Elle faisait une randonnée pédestre dans une réserve naturelle suburbaine à environ trois kilomètres de chez elle quand soudain, derrière elle, montèrent – apparemment sortis de nulle part – des cris, des hurlements et des rires d’enfants. Elle se retourna et aperçut un groupe de jeunes noirs qui couraient le long du sentier taillé dans la forêt. L’aîné, un maigrichon d’environ onze ans vêtu d’un tee-shirt blanc taché, d’un pantalon trop grand pour lui et de baskets éculés sur ses pieds nus, semblait l’interpeller en agitant vivement les deux mains – « Hé ! Madame ! Hé, vous ! » crut-elle comprendre, bien que la voix haut perchée et l’air goguenard du gamin rendissent ses cris presque inintelligibles. On était au printemps, par une fin d’après-midi chaude et ensoleillée, la première depuis des semaines ; l’air légèrement humide, la terre frémissante semblaient exhaler leur énergie vitale. Elle marchait depuis une heure environ, s’efforçant de maintenir une bonne allure, heureuse de sentir jouer les muscles de ses jambes, de ses cuisses, de ses bras. Elle transpirait un peu et ses pensées, dispersées et incohérentes au début, s’étaient peu à peu stabilisées, cristallisées, jusqu’à ne plus être vraiment que des impressions, des images flottantes et muettes comme dans un rêve. Et les gamins, conduits par le petit noir étrangement violent et vindicatif, surgirent dans ce rêve comme des images inattendues.

« Oui ? C’est à moi que vous parlez ? » demanda-t-elle. Le garçon se mit à rire comme s’il prenait plaisir à tout tourner en dérision. S’il n’avait pas été si jeune, peut-être l’aurait-elle cru ivre ou drogué. Il lui arrivait à peine à l’épaule et s’approchait comme un petit animal nerveux, avide de sang. De sa voix de soprano il déversa sur elle un flot de sons vibrant de mépris sans qu’elle comprit rien de ce qu’il disait sinon peut-être « Madame » ou bien « Où allez-vous, Madame ? ». Son air agressif la surprit plus qu’il ne l’effraya, vu que ces gosses – au nombre desquels se trouvaient deux ou trois filles – étaient vraiment très jeunes, les plus petits n’ayant pas plus de huit ou neuf ans.

 

« Oui ? Que voulez-vous ? » demanda-t-elle avec un calme maternel légèrement forcé. Ce ne sont que des enfants, se dit-elle, tout en reculant instinctivement d’un pas. Et au même instant, ils se ruèrent sur elle.

Tandis qu’ils s’agglutinaient sur elle, la rouant de coups de poings et de pieds, la martelant, l’aîné bondissant sur elle comme un animal sauvage et vif pour la faire tomber lourdement par terre, elle luttait de toutes ses forces, battant l’air de ses bras, essayant elle aussi de rendre coups de poings et de pieds – car elle était solide, forte et résolue – et pensait : Ce n’est pas possible ! Ce ne sont que des enfants ! Bien sûr, au premier coup d’œil, elle s’était rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’enfants du quartier de l’Université où elle résidait, mais du vieux quartier sordide de l’ancienne cité industrielle sous la falaise, où une dénivellation abrupte aboutissait à des rangées de maisons et d’immeubles minables, à des dépôts de gares, des usines et des moulins désaffectés au bord de la rivière, qu’elle et sa famille n’apercevaient que du haut de l’autoroute bâtie au-dessus de ces ruines et où ils ne se rendaient jamais bien qu’ils ne fussent pas racistes et qu’elle eut grandi avec les noirs, soit allée à l’école avec des noirs, des Chinois, des Latino-Américains et autres minorités de ce genre et qu’elle fut déterminée à donner à ses enfants la même éducation libérale et anti-raciste que celle reçue de ses parents. Aussi n’avait-elle jamais pensé – comme elle l’aurait dû peut-être, tout au moins en certaines circonstances – que ces minorités puissent la considérer comme manifestement différente d’eux et, contrairement à tout ce qui était raisonnable, charitable et juste, souhaitent le lui faire sentir et en tirer un certain plaisir. Cette bande de gosses démoniaques, qui la battaient, lui arrachaient ses vêtements, vidaient ses poches tout en piaillant et riant comme s’il ne s’agissait que d’un jeu, elle n’arrivait tout simplement pas à les croire capables d’agir ainsi, à ce rythme de cauchemar.

Âgée de quarante-six ans, elle jouissait d’une excellente santé, était intelligente, indépendante de caractère, mère de deux jeunes enfants et belle-mère d’un adolescent, mais totalement dénuée d’aptitude aux prouesses sportives ; elle se sentait aussi maladroite, dans cet affrontement bizarre, qu’un poisson hors de l’eau, jeté brutalement par terre, suffoquant, se débattant, étouffant hors de son élément naturel. Elle poussait des cris déchirants et incrédules, donnait, dans le vide, des coups de poings qui ricochaient sur des avant-bras, des épaules ou des têtes baissées. Ce ne sont que des enfants ! continuait-elle à penser ; elle était mère et en tant que telle, se refusait à frapper un gosse, bien que physiquement capable de le faire. L’idée lui vint soudain que si elle cédait, si elle se soumettait et cessait de lutter, ils prendraient ce qu’ils voulaient et la laisseraient tranquille.

