Il y a quelque chose qui m’a toujours dérangé avec les smartphones – leur nom. Quelle idée de qualifier des téléphones, non de fonctionnels, d’efficaces, de rapides, mais d’intelligents ! C’est que les smartphones ont une «mémoire» dont la capacité dépasse celle des plus érudits, traduisent des langues que nous ignorons, nous permettent, tels des Hermès sécularisés, en messagers divins, de communiquer avec des amis vivant à l’autre bout de la planète : ils ne sont plus des inventions, mais des êtres intelligents. Le smartphone est un nouveau Golem, totalement investi des vertus de son créateur, machine ayant transcendé la condition de l’outil, réceptacle d’un souffle de vie le rendant surhumain. A ma connaissance, c’est la première fois qu’un outil technologique est désigné comme source d’intelligence. Signe que nous avons atteint le paroxysme du paradoxe de la technique moderne : par-delà la maîtrise des hommes désireux de devenir «comme maîtres et possesseurs de la nature», se profile désormais le retournement, dialectique et inexorable, des créations contre leurs démiurges. Tout outil est une créature potentiellement révoltée. Et les smarphones accomplissent ce que ni les cadrans solaires, ni les navires grecs, ni la roue, ni le train à vapeur, ni même l’avion n’avaient su entreprendre : ils nous dépassent. Reste que, à l’instar de tout ce qui transforme profondément le monde, ils doivent pénétrer le champ de l’art, au risque de le défigurer. Et le photographe Babycakes Romero a vaincu ce défi, saisissant en l’apparition du smartphone une métamorphose essentielle – le remplacement du réel par le virtuel, le détournement comme mode d’être naturel, et la mort assurée de la conversation.

Ces photographies sont en noir et blanc parce qu’elles restituent la monotonie d’un monde sans couleurs, comme au début des Mille et une nuits, lorsque tel roi, apprenant l’infidélité de son épouse, cesse d’apprécier les couleurs du monde. Sauf qu’à présent, la monotonie n’est pas réservée aux moments d’afflictions, mais se généralise, conquiert peu à peu tout espace social. Et, en effet, Babycakes Romero attire notre attention sur le fait que le smartphone n’est nullement un marqueur de distinction sociale ou temporelle : du dîner mondain à la rame de métro, des allées des jardins londoniens à ce qui me semble être un couloir du British Museum, tous les individus photographiés, appartenant à des catégories sociales diverses, d’âges variés, ont l’échine courbée pour contempler cette prolongation de leur main qu’est devenu leur smartphone. Le précepte de l’Ecclésiaste, selon lequel il existe un temps pour tout, se dissout dans une abolition sans retour : il y a désormais une occasion pour toutes choses, mais tout devient occasion de consulter son téléphone – les promenades en couple, les dîners de famille, les heures passées dans les transports, les cafés entre amis, les pauses clope (je pose, au détour de cette phrase, la question suivante : peut-on apprécier une cigarette lorsqu’on a le regard plongé dans son smartphone ?).

Autre particularité de cette série de photographies : Babycakes Romero dit s’être intéressé à ces peintures sociales en raison de leur symétrie (d’une part et d’autre, un individu a la nuque penchée sur un même objet), mais il s’avère que c’est bien une dissymétrie que l’on observe. Sur quatre photographies figure un exclu, souvent à moitié hors cadre, refusant (provisoirement ?) de s’adonner à cette grande messe technologique et sociale, soit qu’il soit engagé dans une autre activité – dormir dans le métro –, soit qu’il paraisse attendre que ses camarades lèvent les yeux de cette fenêtre donnant sur un monde virtuel et ouvert sur l’infinie communication du vide. Il faut comparer le regard de ces exclus, empli de lassitude, d’ennui, peut-être même de regret d’être nés en ce siècle, à celui, concentré, absorbé, sérieux, religieux, et narcissique (qu’est-ce qu’un téléphone, sinon un miroir en puissance ?) des smartphoneurs. Mais, comme pour répondre à leur concentration, Babycakes Romero a pris le parti de faire en sorte que les principaux protagonistes de ses photographies, à savoir les téléphones, ne soient pas visibles de face. La question de savoir pourquoi les personnes présentes les consultent, de savoir ce qu’ils y font, importe peu, parce que le spectateur, sans doute familier de cette question, se fera aisément son idée. Les adolescents passent l’essentiel de leur temps, ou sur Snapchat à observer la vie de leurs amis (tiens, il est au restaurant, à la plage, en cours, au cinéma : qu’est-ce que c’est original !), ou sur Facebook à faire défiler leur fil d’actualités pour «identifier» leurs amis sur des photos divertissantes, c’est-à-dire oubliées deux secondes après avoir été visionnées. Quant aux plus âgés, leur situation est très intéressante : initialement, le smartphone fut conçu pour faciliter leurs communications professionnelles. Non contents, cependant, de l’utiliser à cette fin, ils ont intériorisé le mode de vie adolescent et infantilisant consistant à le consulter en permanence. Combien de fois m’est-il arrivé d’observer, avec stupéfaction, des trentenaires en costume jouer dans le métro à appuyer sur des bonbons défilant sur l’écran de leur Iphone ?

Babycakes Romero réussit à restituer les enjeux de la transition technologique et civilisationnelle dans laquelle nous plongent les smartphones. De même que Zola décrivait le passage du petit commerce à celui du grand magasin, le photographe londonien nous fait voir le remplacement d’une socialité par une autre. Sur toutes ses œuvres, des personnages physiquement rassemblés négligent la société présente, refusent de participer à la conversation effective – pour mieux s’enfuir ailleurs, dans les sphères virtuelles, éloignées, de communications plus lointaines, mais ramenées à la proximité par leur téléphone. La dimension puérile de la situation est manifeste. Ce sont les adultes, usuellement, qui demandent aux enfants : «mais enfin, vous êtes ensemble, pourquoi ne vous parlez-vous pas au lieu de regarder chacun votre téléphone ?». Et voilà les parents se conduisant en enfants dans leur univers propre. Dans le monde à l’endroit, les fils essaient par tous les moyens d’imiter les pères (jouent aux grands, reprennent leurs blagues, ressortent leurs argumentaires politiques). Ici, les pères, sous l’effet du jeunisme ou de l’ennui –termes à peu près synonymes –, épousent une à une les modes adolescentes.

Quelle est la différence fondamentale entre les deux socialités que sont la conversation et la discussion instantanée via un smartphone ? La réponse me semble être fournie par Jakobson, qui rappelait intelligemment que pour qu’il y ait communication, encore faut-il que la structure de l’échange soit complète : c’est-à-dire que soient présents, outre l’émetteur et le récepteur, le message, le code, et surtout le contact. Le contact direct, immédiat, le «face à face» de Moïse parlant à Dieu. Non celui, médiatisé, qui nous fait parler à quelqu’un par l’intermédiaire, biaisant et piégeur, d’un téléphone.

Ce que Babycakes Romero ne parvient pas à montrer dans ses photographies, parce que ce n’est pas du ressort de l’image mais de la littérature, c’est la pauvreté relative à la communication virtuelle, le magnétisme descendant dans lequel nous plongent les Iphone. Une photographie ne peut pas dire à quel point les discussions instantanées sont aussi quantitativement riches qu’elles sont vides qualitativement : plus on s’«écrit» par smartphone, et plus la communication se rapproche de la répétition des mêmes formules automatiques. Plus on utilise d’applications de discussion différentes, plus on perd le sens du langage : Twitter pour les analyses brèves, Snapchat pour les photographies narcissiques, Messenger pour allier le réseau social à l’outil de communication, WhatsApp pour s’assurer que l’interlocuteur a bien lu notre message… Saturation de moyens perdant de vue leur propre fin. Satiété de la communication détruisant le goût du dialogue.

En dehors de toute dimension satirique sur l’usage des smartphones, les photographies de Babycakes Romero permettent d’entrevoir la singularité de la place qu’occupe, pour un être humain contemporain, son smartphone. Sur bien des photographies, il est difficile de distinguer le téléphone de la main des individus, comme si l’un était désormais à l’autre. Une catégorie philosophique me vient à l’esprit pour exprimer cette idée : le concept de chair. Les philosophes allemands disposent en effet de deux termes pour désigner un objet physique : Korpus, ou Leib, le corps (n’importe quel objet), ou la chair (le corps vécu, le corps qui est le mien, avec lequel j’entretiens une certaine intimité). Il paraît évident, à observer les œuvres de Babycakes Romero, que le téléphone relève de la chair. Nous avons ainsi la réponse à notre interrogation initiale : si le smartphone est associé à une propriété humaine, l’intelligence, c’est parce que le smartphone, c’est moi. Ce n’est pas simplement un objet, un outil, un ustensile participant du règne de l’utile, mais c’est ce dont je ne peux me passer, ce sans quoi je ne peux rien faire. La particularité technologique du smartphone tient à ce qu’il intègre les fonctions de la majorité des autres outils, depuis le réveil jusqu’au minuteur, en passant par le calendrier, le journal, le livre, la console de jeux, ou encore le compteur de pas. Certaines applications permettent même à notre Iphone de se réchauffer, et ainsi de réchauffer nos mains en hiver. Le smartphone est une machine faite de machines, le superoutil, le microcosme par excellence, le temple portatif de la modernité. Il faudrait paraphraser Aragon : ton écran, ô smartphone, est si profond qu’en me penchant pour le regarder, j’ai vu tous mes amis y venir se mirer, s’y jeter à mourir tous mes autres outils…

Cette singularité extrême du téléphone explique qu’il transforme à ce point la socialité : le smartphone ne se trompe jamais. Quand il m’indique mon chemin, m’annonce la météo, m’informe des embouteillages, m’apprend quels sont les meilleurs restaurants de telle ville inconnue, il ne m’induit pas en erreur. Tout le travail de Babycakes Romero s’attache à montrer les occasions manquées induites par la présence du smartphone : l’homme assis à côté d’une très jolie femme, dans ce dîner, au lieu de consulter son divin portable, n’aurait-il pas pu séduire sa voisine ? De même, je constate que, ces dernières années, les passants qui me demandent leur chemin sont de moins en moins nombreux, signe que la confiance entre les individus disparaît au profit de la foi que l’on confie à Google Maps et autres applications. Plus la machine devient humaine, plus l’homme devient machine.

