On dit, on raconte au Zimbabwe que Mbuya Nehanda, femme médium et guide spirituel, tête de proue du Chimurenga, la résistance contre l’invasion coloniale, prophétisa avant d’être pendue par les Britanniques : «My bones shall rise again. Mes os se lèveront un jour de nouveau pour le combat. Le temps du second Chimurenga aura sonné.»
Etait-ce le temps du retour annoncé ? Sous la voûte sacrée, de Bulawayo à Kwekwe, soufflait d’écho en écho un murmure mystique : les villes et les villages étaient inondés de chants rituels transmis de bouche à oreille, dans l’ombre de la nuit et repris le jour levé, comme des prières de libération adressées aux anciens : «Nehanda, Nehanda, esprit ancestral, ne nous abandonne pas aux mains de nos oppresseurs ; Nehanda, Mbuya Nehanda, protège-nous de l’oppression, délivre-nous de la Rhodésie et ramène-nous vers le Zimbabwe.»
Les livres d’histoire affirment que le second Chimurenga s’étira de toutes ses forces sur dix longues années. Car Salisbury, cercle de fer séparant les races avec la poudre, était figée dans l’aliénation du sang de la Rhodésie. Et comme un bruit de chasse crachant le feu contre la chair, Radio Salisbury éructait, martelait que les communistes étaient partout, qu’ils rodaient le couteau entre les dents, violant les femmes d’autrui devant leurs maris. Radio Salisbury égrenait sur les ondes des histoires les unes plus terrifiantes que les autres avant de célébrer, exaltée, la destruction de ces communistes, mangeurs d’hommes, qui grillaient les enfants avant de les avaler !
Et les corps en joue, enveloppés dans la misère et le chagrin, «ces gens-là» que Radio Salisbury appelait tantôt les Natives, tantôt les communistes, continuaient de se lever avec le soleil, de trimer dans les mines et dans les champs, avant de rentrer le soir éreintés par l’épuisement dans leurs palais en tôles. Et ils buvaient, buvaient pour noyer l’humiliation quotidienne. Toutes les routes de la Rhodésie menaient vers la misère, menaient vers le désespoir.
Mais le temps au fond de l’air transpirait dans les feuillages des maquis un autre destin, le temps disait comme le vent qui se disperse que celle qui devait revenir était venue, que Nehanda avait choisi de se réincarner dans le corps d’un jeune homme qui avait quelque chose de ceux qui font l’histoire : Baba Mugabe. Et sur Radio Zimbabwe émettant de nulle part et de partout, sa voix, remontant jusqu’à chaque poste dans chaque foyer, parlait d’un nouveau pays à construire, d’une nouvelle façon d’être au monde, concluant toujours ses discours par un «People of Zimbabwe, victory is certain !».
La victoire attendue arriva en faire-part par un mois d’avril de l’année 1980, après un long-cessez le feu et des pourparlers à Londres. Et le 18 avril 1980, voilà disparue la Rhodésie et voici venu le Zimbabwe : «Que les Blancs nous aient opprimés hier lorsqu’ils étaient au pouvoir ne justifie pas la loi des foules», déclara alors, costume et cravate sobres, le nouveau Premier ministre, démocratiquement élu, Robert Mugabe, réclamant pour la nouvelle nation, un nouvel esprit.
La fête pouvait commencer et, les corps qui avaient traversé les mises à part, vu la guerre, les corps aux visages effacés maintenant libérés du silence pouvaient exulter, swinguer, chanter en chœur au Rufaro stadium, oh yeah !, sur la musique rebelle de Marley. «Chaque homme a le droit de décider de son destin et dans chaque poitrine bat un cœur. Bientôt nous verrons qui sont les vrais révolutionnaires», chantait, un brin prophétique, le roi du reggae.
Que le commencement fut délicieux ! Que le commencement fut suave, splendide. Mais combien de temps dure un rêve ? L’instant d’un grand soir ? Tout avait bien commencé. Tout avait pourtant bien commencé. Puis, il y eut Gukurahundi…
Gukurahundi. Matabele Land. Encore aujourd’hui, là-bas, du côté du Matabele Land, les vieux, lorsque les derniers jours semblent prochains, la mémoire boisée de fantômes, le tumulte au creux de la mémoire, les vieux posent et reposent inlassablement la même question : «Gukurahandi, Gukurahundi, où sont passés nos enfants ? Qu’est-il advenu à nos enfants ? Où sont les restes de nos enfants ? De quels crimes étaient-ils donc coupables ? Quels péchés avaient-ils commis ? Comment sont-ils devenus ainsi gibiers, ennemis de la nation? Nous voulons savoir. Savoir avant de partir de l’autre côté. Savoir avant notre rendez-vous avec les ancêtres.»