Et c’est ce qui arriva. Quand elle n’opposa plus de résistance, ils cessèrent de la frapper, mais, dans leur sauvage euphorie, ils lui arrachèrent tous ses vêtements, la tournant et la retournant, tirant sur ses jeans hurlant de rire en lui ôtant son soutien-gorge et sa culotte, prenant de force ses chaussures de marche et ses chaussettes. Trop traumatisée pour leur enjoindre de s’arrêter et les voyant s’acharner sur elle comme des bêtes féroces, elle fut prise de la peur panique de les voir la dévorer toute crue et arracher sa chair de ses os avec leurs dents. Qui les en empêcherait ?

Soudain ils prirent la fuite ; il n’y avait plus personne ; elle se retrouva seule, tout étourdie et pleurant à chaudes larmes dans un endroit inconnu. L’attaque n’avait probablement duré que de deux ou trois minutes et pourtant lui avait paru interminable. Elle resta couchée par terre pendant un très long moment, à ce qu’il lui sembla, n’osant pas bouger de peur de découvrir qu’ils l’avaient estropiée : son dos et ses fesses avaient été sérieusement bottés. Tu n’as que ce que tu mérites, lui chuchotait méchamment une petite voix en guise de consolation, mais elle souffrait et était trop affaiblie pour y répondre.

Sans doute était-elle seule dans la réserve puisque personne n’avait répondu à ses appels au secours.

Elle resta immobile et tenta de rassembler ses forces et de réfléchir à ce qui était arrivé, à ce qu’elle devait faire maintenant. Ses sanglots étaient plus désordonnés et résignés qu’oppressés et haletants comme ceux des hystériques ; elle n’avait rien d’une hystérique ; au contraire, elle était femme à dominer l’hystérie chez les autres. Tout va bien. Tu vas t’en tirer. Le pire est passé.

C’est ainsi que, mi-grondeuse, mi-tendre, elle parlait souvent à ses enfants.

 

Mais on lui avait pris ses vêtements et les clés de sa voiture.

Et sa sacoche aussi, bien sûr, et sa montre bracelet et sa chaîne en or – arrachée si violemment que le fermoir avait lâché et entaillé la peau de son cou comme un nœud coulant de fer. Seules lui restaient les bagues de sa main gauche : un des enfants s’était rageusement acharné à les lui arracher, elle avait même senti craquer ses jointures, mais sans doute avaient-elles enflé car les bagues n’avaient pas bougé.

Espèce de sauvages, pensa-t-elle.

Sales petites bêtes, pensa-t-elle.

 

Pourquoi l’avaient-ils détestée au point de la battre et de la voler, de l’humilier en lui arrachant ses vêtements ?

Elle se redressa. Repoussa ses cheveux de son visage en sueur et pensa soudain qu’il y avait, près du parking, une cabine téléphonique qu’elle pouvait utiliser – mais au même instant elle sut que cette cabine qu’elle voyait avec une telle précision, un tel désespoir, éclairée par une douce lumière bleue, se trouvait derrière le bâtiment de l’université où était son bureau.

Elle passa une pénible demi-heure – peut-être davantage – à chercher ses vêtements. Tout son corps la faisait souffrir, comme si on l’avait jetée du haut d’une falaise et que ses os, ébranlés jusqu’à la moelle sans être brisés, fussent tout juste capables de supporter son poids. Son crâne, d’où deux ou trois touffes de cheveux avaient été arrachées, lui faisait mal. Son nez saignait. Ses yeux enflaient et bleuiraient sûrement. Sa vue se brouillait comme si elle avait été sous l’eau, car un des gosses avait essayé de lui frotter les yeux avec des herbes séchées ; c’était une tactique de jeu, se dit-elle, une vilaine tactique de jeu. D’ailleurs, tout ce qu’on lui avait fait subir n’était sans doute qu’un jeu dont les règles, connues d’avance des joueurs, avaient été orchestrées de façon adroite et raffinée. Elle seule les ignorait.

Elle refusait de se demander pourquoi ces enfants, qu’elle ne connaissait pas, l’avaient détestée à ce point. Ne s’était-elle pas montrée tout à fait cordiale à l’égard du meneur, essayant même de sourire à son approche ? De par sa nature et son éducation, elle était toujours accueillante ; elle pratiquait la bienveillance comme un musicien son instrument, avec une incontestable ferveur. Car le privilège involontaire mais incontestable de la couleur blanche de sa peau l’obligeait non seulement à être bonne, convenable et charitable envers tout un chacun mais aussi à l’être avec charme et gentillesse.

