Anthony Weiner, ancien représentant démocrate de Brooklyn et du Queens, a été condamné à vingt-et-un mois de prison pour avoir «sexté». On ne connaît pas le nom de sa victime, mais elle a accepté, en toute pudeur, de divulguer dans la presse une photo d’elle et des captures d’écran des messages incriminés. Elle avait quinze ans au moment des faits, d’où la sévérité de la condamnation : Weiner risquait en vérité bien plus et si l’on s’en tient au droit, la sentence pourrait être considérée comme clémente. Soyons d’ailleurs honnêtes : le «sexting» n’est pas – encore – un délit aux Etats-Unis. Pas en tant que tel du moins. C’est l’âge de la destinataire qui a posé ici problème et je ne veux donc pas tant m’exprimer sur la dimension juridique de l’affaire, que sur sa dimension morale et politique.
Anthony Weiner est un homme brisé, un homme que l’on a brisé. Un homme qui, dans vingt ans même, ne connaîtra sans doute pas de rédemption : tout le monde connaît son visage, tout le monde se souviendra de sa «maladie» exposée à la vindicte publique. Un homme dont le fils sera montré du doigt : «The perv’s son !» Un homme qui, pour avoir badiné avec une jeune femme – qui, dans l’un des messages désormais lisibles par tous, l’informe qu’elle est dans son bain, «just sayin’», et n’est assurément pas, quel que fût son âge alors, la victime d’une tentative de viol –, n’aura plus de vie. Que Weiner soit un grossier personnage, qu’il ait trahi son épouse, qu’il ait traité une vingtaine de femmes, au même moment, comme autant d’objets sexuels, tout cela n’est pas douteux. Et de même, il a agi, répétons-le, en contravention avec la loi. Mais c’est justement ce mélange de droit et de morale qui me fait honte. Je peux désapprouver l’attitude de l’homme, choisir de n’avoir pas d’amis qui lui ressemblent ou de mettre en garde mes amies contre ses pareils : je n’ai pas à en faire une victime sacrificielle.
Le droit, me direz-vous, n’est jamais pur de considérations morales ni de présupposés métaphysiques. Le fait de considérer le meurtre de tout homme comme un crime ne va pas de soi et il faut bien, pour que cet interdit devînt légal, qu’on ait préalablement stipulé, moralement, que tous les hommes étaient pourvus d’une dignité égale. Mais c’est justement mon premier point : il me semble que le droit américain, pour des raisons diverses et variant d’ailleurs d’un Etat à l’autre, se montre particulièrement sévère sur les questions sexuelles et ouvre par là la porte à un certain nombre d’abus. Une chose est de punir sévèrement les violeurs, autre chose de considérer que l’auteur d’un «sexto» envoyé à une femme de quinze ans mérite de souffrir tous les tourments de l’Enfer. A ma connaissance par exemple, l’Amérique ne punit pas aussi sévèrement, si l’on tient compte de la gravité respective des faits, les criminels environnementaux, et ne protège pas, ou très peu, ses citoyens contre les affres de l’oppression économique : il y a là un choix moral à l’origine, celui de réprimer les élans coupables de la sexualité plus qu’aucune autre chose.
Alors les conséquences ne se font pas attendre. Weiner n’a pas été condamné pour les dix-neuf autres femmes dont il sollicitait les faveurs, mais les journaux en parlent et j’ai eu la surprise de voir cette information, agrémentée de deux ou trois points d’exclamation, faire la une de l’un d’entre eux. Une première page qui prétendait pourtant d’abord annoncer sa condamnation pour un délit sexuel, non pour son immoralité puisque ça n’est pas elle que l’on a officiellement incriminée : inconsciemment ou non, l’on admet pourtant donc qu’il y a un lien entre les deux et que l’attitude délictueuse n’est pas seule visée. Que le droit est donc moral, ou qu’il doit s’efforcer de l’être. Et qu’il n’y a rien de pire au monde, moralement parlant, que l’inconduite sexuelle.
C’est évidemment en tout premier lieu l’inconscient puritain qui parle à travers ces dispositions légales et peut-être plus encore leur prolongement médiatique : c’est parce que nous sommes, pour reprendre le titre d’un célèbre sermon du pasteur calviniste Jonathan Edwards, une masse de pécheurs aux mains d’un Dieu furieux (Sinners in the hands of an angry God), que nous aurions pour ainsi dire le devoir de «minding other people’s business», de nous mêler des affaires des autres, d’extirper de leur intimité comme de la nôtre le moindre soupçon de péché.
J’ai cité sciemment les mots d’Arthur Miller qui, dans le prologue de son Crucible, Les Sorcières de Salem en français, affirme à raison que cette «prédilection» pour l’indiscrétion et la curiosité malsaine était depuis toujours honorée chez les colons du Massachussetts, ce qui explique en partie l’épidémie de folie qui devait conduire à l’exécution de quatorze femmes et de six hommes pour sorcellerie en 1693. La première raison pour laquelle le crime sexuel est à ce point honni par la culture américaine – ce qui ne l’empêche pas hélas d’y être prépondérant – n’a rien à voir avec la question du consentement ou de l’égalité entre les sexes : il l’est d’abord parce que la sexualité est maudite. Exploiter un employé de supermarché est vu au mieux comme un peu immoral, dût-il mourir d’épuisement à soixante-dix ans ; «exploiter sexuellement» une femme adulte et en vérité consentante, mieux, amoureuse et parfaitement libre de son corps et de ses sentiments comme la Faunia de La Tache, voilà un crime qu’on ne saurait pardonner. Parce que ce crime touche à la chair.
Précisons que des femmes peuvent aussi se retrouver les boucs émissaires de cette furie ascétique : ce fut le cas d’Anna Stubblefield, professeure de philosophie à l’Université de Rutgers jugée en 2015 pour avoir entretenu des relations intimes avec un garçon handicapé de vingt-neuf ans qu’elle aidait à communiquer et auquel elle avait appris à lire. Les parents du garçon jugèrent qu’il avait été violé mais je ne serais pas étonné que, privé de la seule personne qui l’eût jamais traité en homme, il les haïsse aujourd’hui, eux, du plus profond de son âme, et non cette malheureuse, condamnée pour ces faits à douze ans de prison. Je n’en serais ni étonné ni d’ailleurs choqué.
C’est donc d’abord du côté des fondements calvinistes et, aujourd’hui, de la droite chrétienne de ce pays, qu’il faut chercher les raisons de l’opprobre d’Anthony Weiner. Une droite qui n’hésite pas du reste, lorsque ça l’arrange, à défendre des hommes ne le cédant pourtant en rien en vulgarité et en immoralité à l’ancien représentant, ou à un Bill Clinton qu’elle combat avec hargne : aux yeux de l’immonde Pat Robertson, les propos de Trump sur le «pussy» – et accessoirement sur l’adultère – n’étaient-ils pas qu’un innocent «macho talking» ? Pasteur baptiste, Robertson s’était illustré en qualifiant l’ouragan Katrina de punition envoyée par Dieu pour châtier l’avortement, ou en affirmant que le tremblement de terre qui avait ravagé Haïti en 2010 était la rétribution du pacte conclu par les Haïtiens avec le Diable «under the heel of the French, uh, you know, Napoleon the third and whatever». Le même a dit craindre, ô horreur, que l’établissement du mariage pour les couples homosexuels signifiait que l’on finirait par aimer le sexe anal ou oral : j’imagine qu’il suggérait que même les gens «normaux» se laisseraient aller à ces débauches. Chacune de ses grotesques citations, et l’on pourrait en étendre la liste à l’infini, mériterait évidemment une bonne dizaine de sic.
