La vie est une histoire de temps ; la musique, cet art de la mesure, aussi.

La vie, la course imprévisible, avance le rythme tissé d’éclosions, de discontinuités, de devenir, de changement, de croissance, de tensions, de chutes, d’achèvement, de dénouements. La musique, la puissance, parfois mystérieuse, s’élance, emportée de tempo, de hoquets, de déroulement, de mouvements, de ruptures, de suspension, de silence. Marquée par le temps, la vie finit inexorablement par se dissoudre dans le néant. La musique, elle, lorsqu’elle est bonne, dirait Jean-Jacques Goldman, coule pour rester. Johnny est parti pour rester longtemps.

Johnny, ce fut Johnny, c’est-à-dire une force hors du commun nourrissant notre vouloir vivre d’énergie revigorante !

Souvenirs perpétuels des jours blousons noirs, jeans serrés, yéyés décalés, la fureur de vivre à tout casser, mauvais garçons roulant les épaules, le déhanchement libéré, le twist diabolique sur les vinyles envoûtant les pistes de danse. Qui pouvait résister à la magie de cette nouvelle vague brisant les carcans et les tabous, désaliénant les corps, l’esprit élevé vers les étoiles ?

Le rock était né et Johnny avec. Nom de vie, nom d’être, nom d’ascendance qui ne se perd jamais ? Jean-Philippe Smet. Nom de chef, nom d’intronisation, nom de force vitale, nom choisi ? Johnny Hallyday.

Toute force peut s’accroître, se solidifier, se fortifier, se renforcer, se déployer, s’amplifier ou alors fléchir, décliner, faiblir, baisser. Tout être peut devenir plus éblouissant, plus costaud, plus fort ou plus frêle, plus évanescent. Johnny, le mojo et la voix blindée en amulettes, grandira, deviendra un roc, vie puissante, maître des cérémonies officiant sur pistes, stades et bandes FM. La possession par la musique et Johnny Hallyday en idole, la musique rock and roll, élixir aux vertus miraculeuses démultipliant la force vitale des teenagers. Sacrilège, blasphème, luxure détournant les jeunes du droit chemin, hurleront, effarouchés, les gardiens de l’ordre moral.

Mais le rock avait plus d’un tour dans son sac : le temps faisant, la sulfureuse riddim sortira victorieuse de l’enfer, fera son entrée dans tous les foyers, sera élevée vers les cieux et sacralisée style musical bienfaisant pour la santé et vivement recommandée pour tous âges et toutes opinions. La mise en scène flamboyante, féérique, le son de toutes les époques et de toutes les générations, variant son talent en permanence, Johnny avait grandi et était devenu plus qu’une idole, une force vitale traversant les saisons, dotée d’une grande puissance : la capacité de multiplier le goût du bonheur.

Passera le temps des arômes des trente-glorieuses, et, l’insouciance défunte, surgira le sifflement d’un monde fatigué de courir à perdre haleine.

Inoxydable, rocker survivant de tous les tourments et bad trip, Johnny, la longévité exceptionnelle, était désormais une icône vénérée, la voix toujours rocailleuse, comme déchirée par une douleur viscérale, secrète, la flamme inextinguible, feu de bois réchauffant les désirs des blessés de la vie, la promesse infinie d’amour donnée sans limites en remède contre le vide.

L’amour en religion. Le bonheur d’aimer et d’être aimé. Que vouloir d’autre ?

Rien n’est jamais aussi simple : Johnny avait beau être adulé de génération en génération d’amour qui dure, le blues de la solitude troublait parfois la douceur de son sourire et le bleu de son regard. L’irréparable déchirure du commencement ? La solitude du fils de personne, à qui ne sera tendu la main que très tard, beaucoup trop tard ? Première et éternelle solitude ?

L’homme, tout homme est fait de corps visible, d’ombre, de souffle. Que se présente la fin de la route, que l’homme visible, au tournant d’un carrefour, se dérobe à la lumière des vivants, que demeurera-t-il de sa force vitale, de son énergie d’influence ?

Johnny est parti par un jour de décembre, le ciel de printemps rayonnant en plein hiver. Remontant la route royale des Champs Elysées, porté par une vague mouillée de tendresse, invisible désormais à l’horizon de nos yeux, son corps, le repos dernier, quelque part au bout de la terre, dans une île : Saint-Barthélemy. Loin des vanités humaines, la mer, la verdure, les fleurs, comme dernière loge ? L’île comme une trêve ? Les mains jointes, le silence et le rêve bleu ?

Sur la tombe, le nom d’être, d’ascendance et de descendance : Jean-Philippe Smet. Mais où l’ombre et le souffle ? Où Johnny Hallyday, nom de gloire, nom de grâce, nom de force vitale, nom de chef ?

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