K & T Meats est ma boucherie préférée sur Broadway, à Astoria. Elle ressemble à celles de Vitez, de Maglai, et d’autres petites villes bosniaques. Sauf qu’elle est détenue conjointement par six ou sept immigrants grecs et roumains, qui, en plus de l’anglais, parlent, telle la viande hachée elle-même, un hachage de toutes les langues balkaniques, plus le hongrois, les recettes de viande de leurs clients, les produits et les aliments venant de là.

Tous sont là depuis que le magasin a ouvert en 1983, comme je l’ai découvert à partir du Polaroid et des coupures de journaux scotchés à la paroi de verre autour de la cage du caissier, où une vieille femme silencieuse est toujours assise, avec des lunettes épaisses et une expression ennuyée en permanence sur son visage.

Toute leur vie sociale prend place derrière le comptoir et ses tranches de viande fraîche, sous des guirlandes de saucisses et de viande fumée suspendues en lignes au plafond. Tous sauf un sont là tous les jours ouvrables, les mêmes depuis près de trente ans, de 10h à 18h, dimanches compris. Chacun part chaque année, par rotation, deux mois dans les Balkans, d’où il reviendra avec de nouvelles rides et des cheveux blancs de son vieux pays, qui, autrement, resteraient inaperçus de ses collègues et des clients qui vieillissent jour après jour avec la boutique.

Ce furent mes premiers voisins. J’ai commencé à me rapprocher d’eux, après m’être installé à Astoria il y a deux étés. Ils étaient intrigués par mes passages aux heures de la journée où seules errent les ménagères, tandis que les maris et les gens sérieux sont au travail, non moins que par mon enthousiasme nostalgique et démonstratif pour la viande crue et les produits carnés du vieux pays bosniaque. J’ai fini par leur expliquer que je travaillais en ligne depuis chez moi, que j’étais un écrivain, plus précisément un poète.

Certains d’entre eux se souvenaient encore de leurs manuels scolaires et des noms que je citais pour appuyer le sérieux et la légitimité de ma vocation. Les Grecs se souvenaient de Seferis et de Cavafy, les Roumains d’Eminescu et de Stanescu, et je suis devenu une sorte d’attraction quotidienne et quelqu’un avec qui déconner gentiment. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient jamais entendu parler d’un poète bosniaque, encore moins vu un Bosniaque qui avait lu ou même connaissait les noms de leurs poètes à eux.