Ces beuglements sont bien sûr ceux d’un pauvre type, mais ce pauvre type est un homme puissant et célèbre aux Etats-Unis, sans l’influence duquel le très peu puritain Trump n’aurait peut-être pas fini par gagner. De plus, le milieu évangélique compte beaucoup de cas semblables et je ne mentionne Robertson qu’à titre d’exemple. Voilà donc la tartufferie faite peuple, et l’affaire Weiner doit se comprendre selon moi dans ce contexte plus large.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’Anthony Weiner a également été victime, plus indirectement, de la théorie du complot : sa femme, d’origine saoudienne, conseillère de la candidate Clinton, a été accusée dans les milieux proches de la droite sioniste d’être affiliée aux terroristes islamistes et de vouloir prendre le pouvoir en leur faveur. Oui, cela peut paraître étonnant quand on ne connaît qu’Egalité et Réconciliation, mais il arrive aussi aux Juifs d’être les victimes imaginaires des élucubrations conspirationnistes, et non plus la «Synagogue de Satan» tirant les ficelles dans l’ombre. C’est à mes yeux la même abjection, et la même stupidité.
En somme, Weiner était bien le coupable idéal pour la droite : un libéral aux mœurs dissolues, époux d’une femme arabe, Juif new-yorkais – et l’on sait combien ceux-là mêmes qui, du fond de leur Bible Belt, ne jurent que par Israël, peuvent haïr les «New York values», combien, tout en révérant leurs Juifs fantasmés de Judée et de Samarie qu’ils rêvent à la fin des fins de convertir, ils peuvent en réalité exécrer leurs concitoyens juifs, les Juifs de chair et de sang, avec leur culture libre, métissée, parfois cynique, qui depuis un siècle palpite à New York et dans les grandes villes.
D’un autre côté, il n’a pas manqué de l’être aussi pour la gauche. Cette gauche qui ne juge qu’en termes d’oppression et réduit tout à cette structure : oui, un «White male» est forcément coupable, toujours déjà coupable. L’éditorial du New York Times est ainsi d’une clarté édifiante : ces journalistes n’hésitent pas à qualifier moralement un homme qu’ils jettent en pâture à leurs lecteurs, un «jerk» (connard) narcissique jouant avec une foule de femmes, par hypothèse toutes victimes, un malade mental ayant brisé le cœur de son épouse et occasionné la défaite de la candidate qu’eux deux soutenaient et conseillaient. Venant du journal qui, pensant la victoire démocrate acquise dès le début, s’est cru en droit d’injurier à tout bout de champ le candidat républicain et ses électeurs, n’est-ce pas un peu fort de café ?
Mais je tiens par ailleurs que, même face à un homme aussi vulgaire et manifestement «obsédé» que Weiner, une femme n’est pas nécessairement victime. Le cas de Faunia dans le roman de Roth est à cet égard éclairant : tout le monde suppose qu’elle est exploitée parce qu’elle est femme et décrite comme analphabète. L’histoire d’amour qu’elle vit avec son «oppresseur», un homme pas si «blanc» que ça au demeurant, est pourtant d’une intensité, d’une pureté en un sens, que ne pourront jamais soupçonner les bonnes âmes féministes du campus.
Mais c’est aussi la disproportion des réactions, judiciaires et médiatiques, qui me révulse. Sous la photo d’un échange de SMS osés, le Daily Mail n’hésite pas à écrire : «Horror revealed: Weiner sent his victim obscene images and messages about what he would do to her if she was 18.» («L’horreur révélée : Weiner a envoyé à sa victime des images obscènes et des messages au sujet de ce qu’il lui aurait fait si elle avait eu dix-huit ans.») L’horreur, oui, vous avez bien lu.
