Recep Tayyip Erdogan est coutumier des dérapages verbaux et des déclarations à l’emporte-pièce. Mais sa dernière sortie, mardi 20 août, à Ankara, lors d’une réunion de son parti laisse particulièrement perplexe, tant on ne sait s’il faut l’imputer à ses obsessions anti-israéliennes récurrentes ou à un désordre encore plus profond. Le Premier ministre turc a en effet affirmé détenir «la preuve» qu’ «Israël et un intellectuel juif» étaient derrière la destitution du Président Morsi par l’armée égyptienne. Outre ce que cette déclaration recèle en connotation paranoïaque, dûment sous-tendue par l’évocation du complot juif, on est atterré par les fondements qui l’étayent. La «preuve» brandie par Erdogan n’est en effet rien d’autre qu’une vidéo circulant depuis deux ans sur Youtube et dans laquelle Tzipi Livni (ministre israélien de la Justice) et Bernard-Henri Lévy font part, lors d’un débat public, de leur vive opposition au mouvement des «Frères musulmans». Le philosophe français, qui tirerait donc les ficelles de l’armée égyptienne, ayant de surcroît ajouté que «la démocratie ce n’est pas seulement des élections, c’est aussi des valeurs». Voilà, selon une confirmation d’un fonctionnaire turc à l’Associated Press, la «preuve» qu’Erdogan a en sa possession pour dénoncer le complot. Très convaincant en effet…

Il est vrai que ces derniers temps, sous le régime AKP, on met en examen pour moins que ça. Mais tout de même, venant d’un responsable d’un Etat membre du G20, ce type de procédé revêt une dimension pour le moins insolite. L’affaire fait grand bruit en Turquie et la longue interview que Bernard-Henri Lévy a accordé samedi à cette occasion au quotidien Cumhuriyet, est reprise par l’ensemble des sites de l’opposition. Ce qui témoigne des bouleversements en cours dans le pays, notamment à l’égard d’un certain nombre de «questions sensibles». Car, parmi les principes que BHL défend dans cet entretien, figure la nécessaire reconnaissance du génocide arménien par Ankara, sujet toujours brûlant à l’est du Bosphore. En d’autres temps, une telle prise de position aurait suffi à irrémédiablement disqualifier son auteur et rendre inaudible son discours auprès d’une opinion turque dressée depuis des lustres au son du canon nationaliste. Y compris l’opposition laïque. Mais, depuis quelques années, peut-être sous l’effet de la perspective d’adhésion à l’Europe, on assiste à une évolution des mentalités, en particulier dans les centres urbains. Les manifestations de la place Taksim, avec leurs accents de mai 68, ont révélé au grand jour le ras-le-bol d’une population désireuse de se libérer des interdits, de s’ouvrir, d’opérer sa mutation démocratique.

La réaction des réseaux sociaux et des médias turcs à cette affaire montre que les dérapages d’Erdogan n’amusent plus. Ils font honte. La société turque a besoin d’air frais. D’où sa réceptivité à cette interview de Bernard-Henri Lévy que La Règle du jeu, sans-doute moins allergique qu’Erdogan aux «intellectuels juifs», publie demain matin dans son intégralité.