Il y a peu d’écrivains aussi américains qu’Isaac Asimov ; certes, il était juif, mais ce sont des choses qui s’oublient aisément, surtout en Amérique. Sa série SF Fondation a été nommée, par quelque comité d’experts, la meilleure série de science-fiction de tous les temps. Elle commence par un chapitre, Les Psychohistoriens, où est mise en scène, de façon typiquement anglo-saxonne, l’intelligence extraordinaire d’un homme qui eut l’heur de soumettre les Humanités d’hier à la mathématique : Hari Seldon. Lequel prédit l’écroulement de l’empire Intergalactique, suivi de 30000 ans de barbarie, à moins qu’une fondation, sous le prétexte fallacieux d’une Encyclopédie (quoiqu’il fût américain, notre Asimov avait trouvé le moyen d’apprendre que toute encyclopédie est un mausolée de la bêtise), ne gagne du temps en réinventant secrètement un nouvel empire (car c’est toujours sur des mausolées de la bêtise que s’érigent les empires.)
C’est extraordinaire, de voir comme le parcours d’Hari Seldon semble dessiner, comme un mythe fondateur, la destinée de Régis Debray. Même accointance à la fois dominatrice et collaborative avec le pouvoir ; même accouchement d’une institution intellectuelle (fondation pour l’un, chaire de médiologie pour l’autre ; d’ailleurs, pour filer la métaphore, on peut rajouter le goût pour les bouts du monde : planète Terminus pour l’un, université de Sophia-Antipolis pour l’autre), même prétention au mathématisme (Pyschohistoire pour l’un – branche, eh oui, des mathématiques – ; théorème de Gödel pour l’autre – branche, eh oui, de la sociologie, ou de l’histoire, ou, de la médiologie, que sais-je), même jeu souverain avec les siècles, les millénaires, les civilisations-nous-savons-que-nous-sommes-mortelles, même effrayants paradoxes qui médusent littéralement le passant (chez Asimov, le lecteur – surtout américain – ; chez Seldon, Gaal Dornick ; chez Régis Debray, deux journalistes (qui pourtant, en général, ne s’en laissent pas compter, parce qu’ils ont un sacré bagout : Valérie Toranian et Franz-Olivier Giesbert) de la Revue des Deux Mondes (décidément! C’est une caverne!)
À en conclure que notre cacique de l’Ecole Normale eut des lectures inavouables, entre deux colles agrégatives ? Je ne dirais pas cela. Je dirais qu’il s’y démontre, une fois de plus, que les colles agrégatives (bien sûr, regardées comme un âge d’or à la fois personnel et national par nos défenseurs désespérés de la culture en déconfiture, que dis-je, en capilotade – eussent-ils été parqués dans quelque pavillon de banlieue plutôt que de barboter dans le Bassin aux Ernests) ne sont guère autre chose que des romans d’Isaac Asimov, ou des interviews de Régis Debray.
A savoir que n’est pas écrivain, et penseur, et philosophe, qui veut. Car il n’est qu’un critère et un seul. La création.
Reprenons.
Examinons le contenu de l’interview. Quatorze pages payées 2,50€ à la Revue des deux mondes. Il faut aider la presse écrite.
Vous savez quoi ? Une phrase suffit. «L’Amérique domine le monde, et l’Europe peut, en se réjouissant, se convertir à une formule empruntée à Broch : l’apocalypse joyeuse.»
Ite, missa mediologica est.
Le reste : rien. Des citations professorales. Des recoupements culturels.
Voilà ce que pense Régis Debray, qui se dit philosophe.
Pourquoi cet article ici présent? Qui se propose, en plus, de dire du mal ?
Non parce qu’il y a ici quelqu’un qui rêve de lui piquer sa place : si la Revue des deux mondes est bien une caverne, je veux dire, si elle se produit médiologiquement comme telle, au sens du philosophe, non que vous savez, mais qui en parla pour en premier, n’importe qui (et je suis n’importe qui) se préfèrera valet de charrue.
S’il faut dire du mal, c’est parce que le régime de parole (et/ou de pensée) de notre idole ici présente est celui qui, par excellence, retarde, atrophie et finalement empêche la réflexion. Lisez cette interview, à titre d’expérience ; je vous propose le lien en fin de billet. Vous paierez 2,50€, vous aussi.