Leurs clients bosniaques de l’Astoria sont principalement des petits commerçants, des cafetiers et des artisans, et aucun d’eux n’avait jamais acheté du porc.  » Eh bien, dis-je, pour me défendre et défendre la diversité de ma terre natale, nous avons également des Bosniaques qui écrivent et lisent des poèmes et mangent du porc.  »
J’ai grandi, du coup, dans l’estime de Simon, un homme rusé dans la cinquantaine, né dans le Banat en Roumanie, qui jouit, ou plutôt endure le statut de l’intellectuel dans la boucherie. Dès que je passe la porte, les autres me saluent et à l’unisson appellent Simon: « Ton ami le poète est là ». Simon m’ « adopte » au comptoir et, tout en me servant, nous badinons tous les deux, devant le jury composé de ses collègues de travail. Il pourrait me demander, avec une expression sérieuse sur son visage, ce que j’entends faire avec la viande hachée, qu’il m’emballe sous cellophane. Je dirais des boulettes de viande, ou quelque chose comme ça. Ensuite, sans changer d’expression, il m’offre à moudre une demi-livre de  » pingouin « , me conseillant en confidence que c’est le meilleur mélange pour les boulettes. « De quoi ? », je demande à ma grande confusion, essayant de déchiffrer son accent roumain laineux.
« De Pen-gu-in », répète-il d’un ton sentencieux, sur quoi le reste des bouchers éclate de rire.
Il me tend une main conciliante par dessus le comptoir, me tape sur l’épaule et me dit avec un sourire triste: « Tu n’es pas en colère contre moi, hein ? Les vrais poètes peuvent entendre une plaisanterie. Au moins, tu vois le genre de connards auxquels je dois faire face ici », tout en regardant ses collègues de travail et provoquant une salve encore plus nourrie de rires.
Avec le temps, je ne peux pas dire exactement pourquoi, il a renoncé à me charrier, à la grande déception des autres. J’étais son client exclusif, et nos dialogues culinairo-poétiques par-dessus le comptoir sont devenus de plus en plus conviviaux et, dirais-je, en plus triste. Quand je suis arrivé cet été pour m’approvisionner en vue d’un séjour de camping à Fire Island, Simon m’a surpris en vérifiant l’intégralité de mon matériel. Le lendemain, il amenait son propre sac à dos de camping, m’a prêté une véritable lanterne de camping et un véritable couteau de camp. A la fin de mes vacances, je suis allé à K & T pour retourner le matériel emprunté, et j’ai mis un carton de ma bière tchèque préférée dans le sac à dos, en remerciement. Je n’ai pas trouvé Simon. Il avait pris son tour au pays natal, et j’ai laissé le tout aux autres bouchers. Quand il revint au bout de deux mois de Roumanie, il semblait au bas mot deux ans de plus. Je suis allé à la boutique pour le remercier pour le matériel et je lui ai demandé comment c’était là-bas au pays. Pour tout commentaire, il a répondu : « Bad ».
« Vous avez aimé ma bière tchèque ? »
« Quelle bière tchèque ? »
« La bière que j’avais laissée dans le sac à dos ! »
Les autres bouchers, qui comme d’habitude écoutaient notre conversation, éclatent de rire.
« Eh bien, maintenant vous voyez le genre de connards qu’ils sont », a commenté Simon avec résignation. « Ils l’ont volée et tout bu ».

Je suis allé voir hier Simon pour me fournir en viande pour le réveillon du Nouvel An. Je m’étais d’abord arrêté au magasin d’alcools pour y rafler quelques bouteilles d’excellent et pas cher Sauvignon blanc du Chili, appelées « Nostalgie ». Tandis que je commandais différentes choses à Simon, qu’il empilait soigneusement dans mon panier, eau minérale Radenska, épices Vegeta, feuilles de chou pour sarma, mayonnaise bosniaque, j’ai laissé mon sac de vin sur le comptoir. L’équipe de bouchers n’y a pas résisté, a fouillé dans le sac, et dès qu’ils ont vu les bouteilles étiquetées « Nostalgie », ils m’ont sauté dessus :
« Hé, poète, c’est un mauvais vin. A peine on le boit, et la nostalgie vous prend. Vous buvez de plus en plus, et plus vous buvez, plus la nostalgie augmente. Vous commencez à écrire des poèmes et — snip! — tout d’un coup, vous vous pendez. Aux chiottes, ce genre de vin ! Pourquoi ne pas acheter nos vins grecs ou roumains? Ils sont beaucoup mieux, et pas une larme de nostalgie en eux. Seulement du soleil, de la mer et des rires.»
Simon se pencha par dessus le comptoir vers moi et sourit tristement :
« Tu vois ce que j’ai à supporter, tu vois avec qui je perds ma vie…»
Je pris mon panier de victuailles et je dis: « Happy New Year, mon ami Simon ! »
À la porte, je rappelle à tous : « Happy New Year, voisins ! »
« Happy New Year, poète » répondent-ils, comme d’habitude à l’unisson. « Hé, attendez, vous avez oublié votre sac de Nostalgie ! »
« Non. C’est mon cadeau de Nouvel an à Simon et ses amis. »
« Mes amis ? crie Simon par dessus le comptoir. Ce sont tous mes ennemis ! »
« OK, dis-je, je laisse le vin à mon ami Simon et la nostalgie à ses ennemis. »
Je suis sorti dans la rue. Broadway retentit derrière moi des plaisanteries et des rires de la boucherie des vieux garçons de l’Astoria, mes compagnons de vie dans la viande, le vin et les étoiles.

Traduit par Wayles Browne, Stephanie Krueger et l’auteur.
Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog