Quand je me repose à la proue du bateau, j’entends la mer qui glisse le long de la coque. J’en connais le moindre râle, le moindre mugissement, les caresses et les gifles.

Une nuit j’ai écouté un chant de sirène. Dans mon demi-sommeil, je rêvais de femmes qui consolent. Les tourments de la solitude, peut-être. Mais en écoutant le bruit de la mer à l’avant du bateau, je peux prévoir l’arrivée des perturbations. Au rythme des vagues, à leur ton plus aigu, je comprends que le temps est en train de changer. La mer m’avertit. Avec des mots gentils, elle me conseille de prendre un ris dans la grand-voile, de donner quelques tours à l’enrouleur de foc. Ensuite, elle gronde. La mer et moi, nous avons une telle intimité que je peux me permettre de l’ignorer et j’écoute ses menaces depuis ma couchette à l’avant du bateau. Elle me secoue et me culbute sur tous les degrés de la rose des vents. Me tire par les cheveux, par les pieds, essaie de me faire trébucher. À la fin, elle change d’avis et apaise jusqu’au moindre de ses bouillonnements. La mer et moi, nous nous regardons dans les yeux. Et nous attendons.

Si j’ai du monde à bord, avant que ça chahute, je me montre dans le cockpit. Je fais semblant d’observer le ciel, je regarde l’horizon et j’annonce ma prévision : le mauvais temps arrive. Le désarroi des gens, ceux qui ont embarqué, ceux qui ont payé, m’amuse. Ils cherchent sur mon visage une information, quelque chose qui les rassure. Je suis leur intermédiaire entre la peur et les profondeurs marines. Même le fait de flotter est un mystère pour eux. Moi je les laisse se noyer dans l’incertitude.

Avec la tramontane ou le libeccio, le mauvais temps se montre utile pour clarifier les choses sur le bateau. Faire voir qui commande, qui obéit. Mettre de l’ordre. Allez, on enlève les chiffons qui sèchent sur les filières, les soutiens-gorge étalés sur la bôme, les petites culottes en dentelle lavées à l’eau douce et accrochées aux haubans comme des pavillons qui vous claquent sur la figure à chaque virée de bord. Les femmes, sur le bateau, voudraient me provoquer. Elles ne savent pas que j’écoute les sirènes.

Ils m’ont promis de me payer comptant en débarquant : une semaine en voilier pour pêcher à la traîne entre les hauts-fonds des îles. Ils ont embarqué leur arsenal de leurres, de petits poissons articulés avec au bout le piège de l’hameçon en titane. Des kilomètres de fil en nylon, des cannes à pêche courtes et robustes. La stupidité de l’optimisme. Ils n’ont pas compris que la mer est morte. Voilà des années qu’aucun poisson étonné n’a posé son regard sur la surface spéculaire du ciel. La Méditerranée a perdu sa tiédeur de liquide amniotique, elle dégage maintenant la puanteur de formol des morgues. Et eux ils rêvent de pêcher, avec une longue ligne de traîne. À la voile, pour que le bruit du moteur n’effraie pas la proie.

À l’aube, nous avons laissé sur notre droite une énorme tache qui ressemblait à de l’huile. Mais elle était rouge, de sang. Tellement solide, visqueuse, qu’elle a laissé des traces sur la coque. Mystères cachés dans le ventre des pétroliers. J’ai dû me mettre à l’eau pour nettoyer avec une éponge.

Mes hôtes commencent à comprendre. Ils manifestent moins d’enthousiasme quand ils laissent filer leur ligne à la poupe. Je les ai entendus s’avouer leur déception, résignés. Avec l’arrière-pensée déplaisante de m’annoncer un retour au port plus tôt que prévu, à cause de ce calvaire sans poissons. Et de payer moins cher.

Je les ai devancés en les amadouant avec un cocktail Martini au soleil couchant. J’ai gaspillé ce qui me restait de glace, mais ça a servi. Ils ont mordu à mon histoire comme quoi cette tache sur l’eau n’était pas due à la chimie humaine, mais à l’énorme hémorragie d’une baleine qui avait perdu son cap. Probablement éventrée par l’hélice d’un bateau, par la férocité des navigations qui laissent derrière elles le sillage d’indifférence propre à notre espèce. Au fur et à mesure que je racontais, je me rendais compte que le mensonge était peu crédible, l’hameçon de mon leurre trop visible. Et pour conclure, voilà pourquoi les poissons n’ont pas mordu jusqu’à aujourd’hui, ils fuyaient l’ombre encombrante du cétacée. Maintenant, ce sera plus facile.

Ça a marché. Leur optimisme est revenu, c’est bon pour l’ambiance de la croisière et pour le respect du contrat. L’un d’eux, sous le coup de l’enthousiasme, a sorti un vieil appât que, en raison de sa précision et de son efficacité, il a affectueusement surnommé « Scarpuzzedda », autrement dit « les petits souliers ». C’est le surnom d’un tueur de la mafia réputé pour sa férocité et la perfection de son tir. Satisfaits, ils ont mis au point leur équipement, calibré les cannes à pêche et les moulinets et sont allés dormir. Bercés par la promesse du butin et par la qualité de mon cocktail. Je suis resté à la barre, poursuivant, à la proue, le trajet inexistant des sirènes.

L’espace d’un instant, l’ombre d’un bateau a glissé sur un côté de ma coque. Sans éclairage, noire sur le noir de la nuit, sans un bruit. J’ai senti une puanteur de sueur et d’excréments, et la chaleur de respirations humaines, comme un souffle tiède de vent. Ce bateau s’est éloigné, et puis le sirocco est arrivé. Léger, favorable pour tenir le cap. La mer a promis qu’il ne soufflerait pas plus fort. Voilà le moulinet qui tourne. Il vibre dans l’effort et laisse filer du nylon sur la mer. La canne ploie, elle acquiesce de la tête. Il y a une proie à l’autre bout, au fond de l’obscurité de cette nuit. Ils ont entendu, les voilà déjà dans le cockpit. L’excitation a effacé les traces du sommeil. Ils essaient de récupérer le poisson, mais il est gros. La ligne se déplace à droite, puis à gauche, on dirait qu’elle s’enfonce, qu’elle remonte à la surface. Ils n’arrivent pas à le rapprocher du bateau. Juste de quelques centimètres, au prix de gros efforts. Ce doit être un espadon, ou un thon blanc, peut-être un requin attiré par le sang de la baleine. Un thon plutôt, en dehors de la saison et de grosse taille, un animal rétif à la madrague, pas enclin à se laisser convaincre de mourir. Ils se la racontent déjà, cette proie, avec toutes les nuances du rêve des pêcheurs. Ils croient la voir dans le noir et se montrent du doigt des vagues à la surface, comme des dos de léviathan. Ils prennent la canne à tour de rôle. Le moulinet cesse de crisser. La proie est vaincue. Mais il n’est pas facile de la récupérer. C’est presque l’aube. Ils serrent les dents et s’acharnent sur le moulinet. Il est plus léger maintenant, la mer cède et consent à abandonner la proie. Voilà, il y a quelque chose qui se retourne à quelques mètres de la poupe, tournoie, s’aligne. C’est une sirène noire, aux cheveux longs et dénoués comme des méduses dans l’abandon d’un naufrage. Elle a encore quelques lambeaux d’étoffe qui s’ouvrent à la mer comme des langues d’algues, l’hameçon méchamment planté dans les nœuds du chemisier, la bouche ouverte sur les derniers mots prononcés dans une langue étrangère, le bout des doigts blanchi par les morsures des poissons. Les pêcheurs n’ont pas compris. Ils retiennent un mouvement de joie pour cette proie capturée. Ils sont là, assis à l’arrière, ils regardent ses acrobaties dans le courant. J’ai pris les ciseaux, je coupe la ligne. La femme se retourne encore dans le sillage du bateau tandis que je m’éloigne et la perds. À la proue, le vent a tourné au mistral, la mer a recommencé à me parler.

Traduit de l’italien par Lise Chapuis.


Publié dans le recueil Bambini e altri animali, Sellerio, 2016.