Les 41 trillions de litres d’eau qui se sont déversés sur Houston ont déjà fait 33 morts. Des centaines de milliers de sinistrés. Ils ont coûté aux pauvres gens de la ville le peu qu’ils possédaient et au comté entre 30 et 100 milliards de dollars de dégâts matériels. Mais ils ont aussi fait une victime collatérale en la personne du premier président des Etats-Unis à avoir été élu sur une ligne ouvertement climato-négationniste et que la catastrophe a fini de déconsidérer aux yeux des Américains raisonnables. On aimerait, naturellement, des regrets, des excuses publiques, une autocritique en bonne et due forme. Et on redoute que, pour cela, pour que ce champion de l’ignorance à front de bœuf revienne de son entêtement et de sa mauvaise foi intéressée, il ne faille attendre – ce qu’à Dieu ne plaise – une crue monstre du Potomac débordant dans les salons de la Maison-Blanche ou un nouveau « Frankenstorm » déferlant, comme il y a cinq ans, sur New York et inondant jusqu’à la Trump Tower. N’empêche. Il y a des répliques de la nature qui sont comme des ruses de l’Histoire. Et que le terrible Harvey tende ainsi la main aux Cassandre qui s’époumonent à nous avertir que la nature est un stock à reproduction lente et que, quand on le nie, les faits sont têtus et se vengent, cela n’est pas une mauvaise chose. Et j’avoue que cette idée de Trump contraint de venir une fois, puis deux, à Houston, c’est-à-dire à Canossa, ces images de Trump trempé, détrompé, non pas exactement corde au cou, mais bottes aux pieds dans la trempette, valaient leur pesant de ridicule et de vérité. Harvey vote contre Trump. Harvey comme une gifle à Trump. La preuve par Harvey que sortir de l’accord de Paris sur le climat était – serait ? – un naturicide doublé d’un crime contre les humains.
La deuxième information qu’apporte le serial killer nommé Harvey concerne, par-delà Trump, la terrifiante hubris urbaine qui est la marque de fabrique, à de notables exceptions près (Chicago…), des bâtisseurs de villes américains. Il y a, depuis la nuit des temps et depuis, à tout le moins, l’antiquité juive, grecque et romaine, un art d’habiter les villes qui suppose un minimum de respect pour les sols sur lesquels elles prennent appui. Et, d’Auguste à Claude, Trajan, Hadrien et même Néron, les empereurs romains savaient qu’une ville sans espaces verts, sans parcs ni jardins pour l’aider à ne pas étouffer, une ville sans bassins de capture et de débordement, sans un système sophistiqué de drainage, pompage, dérivation des eaux, une ville où l’on oublie de construire sur pieux, fascines, pierres posées sans mortier, cailloutis, est inévitablement vouée au déluge. Mais les developers de Houston n’ont visiblement pas connaissance des vies des douze césars. Alors, ils bitument. Alors, ils bétonnent. Alors, ils coulent leurs nappes de béton sur tout ce qui bouge et respire (à commencer par les bayous, ces étendues d’eau à faible courant qui fonctionnaient comme des éponges et que, comme à La Nouvelle-Orléans, ils ont asséchées). En sorte que, lorsque les éléments se réveillent et qu’ils entrent dans une de ces rages qui ont l’âge du monde mais que le réchauffement climatique a rendues plus furieuses encore, c’est la nappe qui craque, c’est l’ouvrage des hommes qui se désagrège et c’est la ville qui, toujours plus neuve et plus laide, la ville aux malls géants et aux parkings comme des cimetières, la ville sans espace vierge où les eaux, quand elles ruissellent, pourraient trouver un exutoire, c’est la ville, oui, qui offre le spectacle d’une Atlantide retournée, à la dérive, avec ses autoroutes transformées en rapides, ses habitants en réfugiés aquatiques, ses sauveteurs en perceurs de nappes phréatiques, ses usines chimiques en bombes à retardement, et le président-catastrophe en président climatique venu contempler le contrepoint hideux de ses dénégations imbéciles.
Et puis il y a tout de même un mystère dans cette histoire. Car enfin le mal est fait. Et il n’est évidemment pas question de casser les villes pour les recommencer. Mais, ces non-espaces urbains étant ce qu’ils sont, l’Amérique a les moyens de les protéger. Le pays qui a gagné la guerre des étoiles et dont les enfants rois de la Silicon Valley songeraient, aux dernières nouvelles, à éradiquer la maladie et la mort dispose des systèmes d’alerte et de prévention des catastrophes les plus sophistiqués et les plus performants au monde. Or, bizarrement, il n’en fait pas usage. Il ne mobilise qu’une infime partie des ressources scientifiques, techniques, financières qui lui permettraient, s’il le voulait, de voir venir et, pour partie, de neutraliser les catastrophes annoncées du type Harvey ou, il y a dix ans, Katrina. Et c’est, chaque fois, la même étrange façon de reconstruire à l’identique, comme s’il ne s’était rien passé et que l’on attendait juste le prochain cataclysme. Trump, pour le coup, n’y est pour rien. Pas plus que le capitalisme dérégulé des developers texans. Et je m’étais risqué, du temps où j’écrivais « American Vertigo », à l’hypothèse d’une idéologie nationale nourrissant, vis-à-vis de ce que les Américains, même laïques, continuent souvent d’appeler « Mère Nature », une sorte de révérence magique, superstitieuse et paralysante qui n’est qu’apparemment le contraire de l’irrévérence aveugle, arrogante, des bétonneurs et qui en est, au fond, une sorte de double inversé. Comme s’il y avait, dans ces tornades, une forme de colère de Dieu. Comme s’il fallait tenter le diable, mais pas trop. Et à croire qu’idolâtrie et profanation sont, comme d’habitude, et comme l’ont montré, une fois pour toutes, un certain nombre de bons auteurs, les deux visages de la même folie.
L’ouragan Harvey (pas plus que Katrina, il y a dix ans) n’a strictement rien à voir avec le réchauffement climatique (il n’y a guère que quelques animateurs de télévision pour établir un lien de causalité que l’on ne trouve nullement dans les rapports du GIEC).
(Il est vrai en revanche que les promoteurs texans se sont moqués des risques de catastrophe naturelle.)