La longue histoire des persécutions politiques vient d’entrer dans une nouvelle ère. Celle de la mondialisation. Certains despotes ne se contentent plus de réprimer aveuglément à domicile. Ils poussent le vice jusqu’à instrumentaliser Interpol pour étendre leur terreur au-delà de leurs propres frontières, notamment en Europe. Un dossier d’accusation bricolé par un État voyou assorti d’un mandat d’arrêt international, et le tour est joué ! N’importe quel opposant, où qu’il se trouve, se voit exposé à un risque d’interpellation, voire d’extradition.

Ce scénario cauchemardesque ne relève pas de la fiction. Deux personnalités hostiles à Erdogan, d’origine turque, mais respectivement de nationalité suédoise et allemande, sont en train d’en faire l’amère expérience. Le premier se nomme Hamza Yalcin. Ce critique des autorités turques, collaborateur de plusieurs médias de gauche, a été arrêté le 3 août à Barcelone, en vertu d’un mandat lancé par Ankara. Motif : il lui est reproché de «soutenir des organisations terroristes». Comprendre : il est contre ce régime. Hamza Yalcin se demande aujourd’hui s’il ne va pas être extradé. En attendant, il passe bien ses vacances au-delà des Pyrénées, mais dans une prison…

Son cas n’est malheureusement pas isolé. Toujours selon le même scénario, la police espagnole a procédé le 19 août à l’arrestation de l’écrivain allemand d’origine turque, Dogan Akhanli. Accusé par Ankara d’être membre d’une «organisation terroriste», il est interpelé le 19 août à Grenade, où il était allé en touriste. Remis en liberté provisoire, grâce à une intervention diplomatique de l’Allemagne, il est depuis assigné à résidence à Madrid. La chancelière Angela Merkel a certes accusé la Turquie d’avoir abusé d’Interpol dans cette affaire. À l’instar de Margot Wallstrom, chef de la diplomatie suédoise, dans celle de Hamza Yalcin. Il n’empêche que la procédure administrative mise en place prolonge à l’étranger le climat de terreur que fait régner le nouveau sultan dans son pays.

Ces deux cas, aussi graves soient-ils, n’ont cependant pas encore atteint les proportions totalement effrayantes de ce véritable kidnapping légal qu’a subi M. Alexandre Lapshin, cueilli alors qu’il était en transit à l’aéroport de Minsk, l’année dernière. Faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de l’Azerbaïdjan pour s’être rendu (comme des dizaines de milliers de touristes) dans la République arménienne du Haut Karabagh, qui a fait sécession il y a plus de 20 ans, ce blogueur russo-israélien a été incarcéré durant deux mois par le régime biélorusse avant d’être finalement extradé à Bakou. Totalement isolé du monde, il vient d’être condamné à 3 ans de prison ferme, dans l’indifférence générale.

L’Azerbaïdjan, qui se présente comme un État frère de la Turquie, ne fait certes pas partie de l’UE. Mais les affaires qui ont actuellement cours en Espagne sont similaires et elles mettent l’Europe face à un double défi. Le premier, d’ordre juridique, a trait à ce nouveau mode de répression qui opère via des mandats d’arrêt fantaisistes dans leurs contenus, mais terriblement liberticides dans leurs effets. Il est en effet clair que les auteurs de ces procédures (en l’espèce la Turquie et l’Azerbaïdjan), ne visent qu’à propager la répression, qu’à transformer le monde en souricière pour leurs opposants et rappeler ainsi à l’ordre l’ensemble de leurs ressortissants à l’étranger. Ne convient-il pas, dès lors, d’envisager une riposte commune contre ce détournement par des régimes autoritaires de structures comme Interpol, qui ont pour mission de lutter contre la criminalité et non de s’en faire le relais ?

Le deuxième défi est relatif aux mesures à prendre face au danger croissant que représente l’un des responsables de ces agissements, en l’occurrence le très récidiviste Recep Tayyip Erdogan. Depuis son accession au pouvoir, le bilan du président turc n’a de cesse d’inquiéter. Et force est de constater que ses projets à l’export ne se limitent pas à sa sphère régionale, ni même aux «originaires» de Turquie.

Ses velléités d’élargir son emprise concerne au premier chef l’Europe dont il cherche à tout prix à forcer la porte. Les exemples abondent, depuis l’instrumentalisation de la question migratoire, jusqu’aux différentes arrestations arbitraires de citoyens européens, qui apparaîssent comme autant de prises d’otage. À cet égard, les incarcérations successives en moins d’un an de trois journalistes français (Olivier Bertrand, Mathias Depardon, Loup Bureau), visent clairement à peser sur nos autorités, qui se voient contraintes, jusqu’au plus haut niveau, d’implorer à chaque fois la clémence du despote. Idem pour la Suède ou l’Allemagne, qui comptent nombre de ressortissants emprisonnés en Turquie. Cette situation est également à mettre en rapport avec les chantages d’Erdogan sur les migrants dont il conditionne la régulation du passage à la levée des visas européens pour les citoyens turcs. On pense aussi, dans le même ordre d’idées, à ses tentatives d’impliquer les communautés turques dans ses plans de pouvoir. L’expérience en France du PEJ (Parti Egalité et Justice), organisation communautariste turque pro AKP qui s’est présentée aux dernières législatives françaises, constitue un exemple caractéristique de cette volonté. Elle s’est heureusement heurtée à l’indifférence de la communauté concernée. Mais son équivalent aux Pays-Bas, le Denk, a tout de même obtenu plusieurs députés. Et ce, sans compter sur l’ambition de l’autocrate de peser sur les prochaines élections en Allemagne, à travers des consignes adressées à ses «ressortissants» pour qu’ils fassent barrage au SPD, à la CDU et aux Verts, désignés comme «ennemis» de la Turquie !

Cette situation ubuesque n’a pourtant rien de surprenant. Voilà des décennies que les militants des droits de l’homme dénoncent la passivité internationale à l’égard du tropisme totalitaire de cet État. En vain. L’Europe, témoignant en cela d’un certain mépris pour les peuples concernés, a imperturbablement passé l’éponge sur toutes les turpitudes des régimes turcs successifs. Erdogan tire son arrogance, sa mégalomanie, de cette culture de l’impunité. Et il est vraiment à craindre, au regard de l’aggravation de la situation, que nous n’ayons pas fini d’en payer le prix.