Marcher le long du sentier forestier n’était pas douloureux, mais s’aventurer sous bois était pénible, avec ses plantes de pieds stupidement sensibles, plus tendres que la paume de ses mains. Cheminer les seins nus dans un lieu public où pouvait à tout instant surgir un étranger, sentir entre ses jambes l’air la caresser dans un espace qui s’élargissait ou se rétrécissait au rythme de sa marche, la troublait. Au fur et à mesure qu’elle poursuivait désespérément la recherche de ses affaires à la lueur diffuse du soleil couchant, sa vision s’obscurcissait. Les enfants n’avaient sûrement pas pris la peine de les emporter bien loin ? Elle allait les retrouver cachées dans les fourrés ? Ses jeans, sa veste kaki, ses chaussures, ses chaussettes, ses sous-vêtements, déchirés, souillés ? Son regard ne se posait hélas que sur d’inutiles objets, des formes trompeuses : journaux que le vent avait emportés dans les broussailles, talus recouverts de blanches anémones des bois, bouteilles cassées et canettes de bière brillant dans l’ombre. Des larmes de honte et de frustration jaillirent de ses yeux.

Femme instinctivement généreuse, son instinct lui faisait défaut maintenant. Que faire ? Où aller ? Elle n’avait pas les clés de sa voiture qui était fermée selon les recommandations de son mari – un homme terriblement ennuyeux ; ainsi, même si elle avait voulu regagner discrètement le parking et s’asseoir dans l’auto en attendant des secours, elle ne le pouvait pas.

Une faiblesse la saisit. L’image d’une grosse bonne femme qu’elle avait vue dans un dessin animé passa devant ses yeux : énorme comme un ballon, avec de gros nichons, un gros ventre et des poils pubiens fournis ; on la hissait vers le ciel : les gens – des hommes pour la plupart – s’agglutinaient pour la regarder, bouche bée, et la montraient du doigt avec des sourires narquois.

Elle s’écria : « Que faut-il faire ? »

En guise de réponse, une voiture entra dans le parking tout proche. Elle entendit les portières claquer et des voix d’hommes parler. Paniquée, elle plongea dans les fourrés pour se cacher et se mit à courir sans se soucier des branches et des épines qui lacéraient son corps nu. Comme une bête aux abois, elle s’accroupit et se cache tout en sachant qu’elle avait là l’occasion d’appeler à l’aide : il lui suffisait d’élever la voix et de crier « au secours ! » ou « à l’aide s’il vous plaît ! » – un appel timide, confiant, désespéré – pour que le cauchemar prenne fin.

Elle pourrait dire à ses sauveteurs – sans aucun doute ils la sauveraient, presque tous ceux qui venaient à la réserve appartenant plus ou moins à l’université – qu’elle avait été dépouillée de ses vêtements, leur réclamer une couverture ou quelque chose pour se couvrir et ajouter aussi – en admettant que les circonstances s’y prêtent – qu’elle n’était pas blessée et ne souhaitait pas voir l’incident rapporté à la police ; elle n’avait pas besoin non plus d’aide médicale. Mais elle ne dit rien et demeura tapie derrière une épaisse barrière de ronces et un gros cornouiller en fleur, le front ruisselant de sueur appuyé contre ses genoux les bras enserrant frénétiquement ses jambes. Terrorisée à l’idée qu’on puisse la découvrir ainsi, nue, battue, meurtrie, échevelée comme une bête sauvage, elle n’avait qu’un seul désir : se cacher, ne pas être vue. Rien ne lui importait plus que de n’être point découverte dans cet état.

Elle resta donc planquée. Bientôt les voix des hommes s’évanouirent. Sans doute avaient-ils pris l’un des autres sentiers à travers bois ; ils n’avaient aucune chance de la trouver et s’ils avaient aperçu sa voiture sur le parking, cela n’avait probablement pas particulièrement attiré leur attention ni provoqué de commentaires. C’est très bien ainsi, se répéta-t-elle plusieurs fois pour se consoler, sans savoir exactement ce qu’elle voulait dire par là.

 

Elle s’était mariée tard, par choix, avait eu ses enfants tard, par choix également ; ainsi s’étaient formées en elle des habitudes de solitude qui étaient intimement – inextricablement peut-être – liées à son caractère, à sa personnalité profonde. Sa beauté blonde et lumineuse lui importait peu bien qu’elle mit en valeur son esprit naturellement exubérant. Pour elle, cacher aux autres et à son mari les petits doutes, les changements d’humeur qui la prenaient souvent, n’était qu’un question de tact. Elle mettait sa fierté à faire reconnaître par tous ceux qui l’approchaient son infaillible bonté, sa capacité à réagir, sa joie de vivre et sa confiance inaltérable – ou presque.

 

Que faire à présent ? Comment s’épargner d’autres humiliations ? Elle avait fui les hommes qui pouvaient l’aider ; alors, quoi ?

Elle aurait pardonné aux enfants leur attaque sauvage si seulement ils lui avaient laissé ses vêtements.

