Dans L’enfance d’un chef, la nouvelle tragique écrite par Jean-Paul Sartre en 1938 et publiée l’année suivante, l’une des scènes les plus violentes, qui fait basculer le récit de la farce grotesque à l’écriture politique, accusatrice, engagée, est l’agression dont est victime un jeune homme «qui traversait la rue Saint-André des Arts en lisant L’Humanité». Battu à mort parce qu’il est juif par les Camelots du Roy, groupuscule antisémite d’extrême-droite, l’homme s’écroule «contre le mur». L’épisode du crime antisémite est décrit par Sartre avec une extrême précision : «Son œil poché se mit à béer sur un globe rouge et sans prunelle.»
Cela n’est rien encore. Déjà en Allemagne, bientôt dans toute l’Europe occupée par les nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale, la Shoah – c’est-à-dire «la catastrophe» en hébreu – verra l’extermination de six millions de Juifs dans les camps de la mort. En 2005, l’ONU crée enfin une Journée mondiale à la mémoire des victimes. Chaque année, la commémoration internationale du génocide du peuple juif a lieu le 27 janvier, date de la libération du camp d’Auschwitz, en 1945.
Alors que la nouvelle de Sartre dénonçait le climat de haine qui intoxiquait la vie politique française des années 1920, le poète et dramaturge Oscar Mandel écrit au milieu des années 2010, dans Être ou ne pas être juif, qu’«un jour ou l’autre, une tornade de violence peut de nouveau s’abattre sur les Juifs […], la vieille haine continuera à engendrer les vieilles persécutions et les vieilles humiliations».
Les années 2010 ont confirmé cette permanence de l’horreur. La barbarie demeure. Elle est au cœur de notre société. Le dépôt de haine, raciste, antisémite, est toujours là. Ce qui fait dire à Pierre-André Taguieff, philosophe, politologue et historien des idées, auteur de plusieurs livres sur la question, que «nous sommes entrés dans un nouvel âge de la judéophobie».
Voici, dans notre République, quelques éclats de l’abjection.
Le 13 février 2006, un jeune homme de 23 ans, Ilan Halimi est retrouvé agonisant au bord d’une voie ferrée de l’Essonne. Nu, bâillonné, menotté, il succombe à ses blessures, après trois semaines de tortures et de violences.
Le 19 mars 2012, à Toulouse, trois jeunes enfants, âgés de trois ans, six ans et huit ans, et leur professeur, père de deux d’entre eux, sont massacrés par un terroriste djihadiste à l’école juive Orh-Torah, anciennement Ozar Hatorah.
Le 9 janvier 2015, quatre hommes, âgés de 20 ans, 21 ans, 45 ans et 64 ans, sont assassinés, abattus de sang-froid, pendant la prise d’otages de l’attaque terroriste contre l’épicerie juive l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris.
Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Sarah Halimi, une retraitée de 65 ans, qui vit dans un HLM à Paris, est rouée de coups puis défénestrée par son meurtrier, qui entre chez elle par effraction.
Le lundi 29 janvier 2018, un enfant de 8 ans est frappé avec violence à Sarcelles par deux agresseurs, qui portent ainsi à près d’une quinzaine le nombre d’agressions antijuives en France pour le seul mois de janvier 2018.
Il ne s’agit plus seulement de s’indigner devant ces meurtres barbares, dont la communauté juive est victime, mais de réclamer à la société dans laquelle ils ont lieu d’ouvrir les yeux et de s’interroger sur son silence, sur la façon dont elle se résout à l’horreur quotidienne.
Celui qui s’accoutume est tout près de s’accommoder.
En ouverture de son livre J’accuse… ! 1898-2018, Alexis Lacroix – à la fois journaliste et essayiste, éditorialiste proche du terrain et intellectuel engagé dans la réflexion du temps long – insiste sur l’urgence avec laquelle il faut revenir sur «les configurations de la barbarie antijuive». L’objectif de son livre est «sous la surface du néo-antisémitisme, [de] sonder la nappe souterraine d’une aversion méthodique qui a rendu possible, au crépuscule du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus», pour comprendre ce qu’il en est aujourd’hui, ce qui se joue dans notre actualité.
