Pour être allé à plusieurs reprises en Corée du Nord au cours des trois dernières années, en particulier pour y emmener Claude Lanzmann – son dernier film, “Napalm”, dont je suis le producteur, a été tourné là-bas et est sorti au cinéma ce mercredi –, je crois pouvoir affirmer que la plupart de ce qui est dit depuis quelques semaines par les différents commentateurs n’a pas grand chose à voir avec la réalité de ce pays et tient plutôt de l’incompréhension et de la méconnaissance.
Comme le dit le héros, japonais, de “Hiroshima, mon amour”, le célèbre film d’Alain Resnais, à sa fiancée, française: “Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien.”
Or, je crois que si l’on veut comprendre ce qui se joue dans la crise actuelle, il faut “avoir vu”.
Je ne rentrerai pas dans ce qui me semble être un faux débat : savoir s’il faut adopter la voie de la fermeté ou celle de la négociation avec le régime de Kim Jong-un, débat qui occupe la plupart des spécialistes de géopolitique, mais dont nous ne maîtrisons pas la plupart des éléments puisque deux des principaux acteurs de la crise – je veux parler de la Chine et de la Russie – ne jouent pas “cartes sur table” et qu’il y a une très grande différence entre ce qu’ils disent officiellement et ce qu’ils font réellement.
Non, je voudrais parler de ce qui se joue beaucoup plus profondément dans l’affrontement actuel entre la Corée du Nord et les Etats-Unis, et peut-être même avec le Japon.
L’affrontement entre les valeurs traditionnelles de la Corée, dont le régime de Kim Jong-un s’estime être l’héritier, et celles de ce pays extrêmement récent qu’est les Etats-Unis et son “valet” – dans le vocabulaire nord-coréen – le Japon, qui fut, ne l’oublions pas, le colonisateur de la péninsule coréenne. A plusieurs reprises.
On oublie trop souvent que l’objectif du régime créé par Kim Il-sung est l’éternité. Celui-ci est ainsi, malgré son décès il y a plus de vingt ans, le “Président Eternel” de la Corée du Nord, Kim Jong-un, son petit-fils, n’étant que le “Grand Maréchal” ou le “ Leader Suprême ”. Et c’est une véritable dynastie qui s’est ainsi postée à la tête du pouvoir depuis la libération du pays, en 1948.
On en hérite de père en fils, et seul un autre membre de la famille peut espérer, un jour, prendre le pouvoir. Cela explique l’assassinat récent du frère de Kim Jong-un dans l’aéroport de Kuala Lumpur, en Malaisie, ou celui de son oncle – dont le corps avait été jeté aux chiens – il y a quelques années.
Cela explique aussi l’abondance de statues géantes de Kim Il-sung et de Kim Jong-il, son fils, à travers le pays, statues devant lesquelles tout visiteur, qu’il soit coréen ou étranger, est tenu d’aller s’incliner.
Car c’est une véritable religion qui règne dans le pays. La visite des mausolées à la gloire des deux dirigeants morts en est le plus parfait exemple. On s’y recueille dans un silence complet, devant les corps momifiés des deux dirigeants. On y circule dans une pénombre quasi-totale, on y subit une séance de purification du corps et des vêtements en passant à travers de très puissantes souffleries d’air, enfin, dans d’autres lieux, on doit se déchausser, un peu comme à la mosquée ou dans d’antiques synagogues.
Il est aussi interdit de tourner le dos aux statues des deux dirigeants et, lorsque l’on s’en éloigne, on doit le faire en marche arrière, comme chez les Yézidis d’Irak, dont la religion millénaire est réputée la plus ancienne du monde.
L’idéologie forgée par Kim Il-sung, le Juche – qu’on peut traduire par “être maître de sa vie” –, dont la tour, censée la glorifier, domine la ville de Pyongyang, n’a plus grande chose à voir avec le marxisme-léninisme, contrairement à ce qui est dit un peu partout, si ce n’est dans la manière, catastrophique, de gérer l’économie.
