Paris, le 30 mai 2017

L’outrecuidance coupe le souffle. Le Parti démocrate italien (PD) n’a pas hésité à baptiser Scuola Pier Paulo Pasolini sa nouvelle Ecole de formation, ouverte jeudi dernier à Milan. Ce que s’approprie sans vergogne ce parti politique, c’est le nom d’un écrivain et artiste indépendant, rebelle, rétif à tous les embrigadements, et qui n’a pas hésité à la fin de son parcours trop tôt interrompu à se placer sous l’égide de l’hérésie.

J’ai été témoin samedi à Turin de l’émotion du milieu lacanien, 450 personnes réunies pour le Congrès de la Scuola lacaniana di Psicoanalisi (SLP). Ma proposition d’une pétition internationale rédigée par Marco Focchi a été approuvée par acclamation.

Il n’y a chez nous aucune hostilité de principe à l’endroit du parti démocrate. Entre Grillo et la droite, nombre de mes amis italiens, Focchi lui-même, m’ont dit choisir Matteo Renzi. Il y a seulement que la «République des Lettres» aspire à renaître, qu’elle remue dans la matrice et entend se faire respecter en la personne de l’un des siens, le plus bel exemplaire que l’Europe ait connu depuis longtemps du «poète maudit» ou plutôt de l’artiste hérétique[1].

Avec la pétition Pasolini la République des Lettres du XXIe siècle manifeste sa volonté naissante et d’abord sa volonté de naître. Je suis persuadé en effet qu’une telle République existe virtuellement, et qu’il n’est que de l’actualiser. République de dimension mondiale, indépendante des pouvoirs politico-médiatiques et capable à l’occasion de leur faire honte. Le moment est idéal[2] pour tester cette hypothèse.

En France, que je sache, nulle République des Lettres, une poussière de Principautés. Leur rivalité ne les conduit pas à polémiquer, ce qui mettrait de la gaité dans l’air : elles s’ignorent, elles se snobent. L’Armure princière ne dialogue pas. Elle répond aux médias quand ceux-ci daignent s’intéresser à elle. Car les médias ont remplacé la République des Lettres par une Dictature sur les Lettres.

 

Néanmoins, les Principautés font objectivement partie, qu’elles le sachent ou pas, du même système («champ culturel» de Bourdieu) et certaines convergent parfois avec d’autres pour la défense ou la promotion de certaines causes. Alliances de circonstances, toujours révisables. Nous allons voir ce qu’il en est à propos de Pasolini. Qui est libre par rapport aux partis politiques ? Qui ne l’est pas ? Qui s’éclaire à sa «lumière intérieure» ? Qui commence par l’éteindre ?

Cela dit, la scène nationale apparaît bien étriquée quand la technologie de la communication nous rend le lointain toujours plus accessible, sinon plus proche. Car la proximité des cœurs est une autre affaire. Toujours est-il qu’une dynamique est en cours qui ne s’arrêtera pas, et qui tend à la mondialisation des échanges intellectuels.

Je travaille pour que la France soit son creuset. Car sans la France, sans les écrivains, les artistes, les universitaires, les psychanalystes français, la nouvelle République ne prendra pas forme. C’est un fait, c’est ainsi.

Cette ambition est conforme à notre génie national. Voir notamment, de Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Ed. de Fallois, 2001, et son livre récent chez Gallimard, La République des Lettres, 2015[3].

Les racines de la Respublica litteraria plongent dans l’Antiquité gréco-romaine ; l’ère d’Erasme n’a rien perdu de son éclat ; et le prestige des littéraires est encore rehaussé par les travaux des meilleurs humanistes à chaque époque. On en oublie les petites Républiques qu’au début du Grand Siècle formaient partout en Europe ceux que remuait un désir inédit appelé à remanier le monde : le désir scientifique.

Ces sociétés furent à l’origine des Académies des sciences : je pense à l’Academia Parisiensis du père Mersenne, dont la correspondance n’est pas moins prodigieuse que celle de Nicolas Peiresc ; à Robert Boyle, qui genuit la Royal Society à partir de son Invisible College ; et d’abord à l’italienne Accademia dei Lincei, la plus ancienne des académies scientifiques européennes[4].

Le discours de la science prenant son essor s’apprêtait à essorer (pardon !) le malheureux Etat libre des lettrés, son usage inédit de la lettre surclassant l’antique. Le nouveau discours réussira en effet à séduire un maître que jadis vampaient les rhéteurs, poètes et littérateurs d’un «âge de l’éloquence» déjà régnant dans l’Athènes de Périclès. Tout humaniste en porte encore le deuil. Alors commença la science sans conscience et la ruine de l’âme qu’évoque Rabelais. Il fallait ça pour que Freud vienne, découvre l’inconscient et invente la psychanalyse.

Ce qui a ruiné la République des Lettres de nos pères, basée sur le savoir textuel, c’est le discours de la science. C’est pourquoi la nôtre de République devra inclure, sinon les Sciences, du moins l’épistémologie, l’histoire des sciences et l’analyse de la structure de leur discours, avec ses impasses constitutives (tout discours a ses impasses).

