Il ne fait pas bon vivre habillé comme ça
Un slim rayé rouge et une veste de velours. J’étais habillé ainsi. J’aime la fantaisie. Je change souvent de fringues. Je n’ai jamais succombé à la mode du tatouage.Trop définitif. Je ne vais pas aux Galeries Lafayette.Trop cher. J’achète mes habits sur la Laredoute.fr ou chez Kilo-Shop.
J’aime les tee-shirts jaunes, rouge fluo, les écharpes vertes et bleues, les foulards, les chaussures en daim mauve. Mais aussi les déguisements, comme celui de Marsupilami que j’ai revêtu un jour pour descendre me ravitailler en vin au Franprix.
Le costume-cravate m’a toujours fait penser au travail. Je préfère les cimetières aux tours de La Défense. Les morts me font peut-être moins peur que les morts-vivants en trois pièces qui travaillent dans les tours. Si j’étais président de la République, je demanderais à Michou de relooker tous ces pingouins que déverse par centaines de milliers le RER A sur cette gigantesque dalle grise.
Mais je ne suis pas président de la République. Si un transformiste se pointait dans cet enfer de béton, on le fusillerait du regard. Même moins fantaisiste qu’un transformiste.
—Sale pédé !
J’avais levé mon majeur. Le pingouin disparut dans la foule où ses congénères grouillaient sur l’esplanade. Même les cadres sont mal élevés. Pas pires que les punks percés et tatoués de la rue de Lappe qui boivent des bières avec leurs chiens à même le sol.
Bien sûr, les cadres sont doux, ils ne vous frapperont pas, non. Un casier judiciaire, ça fait tache sur le CV d’un directeur commercial. Si ce désir masochiste vous caresse l’esprit, mieux vaut vous rendre à la gare du Nord une kippa sur la tête. Pour être sûr d’être tabassé à mort, je vous conseille d’y aller la nuit. Ainsi vous mourrez dans l’ambulance avant d’arriver aux urgences de Lariboisière.
Je pensais à la mort ce jour-là car un type s’était fait fracasser le crâne par un étudiant dans le quartier du Marais. Hémorragie interne. Il était mort en quelques minutes après l’arrivée des secours, annonça le journaliste de France Info. Un skinhead, peut-être, on ne savait pas trop les raisons qui avaient poussé le forcené à frapper le crâne du mec à l’aide d’un marteau.
Il ne fait pas bon être nul au foot quand on est gosse
L’école, c’est le début et le climax de la haine. Elle vous poursuit toute votre vie comme une maladie génétique incurable.
Je détestais le foot. Il faut dire qu’au foot j’étais comme un manchot en face d’une table de ping-pong.
—Dégage ! T’es un pédé !
Je gênais le jeu. Si par hasard le ballon arrivait près de moi, alors je tentais ma chance, je frappais, mais neuf fois sur dix c’est un joueur de l’équipe adverse qui le récupérait. Ça a duré comme ça un certain temps. Je sortais couvert de bleus. Alors j’ai dit à mes parents que je ne voulais plus aller au foot. Une de leurs amis, psychiatre, m’avait fait un certificat médical. Je ne sais plus ce qu’elle avait inventé. Peut-être une footophobie.
En vacances, ça allait mieux, je ne voyais plus les petits connards de la Primaire.
En Bretagne, je faisais des dérapages sur mon destrier à pédales au milieu des tombes, soulevant des nuages de poussière de gravier. Je contemplais la trace laissée. J’étais blanc comme après une bataille de farine mais j’étais content. Un jour, le gardien du cimetière s’est plaint à mes parents.
—Ce pauvre garçon dérange les morts.
—Pourtant, papy ne s’est pas réveillé, répondis-je à mes parents.
Ils ont gloussé.
Je risquais une amende.Alors j’ai arrêté.
Après tout, si les murs ont des oreilles, les morts aussi.
Au moins, me dis-je, le gardien considérait le vélo comme un sport viril d’hétéro!