Le grand mérite de Babycakes Romero consiste, à mon sens, dans le choix d’observer les smartphones depuis la perspective de la photographie. Une photo, ça accuse. Nous connaissons la théorie sartrienne des mots qui, tels des «pistolets chargés», font perdre leur innocence aux choses. Nous connaissons sa judicieuse citation de Stendhal, faisant parler le Comte Mosca : «si le mot d’amour venait à surgir entre eux, je suis perdu». Mais dans le cas de l’addiction aux smartphones, de la ruine de la conversation qui en découle, l’écriture est insuffisante, et ce pour une raison très simple : nous sommes passés de la sphère de l’écrit à celle de l’image, et récemment du numérique. Il est assez vain de combattre une sphère avec les armes d’une autre. Comment s’adresser aux utilisateurs de smartphones si nous ne le faisons pas dans leur langage ? Le mérite, donc, de Babycakes Romero, est d’utiliser la photographie pour dénoncer les effets ravageurs de la puissance des smartphones, étant donné que la photographie a sa place sur un smartphone. Ce n’est pas un hasard si sa série est devenue virale, comme l’indique le site Bored Panda, notamment sur les réseaux sociaux. J’en témoigne, puisque j’ai moi-même découvert ces photographies, non dans une galerie d’art, ni même sur mon ordinateur, mais bel et bien, au réveil, sur mon iPhone.

Cette remarque me rappelle celle que faisait Roland Barthes dans son Roland Barthes par Roland Barthes : il y a deux manières, disait-il, de critiquer un phénomène – on peut le détruire, ou le décomposer. Le détruire revient à user, en moralisateur, réactionnaire, ou idéaliste, des armes différentes : critiquer les smartphones par le biais de l’écriture, comme je le fais à présent. Et le décomposer consiste à retourner les vices d’un système contre lui-même, comme Babycakes Romero.

Dans un beau texte, publié sur son site personnel, le photographe expose ses intentions. Il explique qu’il «n’a rien contre la technologie», sous-entendant qu’il en existerait un usage sain, et des effets vertueux : une déontologie du smartphone est possible, substituant le flux serein de l’information à la distraction, la correspondance pratique à l’hypercommunication. Les intellectuels contemporains, par exemple, peuvent disposer du smartphone pour répandre plus aisément leurs idées à leur lectorat potentiel. Ce que dénonce en revanche Babycakes Romero, outre la pénétration permanente dans un monde virtuel, c’est l’appauvrissement du dialogue et, dit-il, la mort de la conversation. Il exprime même sa nostalgie de la cigarette qui, toute dangereuse qu’elle était, demeurait au moins un prétexte à la discussion. Cette nostalgie m’a rappelé le court dialogue, peu connu mais merveilleux, d’Oscar Wilde qui s’appelle The Critic as Artist, dans lequel deux personnages, au beau milieu d’une conversation esthétique, ne cessent de se proposer mutuellement des cigarettes, comme pour raviver le souffle de leur dialogue. Cette nostalgie du tabac révèle parfaitement l’alternative esquissée par Babycakes Romero : la conversation est un art difficile, une pratique exigeante, qui requiert de l’attention, un sens de la répartie, de la patience, de l’écoute. Si la tentation numérique nous en détourne, c’est qu’elle offre à tout instant la possibilité de s’intéresser au monde en perdant de vue ses nuances, de communiquer en s’allégeant du poids des mots, de mieux écouter un objet pour ne plus accorder sa confiance à personne – pas même à soi-même.

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Photo extraite de la série sur les smartphones de Babycakes Romero.
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Références :

http://www.boredpanda.com/the-death-of-conversation/

Merci aussi à cette amie qui, plus familière des smartphones que moi, m’a fait part de ses remarques très intelligentes !

Un commentaire

  1. Comme Nietzsche a constaté dans une de ses lettres : Nous sommes tellement plus à l’aise avec notre amour du lointain qu’avec l’amour du prochain, parce que la présence d’un prochain est beaucoup moins comfortable qu’un « prochain » lointain, virtuel … Le smartphone n’est que le comble de notre désir insatiable de comfort dans un monde de plus en plus compliqué. C’est très évident ici en Suède où les gens d’aujourd’hui ne s’inventent que des habitudes regressives pour oublier le monde réel trop exigent …