C’est qu’une partie essentielle de l’édifice culturel qui fonde la société française s’est développée au cœur de l’affaire Dreyfus. Et l’urgence, oui, selon Alexis Lacroix, l’urgence réside dans le décryptage de la structure discursive de l’antisémitisme d’alors : vocabulaire, syntaxe, grammaire, structures d’énonciation et de pensée.
Telle est la leçon historique pour le temps présent à laquelle nous invite le nouveau J’accuse !
Alexis Lacroix écrit ici en «archéologue» au sens foucaldien du terme. Avec précision, il repère et interroge un bloc d’énoncés, met au jour une structure et une syntaxe particulières, reconstitue la grammaire et les régularités du discours de la haine. Comme Michel Foucault dans L’archéologie du savoir, Alexis Lacroix analyse les signifiants qui traversent les paroles, les textes et les discours, tout cet ensemble de déclarations formulées dans une société donnée, à un moment de son histoire. L’objectif est d’articuler l’histoire des discours avec l’idéologie politique, juridique et morale. Une manière de déceler, à l’opposé de la France des Lumières et de son universalisme républicain, «les prédispositions d’un pétainisme d’autant plus redoutable qu’il est structuré comme un langage».
Il faut relire au préalable, pour mieux comprendre le contexte de l’Affaire, le témoignage de Mathieu Dreyfus – dans la nouvelle édition de L’Affaire telle que je l’ai vécue (2017) –, lorsque débarqué de Mulhouse à Paris, où l’appelaient en urgence sa sœur et sa belle-sœur, il apprenait pour la première fois la terrible nouvelle : «En quelques mots, et chaque mot était un terrible coup de massue, elles me dirent qu’Alfred était en prison depuis le 15 octobre, accusé du crime de haute trahison. Je fus anéanti : mon frère, l’honneur même, en prison, accusé de haute trahison. C’était épouvantable» (1er novembre 1894).
Dès lors, convaincu de son innocence, en se battant pour lui, en défendant à peu près seul, avec peu de moyens, avec peu d’amis, son jeune frère, à qui l’unissent tant de liens qui font qu’ils sont l’un pour l’autre «plus que des frères» (Lettre d’Alfred Dreyfus à Mathieu Dreyfus du 12 décembre 1894, BNF), c’est «l’honneur même» que défend Mathieu Dreyfus.
Dans son récit du combat pour la justice, Mathieu Dreyfus dresse ainsi l’état des lieux, en exposant l’état d’une société engluée dans sa violence, dans ce qu’il faut bien appeler son ignominie : «La lutte au nom de la vérité d’une poignée d’hommes contre les crimes des uns, l’aveuglement et l’ignorance des autres, avait été prodigieuse. Les préjugés religieux, les passions politiques, le sentiment patriotique travesti avaient fait de l’immense majorité de la nation une formidable puissance de colère et de haine contre nous, qui avait entraîné avec elle toutes les forces sociales, la presse, le monde politique, les tribunaux, l’armée» (p. 322).
C’est à l’occasion du cent vingtième anniversaire de la lettre ouverte d’Emile Zola au président Félix Faure – quatre mille cinq cents mots, qui constituent un tournant décisif dans l’Affaire, publiés le 13 janvier 1898 dans L’Aurore, sous le titre «J’accuse», trouvé par Georges Clemenceau, alors directeur du journal – qu’Alexis Lacroix publie son essai, pour nous interroger, avec lui, sur les dérives les plus sournoises.
En effet, si l’éveil républicain des consciences et l’engagement des intellectuels ont su ranimer l’esprit civique et faire rempart à la montée violente d’un populisme antisémite, il faut commencer par rappeler les errements du socialisme utopiste, antilibéral, contre la France des Lumières, la France laïque, émancipatrice et républicaine. Alexis Lacroix étudie précisément ce faux clivage, l’affrontement entre l’idéal de liberté (de gauche) et l’exigence identitaire (de droite), pour autant que ce traditionnel clivage politique, entre la gauche progressiste, et la droite conservatrice, éclate et disparaît sur le plan de l’antijudaïsme.