Il ne fait pas bon détester les shorts
Ce jour-là, il faisait chaud. Nous étions en août. J’avais acheté une veste en coton dans une friperie à Montmartre. Une veste bleue, ornée de boutons rouges. Une veste un peu délavée. Comme à mon habitude, je portais un slim. J’ai toujours eu une aversion pour les shorts. Je fais tout de même fi de cette habitude lorsque la température extérieure approche les quarante degrés.
22h30. L’heure où l’été la nuit se fait totalement noire.Après une douche, je suis sorti acheter des clopes. J’ai pris un raccourci. Une ruelle.
—Hé toi! Retourne-toi! Sale pédé avec ta veste!
Un groupe évoluait dans mon dos. Il était tard. Il n’y avait pas de bruit. À peine des échos lointains de rires émanant des terrasses alentour. J’entendais leurs chaussures claquer sur l’asphalte, ça s’accélérait, jusqu’à ce que j’entende leur souffle. Un défilé militaire improvisé. Une brigade que je ne pouvais éviter. Je me suis retourné. Des types vêtus de noir, chaussés de Rangers.
—On n’aime pas les pédés dans ton genre ! dit un type portant un Bomber.
—Il est tard. Je veux juste rentrer chez moi.Vous voulez une clope ? Je n’ai que ça…
Deux blancs à la carrure de rugbymen se tenaient derrière le type. Ils ont éclaté de rire. Des rires étranges comme la lumière du ciel orange qui ce soir-là illuminait la ruelle comme un convecteur une terrasse.
—Sors ton iPhone.
—J’ai rien…
—Sors ton iPhone, pédé! Avec ton slim de pétasse ! Et ta veste de pédale ! Je m’exécutais, lentement, comme si j’attendais un miracle. Mais non. L’épicerie du coin baissa son rideau de fer.
—Voilà.
J’ai tendu mon téléphone.
—T’as d’la thune, tarlouze ?
—J’ai rien d’autre, dis-je, en sortant de ma poche une pièce de vingt centimes.
Les trois types se regardèrent. Aussitôt, l’un deux me mit une balayette. S’ensuivit des coups de pied sur tout mon corps. J’ai mis mes mains en visière. J’ai crié. Le seul volet ouvert de la ruelle s’est refermé. J’ai hurlé. Mais les gens étaient claquemurés comme pendant un couvre-feu. Je m’en suis sorti avec un bleu sur le nez, une éraflure à l’aine et une entorse bénigne.
Pas besoin d’aller voir les blouses blanches. Juste un coup de désinfectant. Rien à voir avec les huit points de suture causés par un coup de tesson de bouteille à Saint-Germain-des-Prés deux mois plus tard (une histoire d’iPhone non homophobe).
J’ai passé la nuit sous aspirine. Le lendemain, un ciel éclatant, nucléaire. Après un court passage chez l’infirmière du coin de la rue, j’ai hésité. Mon ventilateur était HS. Mon studio un sauna. Alors pour éviter la chaleur, je me suis rendu à la gare Montparnasse. J’ai pris mes billets sur place. Je serai à Brest cet après-midi. J’irai loger dans cette ruine qui me servait de maison de vacances. J’ai dormi dans le TGV malgré un chiard qui criait comme si on le torturait avec un chalumeau. J’ai ouvert la maison. Groggy, j’ai avalé un verre de J&B cul sec pour me réveiller. J’ai sorti un livre au hasard de l’antique bibliothèque du salon. J’ai lu un bout des Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet. Un écrivain soporifique que je recommande à tous les insomniaques. Je me suis endormi d’un coup au bout d’une page. Le lendemain, la pluie qui frappait obliquement la fenêtre m’a réveillé. Il était 10h. L’heure d’aller dans cette boulangerie où autrefois je me délectais d’un Paris-Brest accompagné d’un café avant un barbecue tardif dans l’après-midi.
—Ce sera tout ?
—Oui, fis-je à la boulangère.
