Je me suis souvent demandé quelle était la raison de l’étrange malédiction qui poursuivait les Juifs – on les appelait alors les Hébreux –, depuis leur traversée de la Mer Rouge, alors qu’ils étaient poursuivis par les troupes de Pharaon, jusqu’à nos jours.
Pourquoi la Shoah ? Pourquoi ces pogroms au cours des siècles à travers l’Europe ? Pourquoi l’Inquisition et l’expulsion des Juifs d’Espagne ? J’en passe, bien sûr, car la liste est quasiment sans fin.
Certes le peuple juif est supposé être «le peuple élu» –ce qui peut en énerver plus d’un – mais cela explique-t-il autant de persécutions et de massacres ? Dans tant de pays différents, à tant d’époques, dans tant de contextes incomparables ?
C’est cette même question que je me suis posée en découvrant le peuple kurde, avec et grâce à Bernard-Henri Lévy, qui me proposa en avril 2015 de produire son prochain film, dont il avait déjà le titre : «Peshmerga».
Peshmerga, «celui qui va au devant de la mort», en langue kurde, est aussi le nom de ces extraordinaires combattants, kurdes irakiens, descendus de leurs montagnes depuis que leur chef, Mustapha Barzani, obtint, au début des années 70, un semblant d’autonomie, bien vite remise en cause par celui-là même qui la leur avait accordée, le chef de l’Irak d’alors, Saddam Hussein.
Une remise en cause qui s’accompagna de l’effroyable martyre de la petite ville d’Halabja, dans le Nord du pays, en mars 1988, où furent utilisées, une des premières fois dans l’Histoire, des armes chimiques. Il y eut près de 15.000 morts, femmes, enfants et vieillards inclus, bien sûr, mais il y en eut aussi presque d’autant dans la vallée de Barzan, pas très éloignée, le fief, perdu entre les sommets enneigés, de la famille Barzani.
Ce n’était pas la première fois que le peuple kurde avait à subir la haine des peuples alentour. Les pogroms furent constants à travers les siècles, perpétrés parfois par les Turcs, parfois par les Iraniens (et leurs ancêtres, les Perses), parfois par les Syriens, parfois par les Irakiens.
Car les Kurdes ont ceci de commun avec les Juifs – en tout cas, avant 1948 et la création de l’Etat d’Israël – d’être un peuple sans Etat, et d’être disséminés dans un vaste espace géographique qui comprend au moins quatre pays. Ceux cités ci-avant. Ils ont aussi la particularité d’avoir failli obtenir un Etat, lors du Traité de Sèvres, en 1920, qui entérinait la disparition de l’Empire ottoman, juste après la Première guerre mondiale, aussitôt remis en question, trois ans plus tard, lors du Traité de Lausanne, par ceux-là mêmes qui leur avaient proposé cet Etat.
Qu’il est loin le temps où un Kurde très célèbre, le grand Saladin, règnait en maître sur la plus grande partie du monde musulman, du Yemen à la Tunisie, en passant par l’Egypte et la Turquie !
Pourquoi tant de haine ? Pourquoi un tel mépris pour ce peuple courageux et toujours insoumis ?
Peut-être parce qu’il se permet de faire survivre, au milieu de ce Proche Orient soumis à tant d’influences guerrières depuis des siècles, une idée, ou plutôt des idées fondamentales pour l’humanité : la tolérance, le respect des autres croyances et des autres religions, l’égalité hommes-femmes, et bien d’autres encore, qu’il serait trop long d’énumérer.
Il existe des kurdes chrétiens, des kurdes yézidis – la plus vieille religion du monde –, des kurdes juifs et, bien sûr, une très grande majorité de kurdes musulmans, sunnites surtout, mais chiites aussi. Un mélange détonnant dans une région où l’on se définit surtout, aujourd’hui, par son appartenance religieuse, et où la tolérance est en voie de disparition.
Comme les Juifs, on a accusé les Kurdes de tous les maux : d’être les supplétifs des Turcs dans le massacre des Arméniens en 1915, d’être de faux musulmans – des sortes de marranes, encore un point commun avec les Juifs –, ayant adopté la religion de Mahomet parmi les premiers, afin de ne pas être exterminés, mais de ne pas véritablement la pratiquer avec ardeur.
Pire encore, on leur reproche d’être divisés entre eux – ce qui n’est pas totalement inexact – mais n’était-ce pas le cas, après l’affaire Dreyfus et avant le nazisme, des Juifs, qui se partageaient entre sionistes, partisans de l’existence de l’Etat d’Israël, bundistes, partisans du socialisme dans leur propre pays, et même athées, la grande majorité dans les communautés juives de France et d’Allemagne ?
Nous avons passé, avec Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog, Camille Lotteau, Olivier Jacquin, Ala Hoshyar Tayyeb et Aziz Othman, près de neuf mois, à partir de l’été 2015, à parcourir les mille kilomètres du front contre l’Etat Islamique que défendaient les Kurdes d’Irak.
Ce fut une expérience inoubliable, formatrice et qui nous unit tous, sans doute pour toujours, comme rarement un tournage de film peut le permettre.
Une expérience de guerre, une expérience à risques, une expérience qui nous a permis de découvrir des êtres humains, proches de nous, heureux de vivre, heureux de leur culture, heureux de leurs principes de vie.
Une armée sans âge – de 7 à 77 ans, comme on le disait des lecteurs d’un célèbre journal de bande dessinée dans le temps – mais dont la force vient de la défense de principes fondamentaux. Une armée dans laquelle chacun sait pourquoi il se bat.
Le film «Peshmerga» reste comme le symbole de ce peuple. Et le restera, je l’espère, pour longtemps. Il montre des combattants exceptionnels et sûrs d’eux. Des combattants passés en quelques mois de montagnards va-nu-pieds à hérauts de la plus haute technologie de l’armement et des méthodes de combats les plus sophistiquées.
Sans les combattants kurdes, sans les Peshmergas, il n’y aurait jamais eu la libération de Mossoul. Nous pouvons l’affirmer car nous les avons vus en action. Nous les avons filmés, se sacrifiant pour ouvrir la voie à l’armée irakienne et à la Coalition qui la soutenait.
Pour quelle étrange raison a-t-on, aussitôt la ville libérée, décidé d’enlever toute liberté, tout droit à l’indépendance, à ce peuple, qui le mérite tant et depuis si longtemps, lorsque le gouvernement de la région autonome du Kurdistan irakien a entrepris d’organiser un référendum sur le sujet ?
Fallait-il que les Kurdes subissent, eux aussi, un commencement de Génocide pour qu’enfin on leur accorde un pays ?
Certes, il serait mieux qu’ils s’unissent entre eux ; partisans irakiens de la famille Barzani ou de leurs rivaux, les Talabani, du PKK marxiste-léniniste de Turquie ou encore du YPD – le succédané du PKK – de Syrie. Ce serait évidemment plus simple pour tout le monde et, tous ensemble, ils auraient plus de poids.
Mais jusqu’à quand leur faudra-t-il faire la preuve de leur courage et de leur sens du sacrifice pour qu’enfin on les entende, et qu’on les traite à égalité avec les autres peuples ?
Ces jours-ci encore, les Unes de la presse occidentale titraient sur les massacres de la Ghouta orientale, commis par l’armée de Bachar al-Assad, alors que ceux de l’enclave d’Afrin, toute proche, où résistent les forces kurdes syriennes, en tentant de protéger les civils, kurdes, des troupes du Président turc Erdogan, laissaient le monde indifférent. Ou presque.
«Peshmerga», le film de Bernard-Henri Lévy, fut applaudi au Festival de Cannes en Mai 2016, et plusieurs des héros du film, militaires pour la plupart, troquèrent alors leur treillis de combattants pour le smoking de rigueur pour faire la montée des marches.
Il fait, depuis, le tour du monde : de la Chine aux Etats-Unis, de la Grande-Bretagne à l’Italie, d’Israël à la Pologne, de l’Allemagne, où il reçut le Prix du «Meilleur documentaire pour la Paix» durant le Festival de Berlin 2017 au Conseil de Sécurité de l’ONU, où son auteur vint lui-même le présenter.
«Peshmerga» est, en plus d’être, je le pense, un documentaire remarquable, un outil qui permet de populariser la cause du peuple kurde à travers le monde.
Il est projeté le mardi 6 mars devant le Congrès américain, à Washington, à l’initiative du sénateur Roger Wicker et du congressman Ralph Abraham. C’est un immense honneur, extrêmement rare pour un film.
Qui pose une vraie question : et si un film pouvait changer le cours de l’Histoire ?