Il lui sembla n’y avoir aucune alternative qui ne fut horrible et honteuse. Elle n’avait qu’à se cacher au bord de la route et à héler une voiture en espérant y trouver une personne digne de confiance. Un inconnu était la pire des perspectives ; un homme qui la connaissait ne vaudrait guère mieux – et serait peut-être même une catastrophe car il jaserait et le malheureux incident serait à coup sûr démesurément grossi. Si une femme venait à passer, peut-être le supporterait-elle mieux, mais si c’était une connaissance qui avait entendu parler d’elle par ses travaux dans la communauté ou vu ses photos dans les journaux, son aventure se répandrait partout et la rumeur courrait qu’elle avait été violée. Même les gens qui lui voulaient du bien répéteraient à l’envi ce conte et en frissonneraient ; certains se demanderaient pourquoi elle se promenait toute seule dans la réserve ; d’aucuns insinueraient même que cela devait forcément lui arriver un jour ou l’autre, vu son caractère indépendant, son mariage avec un célèbre directeur d’université et son excellent boulot dans les bureaux de développement de l’université. Ainsi, l’affreux ragot serait colporté et répété un nombre incalculable de fois jusqu’à ce qu’elle en perde le contrôle. Elle deviendrait tout simplement la femme trouvée nue dans la réserve naturelle de Meadowbrook.

Ses enfants – sa fille de six ans et son fils de neuf ans – en auraient les oreilles rebattues à l’école. On les taquinerait, on plaisanterait et leur ferait croire des mensonges. Et son beau-fils – le pauvre – serait horriblement gêné pour elle. Son mari, tellement ambitieux et passionné par son travail, si soucieux de sa réputation au sein de la communauté, elle n’osait l’imaginer dans ce contexte. Soulagé d’abord de la voir saine et sauve, il se sentirait ensuite affreusement humilié.

Si elle appelait à l’aide, la police s’en mêlerait sans doute. En la regardant, nul ne pourrait douter qu’elle avait été battue. On l’interrogerait. Comment dire que ses assaillants n’étaient que des enfants – pas même des adolescents – oui, des enfants ? Et que parmi eux il y avait des filles ? Et qu’ils étaient noirs ? Étouffant toute émotion dans sa voix, elle murmura : Je ne suis pas raciste.

« Je ne peux pas prendre ce risque. »

Comme dans un délire éveillé, elle se vit, nue, silhouette spectrale flottant parallèlement à la route qui menait chez elle, mais invisible et empruntant un chemin différent de celui qu’elle prenait en voiture. Elle les connaissait tous, ces sentiers parcourus tous les jours ! Elle n’était qu’à trois kilomètres de chez elle, peut-être moins. Lui était-il vraiment impossible de les couvrir à pieds, seule et sans aide ? Sans que personne sache ? Il devait être environ six heures. Comme elle rentrait souvent très tard chez elle, à la nuit tombée parfois, retardée soit par son travail à l’université, ses obligations mondaines ou ses courses, sa famille ne s’inquiéterait pas de son absence avant plusieurs heures ; son mari s’était dernièrement engagé dans une campagne de collecte de fonds pour l’université ; lui aussi avait un emploi du temps irrégulier : parfois, quand elle rentrait, la jeune fille chargée de la garde des enfants lui apprenait qu’il avait téléphoné pour demander qu’on ne l’attende pas pour dîner. Quant à son beau-fils, il entrait et sortait à toute heure. La jeune fille faisait manger les petits à six heures et demie. Donc elle n’avait aucune anxiété à avoir, aucune culpabilité à ressentir à leur égard sinon celle qu’elle éprouverait s’ils apprenaient son humiliante aventure et – pire encore – s’ils la voyaient dans cet état.

 

Car alors, jamais plus ils ne pourraient la voir telle qu’elle était.

 

À voix haute, passant la langue sur ses lèvres gercées, elle murmura : « Je ne peux prendre ce risque. »

 

Elle attendit que les rayons du soleil frappent obliquement les arbres et que le ciel, comme couvert d’ecchymoses, prenne des teintes bleu-orangé étrangement mouchetées. Alentour, les oiseaux s’appelaient avec une insistance grandissante au fur et à mesure que baissait la lumière : petits cris aigus qui déferlaient comme des rubans dénoués, des filets de sonorités charmantes ; elle écoutait et chaque note la frappait avec une précision anormale. Jamais auparavant elle n’avait entendu pareilles sonorités.

 

« Je veux retrouver ma maison. Ma demeure. »

 

Dans son esprit s’était dessiné un plan des lieux qui l’aiderait à se diriger à travers la forêt et les champs avoisinants.

 

La distance entre sa position actuelle dans la réserve et sa maison était d’environ trois kilomètres. Rien ne l’empêchait de faire ce trajet à pied sans être vue. Il lui faudrait pourtant inévitablement traverser trois routes ; seule la première, en bordure de la réserve, était importante ; les autres n’étaient que des chemins résidentiels. Il s’agissait donc d’une simple question de minutage.

Son but – au début tout au moins – n’était pas d’atteindre la porte d’entrée de sa maison, pas même celle du fond, mais le ravin derrière, où elle pourrait se cacher dans l’ombre et observer les fenêtres éclairées, noter les allées et venues de sa famille si possible. Car elle ne voulait pas qu’on la voie nue – non, pas même son mari – pas dans cet état de nudité avilissante, avec son air de victime et son corps écorché, couvert de bleus. Ses seins la faisaient souffrir comme si on lui avait arraché la peau ; ses tétons étaient plissés et durcis par la peur. Le garçon au regard méchant et à la bouche railleuse l’avait bourrée de coups de pieds dans le ventre jusqu’à ce que, hors d’haleine et prête à vomir, elle se soit retournée. Non, jamais plus un tel outrage ne lui serait infligé.