Affamé, je l’ai englouti comme un médoc. Je l’ai gerbé dans les chiottes colonisées par les insectes. Une intoxication. Le Paris-Brest avait dû tourner comme du lait. J’ai passé le reste de la journée entre mon lit et les WC. Le cri des mouettes ne me dérangeait plus. Le bruit de mes vomissements le couvrait. Le lendemain, j’ai pris un Spasfon périmé trouvé dans l’armoire à pharmacie. Le soir, j’allais mieux. J’avais mieux à faire que de passer ma nuit en compagnie de cet écrivaillon d’Alphonse Daudet et ses Lettres de mon cul. Je suis sorti. J’ai marché dix minutes. Je suis arrivé dans le seul PMU de cette banlieue bétonnée de Brest.
Il ne fait pas bon jouer au billard à Brest
—Salut !
Jean-Pierre, le patron du bar, m’a salué, tout sourire.
—Je vais prendre un whisky. Un double !
Il me servit. Le billard était là, comme d’habitude, dans l’arrière-salle. Des jeunes s’excitaient avec leurs queues. C’était bon enfant. Ils se bousculaient gentiment. Une empoignade dont ils avaient sûrement l’habitude. Moi, j’étais là, à regarder la partie, finissant mon double whisky.
Un chauve parfaitement calibré pour effectuer un head-fuck balança sa Guinness à la gueule d’un rasta. Ils se mirent à rire. L’un des types sortit un entonnoir blanc d’un sac Eastpack.
—Allez ! C’est l’heure ! Il est minuit !
Je regardais le spectacle comme un film captivant dont on ne veut pas perdre une miette.
—Une girafe ! Patron ! a gueulé Head-Fucker.
Trois litres de bière versés dans un tube. Jean-Pierre s’exécuta.
—J’fais pas crédit ! précisa-t-il.
Le groupe fit comme s’il n’avait rien entendu. Jean-Pierre posa la girafe sur une table près du billard, puis s’en alla ranger les verres vides dans son lave-vaisselle.
Le type se mit en position semi-couchée. Head-Fucker lui rentra le goulot de l’entonnoir dans la bouche. Son crâne luisant en forme de ballon de rugby étincelait sous les vieilles lampes du bar.
Il lui versa l’intégralité du contenu de la girafe dans le gosier. La pomme d’Adam du rasta se gonflait et se rétrécissait comme un ballon de baudruche qu’on gonfle et dégonfle.
—Bois ! Bois ! Bois ! Bois ! criaient les trois autres types.
Impressionnant ! me dis-je, assis sur un tabouret à mi-chemin entre le bar et la salle de billard. Pourquoi aller à Broadway si l’on peut voir meilleur spectacle dans un PMU crasseux de Brest ?
Curieux, désœuvré, déprimé, je me suis levé du tabouret. Je suis allé taper la discute avec les mecs du billard. Jean-Pierre débarrassait les derniers verres vides.
—Je vais reprendre un double, avec l’addition.
—Vendu!
Le rasta, courbé sur le billard, les yeux mi-clos, faisait peine à voir. Mais après quelques renvois, il se redressa comme s’il venait de sniffer un gramme de coke. Il devait avoir l’habitude, me dis-je.
—Salut mec ! dit-il, avant de s’écrouler sur un fauteuil lacéré en similicuir au fond de la salle. Il se mit à ronfler. Un grognement de porc. De la bave couleur jus de pomme sortait à petits jets de sa bouche comme un minuscule volcan qui annonce son éruption.
—Fermeture dans dix minutes ! hurla Jean-Pierre.
Une annonce comminatoire qu’il avait l’habitude de lancer pour congédier ces habitués qui auraient apporté des matelas pour cuver leur biture toute la nuit si le bar leur appartenait.
—T’veux faire une partie, sale pédale parisienne ?
Head-Fucker me jeta ça avec un sourire blindé de mépris.
—Hein ?
—Ouais, avec ton slim de pédé ! Mais t’inquiète, mec, ici on accepte tout l’monde, on n’est pas homophobes !
—Allez pour une partie, alors…
Qu’avais-je d’autre à foutre à part lui demander un head-fuck, ce qui n’était pas vraiment mon envie du moment ?
—Prends la petite queue ! Tafiole de parigot!