En archéologue des discours et des prises de position, Alexis Lacroix repère et décrypte les propos antisémites d’hommes de gauche. Parmi les noms cités, le socialiste utopique et disciple de Charles Fourier, Alphonse Toussenel ; l’autre socialiste utopique, Pierre Leroux ; le communard Gustave Tridon, ami de Louis Auguste Blanqui ; Pierre Joseph Proudhon lui-même ; le socialiste Augustin Hamon ; le proudhonien Auguste Chirac ; Jules Guérin, et bien d’autres encore. Il y a donc des passerelles d’un extrême à l’autre des bords politiques, comme le passage d’Henri Rochefort, journaliste républicain sous le Second empire, député d’extrême-gauche en 1870, qui passe au boulangisme et à l’antisémitisme.
Comme l’écrit Alexis Lacroix, «nous vivons encore sous l’empire d’une mythologie erronée, d’une ligne de démarcation imaginaire : à gauche, le cœur nucléaire des défenseurs du capitaine ; à droite, ses ennemis.»
Si la gauche politique ne brille pas par son dreyfusisme précoce, il faut noter, à l’inverse, la main tendue à Dreyfus par une partie non négligeable du centre droit, comme Auguste Scheurer-Kestner, Marcel Proust et Lucien Lévy-Bruhl.
De nombreux travaux d’historiens, qu’étudie et analyse Alexis Lacroix, comme Renée Neher-Bernheim et Michel Winock, montrent que la gauche française n’a pas affronté ses démons, n’a pas regardé en face son antisémitisme. À nous, aujourd’hui, de ne pas oublier les hésitations, la prudence et les divagations de la gauche et son réveil trop tardif, avant de rejoindre le camp progressiste des dreyfusards.
En 1896, pourtant, Zola pressent la catastrophe. Il devine le désastre qui s’annonce. Dans un article, publié dans Le Figaro, intitulé «Pour les Juifs», il dénonce la monstruosité «qui peut nous faire reculer de plusieurs siècles». L’adversaire de Zola est l’immonde Edouard Drumont. Et Alexis Lacroix montre comment, si l’idéologie française associe «naturellement» le nationalisme et l’antisémitisme de La France juive d’Edouard Drumont (1886), l’anticapitalisme et l’antilibéralisme s’inscrivent eux aussi dans une même haine antijudaïque. Comme le précise Alexis Lacroix, «complotisme et antisémitisme vont (souvent) de pair».
L’horreur antijuive se déploie : Drumont, Barrès, Maurras. Manipulation des signes et des mots, haine contre l’administration, la finance, la politique, l’Etat, l’université. Insultes, injures, calomnies et diffamations, rejet du parlementarisme et du républicanisme démocratique, rejet de l’idéalisme et du libéralisme, rejet de l’universalisme et du progrès. La voie du fascisme français, c’est celle de Maurice Barrès, pour qui «Dreyfus est coupable, je le déduis de sa race». De même, comme l’a montré Bernard-Henri Lévy en 1981 dans L’idéologie française, le monarchiste Charles Maurras n’a de cesse d’opérer une satanisation des juifs en même temps qu’une dénonciation des libertés démocratiques.
Seul le courage de quelques publications, comme L’Aurore de Georges Clemenceau ou La revue blanche de Thadée Natanson, aura secoué l’apathie de la société face au procès Dreyfus. Républicains réformistes et modérés contre nationaux populistes et antisémites. Un timide mouvement dreyfusard, on le sait, naîtra, par la découverte faite par le colonel Marie Georges Picquart du faux bordereau, contrefaçon grossière, qui avait servi à incriminer Dreyfus. Le vice-président du Sénat, l’Alsacien Auguste Scheurer-Kestner, d’une grande droiture intellectuelle, quelques francs-tireurs courageux, le journaliste Bernard Lazare, Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach, Emile Zola, Georges Clemenceau…, unissent leurs forces. Mais à quelles immenses difficultés se trouve confrontée la petite troupe ! Comment arracher à son hostilité ou à son indifférence une France très largement antidreyfusarde ?