Une fois rentrée sans avoir été vue elle grimperait en vitesse l’escalier et recouvrerait ses esprits. Elle prendrait un bain, se soignerait un peu, s’habillerait et descendrait rejoindre les siens. Si elle agissait assez vite, les petits ne seraient pas encore au lit ni endormis. Elle préparerait alors le repas – quelque chose de simple – pour son mari et son beau-fils. Ou bien, elle les retrouverait à table s’ils avaient déjà commencé à manger. Elle dirait à son mari qu’elle avait perdu ses clés de voiture dans les bois et décidé de rentrer à pieds sans lui téléphoner ni prévenir qui que ce soit : inutile de faire des histoires. Il pourrait la déposer le lendemain matin à l’université ; elle irait chercher la voiture qui était bien verrouillée et ni risquait donc rien (car, songea-t-elle, les enfants étaient sûrement trop jeunes pour essayer de voler une voiture !). « Tu es rentrée à pied ? » lui demanderait son mari légèrement surpris, et elle répondrait, « Ce n’était pas loin, j’ai pris plaisir à l’exercice. »

Ensuite il lui faudrait faire l’effort d’oublier aussi résolument que – bien des années auparavant, avant son mariage et son établissement dans une belle maison – elle avait lessivé les murs des appartements qu’elle louait avant de les repeindre. Et personne ne saurait rien.

 

Aucun des enfants ne se douterait qu’il était arrivé quelque chose à leur mère, leur attention étant presque exclusivement concentrée sur eux-mêmes, ce qui était naturel et sain. Et son mari ne devinerait rien non plus car son imagination était essentiellement centrée sur son travail et sa propre personne ; il n’était plus très jeune mais avait encore beaucoup d’énergie : maintenant, il s’intéressait aux jeunes qui le fascinaient et le rebutaient en même temps.

D’ailleurs, que pourrait remarquer cet homme si occupé, si adulé et si prospère, devant le visage heureux, détendu et confiant de sa femme ? Tous deux avaient rarement le temps de s’aimer comme au bon vieux temps ; ils étaient devenus de bons compagnons, des comploteurs, des conspirateurs.

Reconnaîtriez-vous les enfants si vous les voyiez, madame ?

 

Oui. Je ne sais pas.

De quelle couleur était leur peau ?

 

Je ne suis pas raciste.

Le chemin était rude maintenant sous ses pieds nus ! Avec quelle perfidie le sol humide, apparemment moelleux mais en fait lardé de pierres et de bouts de branches, lacérait sa peau ! Quand elle quitta le sentier en direction de la route bordant la réserve, elle s’enfonça tout à coup dans une boue épaisse, étouffa un cri de panique ; n’était-ce pas une tourbière ou des sables mouvants qui allaient l’engloutir sans laisser de traces ?

 

Elle poursuivit sa route. Il fallait avancer à tout prix. Elle n’avait jamais remarqué le nombre d’arbres morts que recelait la forêt : branches desséchées d’où pendaient en lambeaux des feuilles mortes, celles de l’année passée. Ni la continuelle débandade d’oiseaux invisibles et d’animaux. Et le vent incessant. De tous côtés, des bruissements mystérieux, des froissements, des déplacements, comme s’il s’agissait d’un organisme gigantesque cherchant à se dégager de quelque gangue et ne parvenant jamais au stade de la conscience. Cette idée, qui ne l’avait jamais effleurée auparavant, la fit frémir.

 

Arrivée au bord de la route, elle attendit, prête à rester là longtemps. Dans le silence de la campagne, l’approche d’une voiture, son passage et le bruit de son éloignement se distinguaient aisément. À condition de ne pas perdre courage au dernier moment et de ne pas poser le pied sur quelque objet coupant, elle n’aurait aucune difficulté à traverser la route et à se cacher dans le secteur boisé de l’autre côté. Une voiture passa, puis une autre. Après un bref intervalle, un autre encore. Puis plusieurs à la file et, à ce qu’il lui sembla, un camion Diesel soufflant et pétaradant. De nouveau le silence. Tout excitée, elle risque un coup d’œil dessous les broussailles mais n’aperçut rien que la chaussée et le côté opposé de la route. Il faisait presque nuit, pas tout à fait encore ! Une forme traversant la route en courant, la silhouette pâle et étonnante d’une femme complètement nue, pouvait encore se voir à des lieues !

 

Elle tremblait. Avec une acuité de visionnaire, elle vit la distance qui lui restait à parcourir jusque chez elle, s’imagina tapie au fond du ravin de la colline, en attente. Sa confiance en sa famille était limitée et lui faisait craindre que chacun ne cessât de l’aimer en la voyant dans cet état. Il fallait donc se soustraire aux regards. Personne ne devait savoir !