Il fanfaronnait, Head-Fucker. C’était sans compter que le billard, je m’y connaissais. J’étais même bon. Pour être honnête, j’étais au billard ce que Kasparov était aux échecs. Il n’avait aucune chance.
—J’prends les rouges ! annonça-t-il.
—Les jaunes m’iront parfaitement, rétorquai-je sans pouvoir m’empêcher de cacher le petit sourire narquois de celui qui sait qu’il va dégommer son adversaire.
Il prépara le triangle. J’insérai dans la fente une pièce d’un euro. Il plaça la boule blanche. La partie pouvait commencer.
—Je commence !
—Vas-y, on jouera selon tes règles, lui glissai-je, avec une euphorie que j’avais du mal à cacher.
En tirant avec sa queue, il racla le tapis vert. Quatre ou cinq boules éparpillées tout au plus.
—T’as vu, j’te donne de l’avance, pédé de parigot. J’sais qu’y a pas de billard à Paris. Les seules queues, c’est dans l’Marais où les pédés s’enculent avec ! Tu peux au moins m’payer un dernier verre !
—Bien sûr.
—C’est le der des der ! prévint Jean-Pierre.
—Oui, dis-je, en déposant deux euros de pourboire sur le comptoir en zinc.
J’ai apporté la pinte de Guinness à Head-Fucker. Je finissais la dernière goutte de mon double whisky.
—À la pédale parisienne ! gueula-t-il en trinquant avec mon verre vide.
Clac !
—À la pédale parisienne ! À la pédale parisienne ! répétèrent ses amis encore en état de parler.
—Nasdrovia !
—J’vais te laminer, petit à Michou!
—J’en suis sûr, répondis-je.
Le rasta sortit de sa léthargie. Il dégobilla un bon litre. Puis indiqua son souhait le plus profond.
—Nique la pédale ! Nique la pédale ! entonna-t-il. Les autres le suivirent. Nique la pédale ! Nique la pédale ! Nique la pédale !
C’était étrange. Presque joyeux. Un côté Marseillaise. Un hymne.
Ça n’a pas l’air méchant, me disais-je. Une habitude. Bois ! Bois ! Bois ! Bois ! C’était dit de la même façon. Comme si certains mots abjects s’étaient transformés aujourd’hui en paroles banales que même les principaux intéressés prenaient pour des boutades anodines.
—La pédale va vous la mettre profond, les mecs ! dis-je.
On voyait qu’ils n’étaient pas contents. Mais pas du genre à frapper avant d’avoir disputé le match. Un lambeau d’amour pour la Bretagne m’avait empêché de leur gerber à la gueule.
Avec ma petite queue, j’ai tiré. Comme on dit, j’avais cassé le jeu. Explosé, désintégré. Les boules étaient à équidistance les unes des autres, éparpillées de part en part sur le tapis de la table.
—Quand même ! s’écria le rasta.
Il gerba un deuxième litre.
—Nique la pédale !
Mais c’était encore à moi. J’ai envoyé dans les trous de ce billard américain déglingué deux boules rouges. Alors j’ai rejoué. Une ! J’ai rejoué ! Deux ! Encore, mais là, la boule s’est arrêtée à quelques millimètres du trou.
—J’vais rattraper ça, tafiole parisienne !
Head-Fucker tira avec sa longue queue comme un malade. Il avait des yeux de poisson-chat. Il réussit à rentrer une boule dans un trou. Malheureusement, la jaune avait frappé la rouge qui elle-même fit rentrer parfaitement la noire.
Head-Fucker avait perdu.
—Tu as cinq secondes pour dégager. Nous, on est Bretons. C’est pas une pédale parisienne qui va m’apprendre à jouer au billard!
J’ai détalé comme un lapin. Arrivé dans ma ruine de maison de vacances, j’ai fini le J&B. Je suis monté dans ma chambre un peu pété. J’ai lu la deuxième page des Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet. Un paragraphe, et moi, l’insomniaque, je rêvais déjà de rentrer, d’un ventilateur haut de gamme de chez Darty qui éloignerait ces demeurés en même temps que la canicule.