Comme l’écrit Alexis Lacroix, il s’agit d’une «insurrection de la conscience qui soulève des artistes contre le tort fait à un homme, abandonné de presque tous, et dont le seul crime est d’être né juif».
Peu à peu, la «cité amicale» dreyfusiste, selon le mot de Péguy, s’étoffe : Joseph, Salomon et Théodore Reinach, l’essayiste Isidore Cahen, le grand Rabbin Zadoc Kahn, le préfet Isaïe Lavaillant, les écrivains Félix Fénéon, Marcel Proust, Charles Andler, Jules Renard, Daniel Halévy, Octave Mirbeau et Anatole France, le philosophe et ethnologue Lucien Lévy-Bruhl, le bibliothécaire de l’Ecole Normale Supérieure Lucien Herr, qui réussit à convaincre Léon Blum et Jean Jaurès, les historiens Jules Isaac et Gabriel Monod, le poète André Spire, le sociologue Emile Durkheim et le penseur Léon Brunschvicg. Cosmopolites, démocrates et républicains, ils se lancent, tour à tour, dans l’arène. Comme l’écrit admirablement Emile Zola, le 13 janvier 1898, à la fin de sa Lettre : «Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur.»
Il faut souligner aussi le soutien essentiel de femmes courageuses comme Marie Arconati Visconti, née Peyrat, fille du sénateur Alphonse Peyrat, un des pères de la République. Pendant les heures sombres, au moment le plus terrible de l’Affaire, en 1898, celle qui fut si proche de Joseph Reinach, son grand ami, fait de son salon de la rue Barbet de Jouy le quartier général des dreyfusards engagés : une «petite garnison de la Tour d’Ivoire», selon l’expression de Georges Duruy (voir, à ce sujet, les Lettres à la Marquise d’Alfred Dreyfus, 2017).
Du côté de l’ignominie, alors que le colonel Henry, auteur du faux bordereau qui a valu dix ans de bagne à Dreyfus, se tranche la gorge en prison, L’Action française de Charles Maurras en fait un héros, tandis que La Libre Parole de Drumont veut ériger un monument à sa mémoire, accompagnant sa demande de souscription d’insultes ordurières aux Juifs.
Dans son livre exemplaire, Alexis Lacroix alerte aujourd’hui la gauche et lui demande de s’interroger sur son histoire. Il est urgent qu’elle prenne conscience, aujourd’hui, de son retard, du décalage qui l’habite (pour que ce décalage ne soit pas ce qui la constitue), alors que l’un des plus graves dangers pour la démocratie française, l’antisémitisme, refait surface.
En France, conclut Alexis Lacroix, il faudrait réveiller d’urgence l’esprit des dreyfusards, remobiliser les forces républicaines et clemencistes qui défendent ses enfants, face à l’islamisme ou au lepénisme.
Aujourd’hui, la jonction demeure possible entre anticapitalisme et judéophobie, sous le masque de la lutte anti-impérialiste menée par une partie de la gauche, l’altermondialisme, l’islamo-gauchisme, au nom d’un internationalisme prolétarien.
Comme l’écrit Alexis Lacroix, aux dernières pages de son livre, «qui, à part Bernard-Henri Lévy, se bat encore, dans la famille spirituelle qu’Emmanuel Macron nomme les “progressistes”, pour ne pas laisser à la droite le monopole (historiquement illégitime) de la vigilance anti-antisémite ?»
Il s’agit, en effet, de «dire un “non” implacable au terrorisme, à l’intolérance, à l’antisémitisme, au racisme et aussi, au fond, à toute forme de résignation et d’indifférence», selon les mots de Manuel Valls, alors premier Ministre, à l’Assemblée nationale, le mardi 13 janvier 2015 (repris, dans son livre L’Exigence en 2016).
Très fort…merci Alexis Lacroix pour ce livre et merci à vous Aliocha Wald Lasowski pour ce commentaire détaillé.
Merci
Vous oubliez de mentionner Yves Guyot, parlementaire, directeur du Siècle et défenseur de Dreyfus de la première heure.