Ramassée sur elle-même, elle se prépara à courir. Prit une profonde inspiration comme elle le faisait autrefois, quand elle était jeune et se préparait à se jeter du haut du plongeoir, impatiente non seulement d’atteindre l’eau mais aussi d’accomplir un plongeon parfaitement équilibré, fendant la surface de l’eau avec la grâce et l’agilité d’une main découpant de biais une surface poreuse, sans hésitation. Sa fierté ne lui permettait pas d’en faire moins !

 

Elle s’élança aveuglément hors de sa cachette et se mit à courir, les avant-bras repliés sous les seins pour les stabiliser. Aucun plongeon, aucun vol, aucune chute libre, aucune extase physique ne l’avait jamais préparée à cet effort : courir nue, le visage grimaçant, le souffle coupé, la bouche ouverte, les yeux fous, exorbités, fixés sur le bord opposé de la route et nulle part ailleurs. Alors, en un rien de temps, elle fut là, en sécurité – apparemment du moins – escalada le fossé peu profond et se retrouva dans le champ de l’autre côté de la route. Mais, Dieu sait comment, elle s’était blessée au pied. Sans doute un tesson de bouteille : son talon droit était profondément en taillé. Aucune importance, se dit-elle. Tout va bien.

Elle se répéta avec impatience : Le sang lavera la saleté.

Elle continua à marcher en boitant. Inutile de s’arrêter pour examiner la blessure. À sa gauche, aucune maison ; à sa droite, tout près, une ferme en partie cachée par un rideau d’arbres ; si par hasard quelqu’un regardait par la fenêtre au moment où elle passerait, sans doute ne s’apercevrait-on même pas qu’elle était nue. Malgré les battements fous de son cœur, une lueur d’espoir – presque d’allégresse – l’inonda.

Elle était et avait toujours été une femme de principes : une femme qui croyait en l’action intelligente, élaborée mais sans excès. Tous ceux qui la connaissaient la respectaient ; oui ; et ceux qui ne la connaissaient pas aussi bien qu’elle se connaissait elle-même l’enviaient ; c’était agréable ou tout au moins très satisfaisant. Il n’était donc pas question qu’on la voie maintenant dans l’état où elle était ; il fallait éviter les accès de panique, le manque de discernement et l’éventualité de se tromper de chemin, de tourner en rond comme cela lui était arrivé peu de temps auparavant quand elle s’était perdue dans la réserve, revenant cent fois sur ses pas, traversant et retraversant le même chemin jusqu’à ce qu’enfin elle réalise son erreur et parvienne, saine et sauve, à regagner sa voiture. Maintenant qu’elle avait franchi la première et la plus dangereuse des routes, il ne lui fallait à aucun prix oublier que celle-ci était perpendiculaire à son dos, tandis que la prochaine (à quelle distance se trouvait-elle ? Pas loin sans doute !) devait être perpendiculaire aussi, mais devant elle, cette fois.

 

À l’intérieur du parc national tout n’était pas aussi vide qu’elle l’avait cru ; partout on relevait des traces de l’intrusion humaine : tas d’ordures éparpillées le long des sentiers champêtres, comme si les gens venaient régulièrement à la dérobée, la nuit, jeter tout ce dont ils ne voulaient plus – vieux pneus, pièces détachées de voiture et même un réfrigérateur bancal et un matelas brûlé. Avec l’avidité d’un charognard, elle fouilla les décombres dans le fol espoir de trouver un tissu quelconque où s’envelopper, s’emparant d’une bande de toile raide de crasse et la rejetant aussitôt, d’un haillon qui avait dû être une salopette d’enfant et d’autres bouts de vêtements en lambeaux. Excitée et rêveuse à la fois, elle resta un long moment indécise, fixant ces restes de biens étrangers, s’interrogeant sur la vie de leurs propriétaires si semblable, sans doute, à la sienne et pourtant inconnue. Une nuée de moucherons grouillait autour d’elle, attirés sans doute par sa nudité et l’odeur de sa transpiration. Son pied droit lui faisait mal mais elle refusait toujours de l’examiner, poursuivie par la vague idée que ce pouvait n’être qu’un piège.

Elle se remit en route en boitant et marcha jusqu’à ce que le chantier champêtre aboutisse à un gros tas d’ordures d’où quelque chose s’échappa précipitamment et se cache dans les buissons – un rat sans doute, à en juger par sa taille.

Dans sa tête défilait un chapelet d’accusations. Comment osez-vous ? Comment osez-vous toucher ? Ma peau ne me définit pas. Ma couleur, ma peau. Elle pensa tout à coup à son mari et au bonheur que lui avait apporté son premier mariage dont il ne parlait jamais si ce n’est pour le nier avec brusquerie. Comme si maintenant de simples mots pouvaient effacer ce qui avait existé alors et qui, ayant existé, refluait inexorablement dans la vérité d’aujourd’hui. « Ne va pas croire que je suis idiote ». Sa voix retentit bruyamment sans l’effrayer.