Ne partageons pas la répugnante complaisance du tabloïd : «Et avec quelle gentillesse», dit si bien Nietzsche dans Zarathoustra, «elle sait mendier un morceau d’esprit, cette chienne Sensualité, quand on lui refuse un morceau de chair… Vous avez des yeux trop cruels et un air de sensualité lubrique quand vous regardez ceux qui souffrent !» Je ne citerai pas les messages en question mais qu’il me soit en revanche permis de préciser que l’un d’entre eux, j’y ai fait allusion plus haut, est une réponse à l’invite de la «victime», apprenant au politicien qu’elle prend son bain et pense à lui – information qu’il a pu en tout cas et en bonne logique inférer de ce qu’elle lui y écrivait.
Mais là n’est pas l’essentiel. L’horreur ?! Si c’est là l’horreur, que ferez-vous de véritables atteintes, sexuelles ou autres ? Comment appellerez-vous vos serial killers ? Si cet échange relève de l’horreur, les crimes de Jack l’Eventreur sont-ils l’Apocalypse ? Et quid des viols, industriels, commis en ce moment même par Daech ? Si un «sexto», vulgaire je ne le conteste pas, envoyé à une femme de quinze ans, est selon vous un avatar du mal absolu et que vous l’affirmez avec autant de décision, vous faites-vous seppuku à chaque fois, si cela vous arrive, que tombe sous vos yeux un récit d’Auschwitz ?
La société américaine est devenue pusillanime. Propre. Aseptisée. Elle veut être «safe». Cela me fait penser à cet épisode de l’hilarant Curb your enthusiasm, le sitcom de Larry David, où ce dernier suscite les hurlements d’effroi d’une fillette lorsqu’elle découvre une photo de ses dents apparemment pleines de plaque : choquée par cet incident «horrible», toute la tablée s’en va et le dîner est gâché. L’horreur donc. Si un peu de plaque dentaire en est déjà la terrestre incarnation, pourquoi s’étonner qu’un SMS obscène le soit ? «Elite» de robots qui s’étonne, elle, de se retrouver avec une bête brute à sa tête : il n’y a rien là pourtant qu’une réponse naturelle, quoique vraiment horrible pour le coup, à l’asepsie ambiante.
Je crois en la morale. Je crois aussi, je l’ai dit et c’est une évidence, que le droit a des bases morales. Mais c’est pour que la morale ne devienne pas finalement immorale – car il n’est de morale authentique qui ne laisse d’abord l’homme libre face à ses choix –, qu’on la sépare autant que faire se peut et en tenant compte de ce qu’exige le bien-être social et collectif, du droit. Le cas Weiner illustre les dangers d’une moralisation outrancière du droit et de la politique qui pourrait bien gagner la France : à terme, on ne jugerait plus que des hommes brisés et des robots.
« Vous avez des yeux trop cruels et un air de sensualité lubrique quand vous regardez ceux qui souffrent! » Cette citation de Nietzsche me rappelle un épisode zen où un élève demande son maître si l’on doit toujours dire la vérité. « Oui », dit le maître. « Mais on peux blesser quelqu’un si l’on dit la vérité », objecte l’élève. « Dans ce cas, ce n’est pas la vérité », dit le maître. « Alors », lui répond l’élève, « il vaux mieux mentir? » « Non », dit le maître, « il faut dire la vérité. »
… c’est-à-dire une vérité emphatique, inspirée, circonspecte que notre ego ne comprend pas. Je dirais que cette vérité absolue nous permet l’expression « une femme de quinze ans » (qui le lecteur Paul ci-dessus rejecte) dans certain circonstances bien définies par l’auteur. Ici en Suède où j’habite et où la « political correctness » en béton nous paralyse, on a peur de toute différenciation et insiste à qualifier même les violeurs et assassins jusqu’a dix-huit ans comme « enfants » …
Le style bien boursouflé d’un auteur qui ne trouve pas de cause plus noble et plus urgente à défendre que celle d’un harceleur ordinaire et qui tente de cacher maladroitement une plate solidarité tribale.
Nous laisserons par ailleurs à l’auteur la responsabilité de l’expression suivante : « femme de quinze ans »….