Le Juche reprend plutôt la plupart des mythes de la Corée de toujours : le cheval ailé et sacré Chollima, le volcan Paektu – à la frontière chinoise, dont est originaire Dangun, le fondateur du royaume de Corée – où est censé être né Kim Jong-il, alors que la plupart des historiens pensent que c’était en Union Soviétique où son père s’était réfugié durant une bonne partie de la Seconde Guerre Mondiale. Et, bien sûr, cette notion de l’immortalité qui fait, par exemple, que les datations commencent avec la naissance du Président Kim Il-sung et que nous sommes aujourd’hui en l’an 106 de l’ère du Juche.
C’est la raison pour laquelle beaucoup de Coréens, y compris du Sud, restent attachés au régime du Nord. Malgré l’incroyable réussite économique de la Corée du Sud, malgré ses prouesses technologiques : ils voient dans le Nord la perpétuation de valeurs auxquelles ils croient et qui sont souvent en voie de disparition au Sud. Pour cause de mondialisation ou d’américanisation de la société.
Cela peut sembler étrange mais c’est ainsi.
Donc, penser que Kim Jong-un est un “fou”, une sorte de “Docteur Folamour” qui ferait n’importe quoi, entouré d’affidés qui passeraient leur temps à se gondoler en faisant exploser des bombes atomiques, est une incompréhension majeure de ce qui se joue en ce moment. Le régime ne cherche pas à disparaître sous une pluie de bombes mais plutôt à montrer qu’il est éternel, à la différence des Etats-Unis, à la différence aussi, bien sûr, de Donald Trump.
C’est très étonnant d’ailleurs de voir comment les dirigeants nord-coréens sont, comme les terroristes de Daech lorsqu’ils commettent des massacres au Bataclan, à l’HyperCacher, à Barcelone, à Nice ou à Orlando, traités de “psychopathes” et de “fous”.
Comme si tout ce que l’on n’arrivait pas à expliquer, même lorsqu’il s’agit d’idéologies parfaitement construites et des conséquences logiques de ces idéologies, devait se voir renvoyer à l’asile psychiatrique.
Comme si l’administration d’électrochocs ou de pilules bleues ou rouges allait faire disparaître le terrorisme ou le régime nord-coréen.
Pourtant, il s’agit d’idéologies parfaitement différentes et de deux conceptions de la vie absolument opposées.
Les adeptes du salafisme – que je connais bien aussi pour les avoir longuement interrogés pour un film, “Salafistes”, qui a fait scandale l’an passé – ne croient qu’à la vie après la mort, et pensent qu’ils seront beaucoup plus heureux au paradis avec leurs soixante-douze vierges qu’ici bas. Surtout s’il leur faut y accéder en ayant recours à l’assassinat de “mécréants” ou de jeunes enfants juifs.
Les dirigeants nord-coréens, Kim Jong-un en tête, croient, eux, qu’ils ont trouvé, tel Faust, le chemin de la vie éternelle. Et de la vie éternelle sur terre. C’est pour cela qu’ils conservent les momies de leurs dirigeants décédés. C’est pour cela qu’ils croient que la “pensée du Juche” s’imposera à tous, et d’abord aux Coréens, pour toujours. Même après la disparition de Kim Jong-un.
Il y a donc, derrière cette crise et cette escalade de la tension auxquelles personne ne semble rien comprendre, l’affrontement de deux conceptions de la vie et de la mort. C’est ce qui rend cette crise si importante et qui nous oblige à aller plus loin que les apparences – dont toutes les parties jouent – car ce sont bien deux philosophies qui s’affrontent. Deux philosophies de l’existence.
Et, dans ce domaine, il n’est pas certain, malheureusement, que ce soit la plus puissante qui l’emporte.
Rien ne serait plus facile que céder aux revendications des barbares en échange d’un cessez-le-feu immédiat et définitif qui nous ferait entrer derrière lui dans l’Histoire avec une grande faux.
Obtenir le Nobel de la paix avec Pétain ou préserver ce qui doit l’être au prix d’un bannissement originel?
Mon choix est fait.