 

Devait-elle continuer tout droit à travers le champ qui s’étendait devant elle, envahi par d’énormes buissons de roses sauvages aux épines meurtrières, ou prendre – au risque de perdre son sens de l’orientation – la route perpendiculaire qui serpentait derrière elle, ou bien la suivante qui se présentait également à la perpendiculaire ou presque mais devant elle ? Valait-il mieux, au contraire, suivre la lisière du pré qui offrait plus de sécurité ?

 

Elle avait maintenant à peu près oublié les enfants. Qu’importait, après tout, puisqu’elle ne les connaissait pas ; inutile de s’en préoccuper désormais.

Une décision s’imposa à elle : suivre le bord du champ. Mais que sa démarche était lente et timorée ! Les deux pieds en sang maintenant, elle pensait vaguement que ce sang qui coulait laverait la boue et purifierait la blessure. D’ailleurs n’était-ce pas les blessures provoquées par des piqûres qui étaient dangereuses en pareilles circonstances ? Elle réfléchissait aussi à cette curieuse particularité de la vie féminine : ces saignements fréquents accompagnés de douleurs, parfois même de nausées et d’évanouissements, ce qui n’empêchait pas les femmes d’avoir la certitude que rien de tout cela n’était mortel. Et le mystère attaché à ces saignements, discrètement cachés sous les vêtements et dont on ne devait jamais parler ! Pourtant, quelle réalité sous cette dualité ! Cela ne lui avait jamais déplu. Elle n’y aurait renoncé pour rien au monde. Et tant pis si, d’ici quelques années, le cycle de son corps changeait, l’empêchant désormais de saigner de cette manière.

 

De l’autre côté du champ, le sentier reprit, plus large, moins accidenté et donc moins pénible à ses pieds. Elle crut identifier une vieille ferme inexploitée dont elle ne connaissait pas les propriétaires. À moins qu’elle n’ait débouché en un endroit imprévu ?

 

Bien que le ciel fut encore assez clair, marbré de nuages, l’ombre s’étendait petit à petit et une fraîcheur humide montait du sol. Les oiseaux continuaient de s’appeler, de façon plus insistante, semblait-il.

 

Commettre une erreur maintenant serait fatal.

 

Elle ressentait dans tout son corps, non plus des élancements précis mais une sorte de houle douloureuse qui la faisait frémir des pieds à la tête. Elle essayait de ne pas y penser mais sa conscience s’en imprégnait de plus en plus, elle haletait, gémissait, souffrait des yeux, de la tête, du crâne, du ventre, des fesses, de la colonne vertébrale, des pieds, condamnée sans doute à marcher pour l’éternité dans ce no man’s land dont les chemins étaient si étrangement semblables à ceux de la banlieue quelle connaissait et pourtant si éloignés, si cachés ! Comme il lui paraissait étrange de se trouver dans cette campagne encore sauvage et inexploité, fermée désormais à l’agriculture mais pas encore la proie de ceux qui y bâtiraient des maisons faites sur mesure comme celle où elle vivait avec son mari ! C’était un lieu de mort, où l’on devait trouver des corps de femmes nues, victimes d’agressions, de meurtres. Mais elle n’était pas une de ces femmes.

 

Et si, tout à coup, elle allait perdre sa combativité, s’effondrer, s’évanouir et rester là jusqu’à ce que, d’ici un jour ou deux, on la retrouve dans le coma, morte peut être ? Un cadavre de femme, lirait-on dans les journaux. Un cadavre de femme nue serait le titre de l’article. Avec de gros seins, des hanches et des cuisses charnues, une touffe de poils pubiens à l’angle des jambes, les yeux blancs et révulsés. Cela arrive tout le temps, non ? Un corps, pas une personne. Alors, toute l’histoire de sa vie, ses réussites, son charme, son sourire radieux et son optimisme délibéré, son amour pour sa famille et des siens pour elle, tout cela serait définitivement effacé. Elle ne serait plus qu’un fait divers, une fiction.

 

Soutenue par une colère intérieure, elle accéléra le pas. Dans le crépuscule grandissant, impossible de se rendre compte si, en atteignant la route, elle se trouverait devant une maison. En tout cas, le bruit lointain de quelques rares voitures lui prouvait qu’il y avait bien une route devant elle et qu’elle n’était donc pas perdue.

 

Soudain, tout près, un chien aboya et remonta le sentier en courant, comme s’il voulait l’attaquer : de la taille d’un Labrador brun foncé, c’était un chien d’arrêt mais de race indistincte : le poil hérissé, il grondait et fouettait l’air de sa lourde queue. Les chiens la terrifiaient depuis que, toute petite, elle avait été mordue par l’un d’eux – du moins le croyait-elle, car sa mère lui avait toujours assuré que jamais aucun chien ne l’avait attaquée ; elle avait tout simplement eu peur d’un gros berger allemand. Mais en cet instant, la panique la saisit. Elle recula en s’adressant tout bas à l’animal excité d’une voix plaintive et soumise : « Non. Je t’en prie. Rentre à la maison. À la maison. Je t’en prie ! » Mais la bête se rapprocha, s’immobilisa, s’accroupit et continua d’aboyer avec une telle fureur que sans doute son propriétaire allait l’entendre et venir voir ce qui se passait. Une ferme se trouvait non loin de là, à une centaine de mètres du chemin.