Un symptôme, aussi éclatant avec l’expression jupitérienne (décidément, c’est la dernière mode!) de Debray qu’avec la logorrhée d’Onfray, d’une France intellectuelle effectivement malade. De quoi au juste ?
D’un oubli fatal. D’une ignorance mortelle. D’une lacune, d’une carence impardonnables. En tous cas, impardonnables aux sujets supposés savoir.
Nous ne dirons rien de la posture, à peine plus défendable chez Debray que les éléments de langage qu’il stigmatise chez les énarques : cette affectation orgueilleuse, cette morgue dans la citation, cette façon de tutoyer l’histoire et Julien Gracq (qui, lui, tranquillement, faisait de la géographie locale à Saint-Florent ; vous imaginez bien s’il devait être honoré d’être fréquenté par des sommités comme Régis Debray…)
Nous n’en dirons rien car après tout, les plus grands ont été, bien souvent, de grands orgueilleux. Mais son crime, c’est d’ignorer que, précisément, il n’est pas grand. Il y a une seule hiérarchie qui compte dans la pensée et dans l’art : il y a des créateurs, et il y a les autres. Et ce n’est pas une affaire d’hommes. Souvent, les créateurs sont de petits hommes, et non pas des thaumaturges comme Régis Debray. Je ne sais pas : lisez les lettres de Cézanne. Ça calme. Mais voilà : tout petits bourgeois qu’ils soient, ils créent. Ce qui veut dire qu’ils font naître quelque chose à partir du néant.
Rien, proprement rien, dans le discours de Debray, ne ressortit à la création. Je suis sûr qu’il le sait, et qu’il se garde bien de le crier sur les toits.
En 2017, parlant ainsi, je parle chinois. Je m’en fous. En temps de désastre, il faut avoir dit certaines choses, pour qu’elles aient été dites.
Impardonnable, Debray, d’accepter qu’un doxographe l’installe dans le fauteuil du penseur.
Parce qu’il est un doxographe.
Le vrai signe de la crise du monde et de la culture, ce n’est pas le triomphe de l’Amérique qui, de ses campus à son président, orchestre diversement une saloperie effectivement planétaire (mais le dominant a toujours été une saloperie, alors on ne va pas en faire un fromage! Parce que ce n’est pas cela qui empêche les créateurs d’Amérique ou d’ailleurs de faire ce qu’ils ont à faire, s’ils ont quelque chose à faire) ; ce n’est pas non plus qu’on parle un sabir dans les cités, ou que les «profs» bégaient de la pédagogie, quoiqu’en disent les académiciens scandalisés.
C’est qu’on nous donne à écouter ceux qui n’ont rien à nous faire entendre. Ceux qui racontent le monde, ce sont Hegel ou Dante. Ceux qu’il faut écouter, ce sont les créateurs. Parce que le monde n’est monde que s’il s’invente. Le monde crève de leur absence. Qu’on installe à leur place Onfray et Debray, et leur rabâchage doxographique : le monde n’est plus que le bégaiement de lui-même.
C’est qu’on a oublié jusqu’au souvenir des hommes qui firent de leur vie une aventure d’invention impossible, inhumaine. Tout ce que déteste M. Onfray, en passant[1]. Parce que tout cela est, effectivement, monstrueux, et déroge à sa conception, si j’ose dire, de la politesse.
Tant que la scène publique orchestre ainsi les rabatteurs de lieux communs, elle est sourde.
Quelle traversée avez-vous opérée, non dans l’œuvre d’un autre, non dans le patrimoine de la «culture», mais face au monde, face à la vie, avec vos mots ? De sorte que votre vie, et le monde, en sont ressortis ravivés, redécouverts ? Uniques ? Neufs ?
Comprenez-vous ce que je dis ? Ou est-ce de l’hébreu ? Avez-vous quelque chose à dire ? Car vous savez, ça ne sert qu’à ça, dire. Les grands, ceux qui pensent, disent pour ça, ou la ferment.
Vous ne saviez pas ?
Ce n’est pas très grave, de n’être pas Dante mais un personnage d’Isaac Asimov.
Quoique, tout de même, il écrivît comme un cochon.
[1]Mon ordinateur a corrigé : orfraie. Il y a donc une intelligence artificielle.
La règle du jeu n’a toujours pas digéré son opuscule sur Israël.
Il faut donc le flinguer.
C’est fait sans talent.