Gukurahundi. Terreurs nocturnes, gémissements, combats invisibles contre les fantômes du passé. Gukurahundi. L’indépendance, le temps de trois bougies soufflées et les choses étaient déjà mal parties. La révolution avait mal tourné. Gukurahundi, l’odeur des corps tendus par la terreur. L’oppression comme une douleur familière, le présent comme un mauvais souvenir. Gukurahundi. La cinquième brigade et vingt mille morts disent certains, trente mille affirment d’autres. Les choses étaient mal parties. La révolution avait mal tourné.
La cinquième brigade. Les masoja de la cinquième brigade et leurs rires atroces annonçant des choses terribles. Chanter. Danser. Ordre de chanter et de danser, ordre de manifester bruyamment, avec conviction, sa ferveur pour Mugabe : «Robert Mugabe est un grand homme ; Robert Mugabe est le lion de la nation ! Forward with Robert Mugabe ! En avant avec Robert Mugabe ! Down with the dissidents ! A bas les dissidents !»
Les masoja de la cinquième brigade. La cinquième brigade et ses bérets rouge sang. Les villages brûlés, les victimes déshabillées, obligées de creuser sous le soleil des tombes. Leurs tombes. Les cris des victimes, sans secours ni relèvement, suivis de silence. A Tsholotsho, on dit qu’on vit plusieurs années durant des chiens roder la chair humaine et les os ballant de leurs gueules. A Bhalagwe, au camp de Bhalagwe, sous l’herbe qui couvre le sol, gisent à ce jour, perdus dans la vallée, des cages thoraciques, des rangées de vertèbres empilées, des mâchoires écrasées.
Gukurahundi, Gukurahundi : pourquoi ? Mais pourquoi ? Et Mugabe ne se déroba pas, il apporta une réponse à l’interrogation, dit aux survivants, encore vivants par défaut de place libre dans les fosses communes, dit aux survivants contraints de chanter et de frapper de leurs pieds dansant les buttes de terres sans patronymes ni épitaphes contenant leurs proches, et Robert Mugabe dit aux survivants que ce ne fut-là, vraiment, qu’un moment de folie – a moment of madnesss ! En toute justice, juste cette phrase : juste un moment d’égarement !
L’indépendance, le temps de trois bougies soufflées et les choses étaient déjà tragiquement mal parties. Les années courraient au galop vers le ravin de lendemains sans éclats de vie : Mugabe, ne supportait plus que louanges et applaudissements; l’âme desséchée, l’ordre cerclé, le poing levé en acier, il répétait en boucle : «One party ! One State ! Un parti ! Un Etat ! The gun is mightier than the pen ! Le fusil est plus puissant que la plume ! La solution est militaire. Nous les avons éradiqués car nous ne faisons pas de différence lorsque nous engageons un combat.»
Les Ndebelés écrasés, comme possédé par la volonté de tout détruire, comme habité par le plaisir d’écraser, de spolier, d’humilier, Mugabe semblait maintenant de plus en plus persuadé, au virage de l’histoire, qu’il était la victime trahie du monde blanc, victime de ce monde qu’il s’était employé à séduire à la folie des années durant, fredonnant I love you because you understand me de Jim Reeves, le country boy, qu’il écoutait sans modération, faisant ses courses à Piccadilly circus, jouant le gentleman décoré chevalier d’honneur par Elisabeth II.
Désormais en volte-face tranché, tel un soupirant éconduit, dépendant d’un amour fantasmatique, il était hors de lui, dressé, féroce, le sermon ultranationaliste, divisant au lieu d’unir, discriminant à cœur ouvert, jetant en vendange, terre à terre, les Zimbabwéens nés Blancs, le dépit masqué de slogans révolutionnaires délavés, l’obsession haineuse corrosive, enflée jusqu’à clamer son admiration pour Hitler, un jour de mars 2003: «Hitler avait un seul objectif : la justice pour son peuple, la souveraineté pour son peuple, la reconnaissance de l’indépendance de son peuple et ses droits sur ses ressources. Si cela c’est Hitler, laissez-moi être le décuple de Hitler.»
La terre brisée de misères, à contre-courant du bonheur jadis promis, Mugabe bradant la loi et les dollars, Murambatsvina pointait déjà dans les terriers du cauchemar. Murambatsvina ? Opération «nettoyage de la saleté». Les bulldozers, les griffes en acier, éclatant un matin d’hiver les murs : 700 000 personnes, comme sous un joug ancien, jetées dehors les mains vides ; 700 000 personnes, la pauvreté remplie jusqu’au bord, expulsées avec fureur de la capitale ; 700 000 personnes, coupables d’avoir mal voté. Murambatsvina, des bulldozers pour uniformiser les consciences.
Les choses avaient mal tourné. Terriblement mal tourné. Tout avait pourtant bien commencé. L’indépendance était au rendez-vous ; l’indépendance fut au rendez-vous mais la liberté n’était pas là.