Comme pour sauver sa vie, elle continuait de supplier à mi-voix : « Gentil toutou. Bon chien. Rentre à la maison. » Elle se demanda si sa nudité excitait l’animal, s’il reniflait sa peur, l’odeur bestiale et fétide de son impuissance.

Elle recula. Ramassa une longue branche, l’agita de façon menaçante au-dessus de sa tête et recula encore. Le chien continua d’aboyer, mais ne la suivit pas. Il remuait énergiquement la queue. Voulait-il par-là lui témoigner quelque amitié ? Elle ne pouvait risquer de le vérifier tant sa peur d’être attaquée le disputait à sa terreur d’être obligée d’appeler à l’aide.

 

Quelques minutes s’écoulèrent. Comme les gens se moqueraient d’elle – en particulier le propriétaire du chien s’il venait à paraître – se dit-elle. Pensez donc ! Une femme nue, échevelée, qui essayait de se défendre avec une branche d’arbre contre un chien excité ! Comment en était-elle arrivée là ?

 

Petit à petit les aboiements se calmèrent. La crise passa. Le chien la laissa passer, trotta d’un air indifférent derrière elle, furetant, reniflant ses talons, posant son museau froid sur le dos de ses jambes et de ses genoux.

 

On ne vit point surgir son propriétaire.

 

Elle approchait de la maison, traversa la seconde route d’un pas délirant. Courant, glissant parfois, titubant le long de la pente. L’endroit était marécageux. Elle s’accrochait aux buissons pour reprendre l’équilibre, comme une femme ivre ; les feuilles se détachaient sous ses doigts.

 

Jamais elle n’aurait dû se marier, songeait-elle. Seule, elle eût été plus heureuse.

Mais essayer d’être hypocrite la fatiguait.

L’envie d’uriner la prit brusquement comme un coup de couteau dans les entrailles. Elle s’accroupit dans un endroit amolli par la boue et lâcha un jet de liquide brûlant, non pas d’un seul coup mais en une série de spasmes fiévreux. Puis elle s’essuya maladroitement avec une poignée de feuilles en murmurant : « Au moins, personne ne m’a vue. »

 

Son visage était en feu, ses mains tremblaient. Un souvenir lui revient, émergeant d’une vie passée : étant enfant, elle s’était accroupie un jour dans l’herbe pour uriner et avait ressenti une étrange impression d’impuissance en voyant s’échapper d’elle ce liquide qu’elle ne pouvait contrôler. Quelqu’un l’avait alors appelée et réprimandée. Ou peut-être, s’était-on moqué d’elle ?

 

Cette fois, au moins, personne n’a vu.

 

La maison flottait dans l’obscurité.

Combien d’heures avaient passé, elle l’ignorait. Peut-être une seule, dilatée comme dans un rêve.

 

Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Lui demandait-il. Je fais ce que je veux, répondait-elle tout en se rendant compte qu’il n’en avait pas été ainsi jusqu’à présent.

 

Pourtant, elle avait bien eu ses enfants quand elle l’avait décidé ! Elle n’en aurait pas eu deux si elle ne l’avait pas voulu ! Un seul aurait suffi. Deux étaient une preuve.

 

Et son beau-fils qui la regardait d’un air soupçonneux, l’aimant parfois, la détestant à d’autres moments. Il n’était pas son enfant et toutes les cajoleries du monde n’y changeraient rien.

À l’intérieur de la maison dont l’image flottait devant ses yeux, des ombres indistinctes passaient. Certaines fenêtres étaient éclairées, d’autres noires. Pourquoi diable as-tu fait une chose pareille ? Demandait-il. C’était son droit.

 

Là, au sommet de la déclivité, se trouvait la maison, boîte rectangulaire dans laquelle elle vivait. Elle se tapit dans les broussailles, clignant des yeux et se les frottant pour y voir clair, car il était maintenant essentiel qu’elle y voie clair. Était-ce sa maison ? Ou bien s’était-elle trompée de route, abusée par la nuit ? Jamais sa demeure ne lui était apparue sous cet angle ; voilà sans doute pourquoi elle ne la reconnaissait pas. Derrière une des fenêtres, quelqu’un bougeait – une silhouette, sans doute celle de son mari – rejointe un peu plus tard par une autre, homme ou femme, elle ne pouvait dire ; son beau-fils de quatorze ans peut-être ; comme il était étrange qu’en le voyant, en les voyant tous les deux, formes indistinctes qu’elle supposait être eux, elle qui avait si désespérément voulu retrouver sa maison, ne ressente pas plus d’émotion que s’ils avaient été des étrangers.

 

Je fais ce que je veux.

 

Alors, dans le noir qui enveloppait la maison, tapie là où personne ne pouvait la voir, elle attendit, nue, que vienne le temps où elle saurait pourquoi elle attendait.

2 Commentaires

  1. Joyce Carol Oates n’a pas son pareil pour plonger le lecteur dans une atmosphère sombre. C’est une grande dame de la littérature mondiale.

  2. Voici un texte magnifique ! Décidément, les archives de La Règle du jeu réservent des pépites !