, mais d’Européens.Je suis un pied noir dit europeen avec de la famille juive par alliance.Qui a donné la citoyenneté pleine et entière aux juifs d’Algerie sources de tension avec les musulmans?
    Les pieds noirs des 2 confessions abandonnés en 1962 connaissent l’exil.
    La petite branche de la famille pense à émigrer en Israel….Elle ne se sent plus en sécurité ici…Cela lui rappelle trop ce qui s’est passé en 1962. Alors qu’elle a voulu à tout prix rester francaise comme moi . Et cela ca me tue comme on dit chez moi.
    Signé un compatriote de Macias et Camus.
    PS: les 2 auteurs de chaque attentat ont crié Allah Akbar…Comme dans toutes les religions, il y a des extrémistes.