Il n’est que de lire les écrits où les scientifiques confessent leur sentiment de la vie, leurs affres devant l’immensité des pouvoirs dont ils sont le vecteur souvent acéphale pour être saisi par l’opacité que leur oppose leur désir de savant, par l’angoisse que cette opacité suscite, par les divertissements pascaliens qu’ils multiplient pour leurrer cette angoisse. Les mathématiques ne font pas exception. Du magnifique naufrage de Grothendieck englouti dans les milliers de pages de ses «gribouillis» au gay sçavoir où Cédric Villani retrouve le sens de ce qu’il invente hors sens, tout un champ se déploie devant nous qui attend ses interprètes.

Et on aperçoit en un éclair pourquoi ce n’est que du discours de l’analyste que pouvait surgir la notion d’une nouvelle République des Lettres incluant le discours de la science. Cela tient à ce qu’est l’instance de la lettre dans la psychanalyse, et qui n’est ni la lettre des lettrés ni la lettre de ceux qui chiffrent : elle permet de les penser ensemble.

On comprend aussi par là pourquoi l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950 dirigée par Marc Fumaroli (PUF, 1999) devait s’abstenir de mentionner l’écrit de Lacan, «L’instance de la lettre, ou la raison depuis Freud», alors que l’importance historique de ce texte était avérée, qui lança dans le monde entier l’usage du couple «métaphore et métonymie» de Jakobson. Ne fût-ce qu’au titre ravalé de phénomène de mode, de société, il avait sa place marquée dans le dernier chapitre, «La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle», confié à l’acribie d’Antoine Compagnon. Pour que le prince des érudits de notre temps et son héritier au Collège de France se soient dispensés en l’honneur de Lacan de cette exigence d’exhaustivité qui fait l’honneur du discours universitaire, il faut supposer des motifs bien puissants. Je les crois de structure, car je ne vois chez nos deux érudits aucune animosité envers la personne des analystes.

Je n’en veux pour preuve que la confidence charmante que me fit spontanément Marc Fumaroli la seule fois où j’eus l’avantage de parler au Maître dans une rencontre de hasard. Oui, j’étais là, me dit-il, au séminaire de Lacan, en janvier 1964, quand vous l’avez interpellé un peu vivement à la surprise générale. Le jeune Marc furtif chez Lacan ? Qui l’eût dit ?

Cependant, aux dires de Di Ciaccia, le jeune Angelo, depuis cardinal Scola et patriarche de Venise puis Milan, était un peu dans le même cas : il visita Lacan rue de Lille. Qui l’eût cru ?

Enfin, il faut jeter les dés. Je ne vais pas conclure sur une pirouette. Je veux ma République des Lettres. Pourquoi attendre ? Les générations d’analystes qui m’entourent, en Europe, en Amérique latine, sont tellement plus brillantes et cultivées, que les quelques malheureux qui souffraient sous Lacan toujours plus méprisant et rageur.

On me dira que l’ambition est belle, mais est-ce «jouable» ? Je réponds que oui. Le monde latin, en Europe comme en Amérique, attend toujours quelque chose des Français, et en tous les cas autre chose que nos gémissements sur la dureté des temps, notre nostalgie d’on ne sait quel âge d’or et nos querelles de boutique. Ils attendent notre résurrection et celle des Lumières au XXIe siècle. Que ledit monde latin admette encore notre leadership (sic) en la matière : quelle chance ! Et les meilleurs des universitaires érudits de langue anglaise sont nécessairement enracinés dans les savoirs de la vieille Europe.

La République des Lettres ! Cette nymphe, je la veux perpétuer. Il faut que je lui fasse tout de suite un enfant. Ce seront des Conversations (encore Fumaroli !). Je dis : les Conversations du Jardin du Luxembourg. Elles se tiendront au 1, avenue de l’Observatoire, autour d’une lourde table carrée en bois massif, dans une pièce jouant les rotondes. Pour que tout soit parfait, dans l’idéal, la première de ces Conversations, ce serait quelques heures avec vous, cher Marc Fumaroli.

Sollers viendrait sûrement. Antoine Compagnon, avec qui je m’entendais si bien jadis, autour de Barthes, à Cerisy, serait là. Blandine Kriegel m’a déjà assuré cet après-midi que le projet l’enchante. On me dit que vous ne manquez aucun Corneille de Brigitte Jaques. Brigitte serait là avec son mari Gérard et son ami, le mien aussi, François, Regnault de son nom. On inviterait un ou deux ou trois historiens des sciences, des chercheurs du Collège, des jeunes psychanalystes, et pour le liant, j’ai une romancière souriante qui débute, aussi actrice confirmée, ma voisine, Aure Atika. Réécrit, cela donnerait un petit livre charmant et plein de choses, très français, qui ferait des émules autour du monde.

Comme dirait Marlon Brando, est-ce une offre que vous pouvez refuser, cher Marc Fumaroli ?

Avec mes sentiments respectueux et en témoignage d’admiration,

JAM


Notes :

[1] Voir ma conférence donnée samedi à Turin, Eloge des hérétiques (à paraître).

[2] Cf. par exemple l’adage d’Erasme, «Nosce tempus».

[3] Sur la République des Lettres : de M. Fumaroli, sa conférence de 1992 sur Nicolas Peiresc ; l’ouvrage qu’il a dirigé en 2005 aux éditions Alain Baudry sur Les premiers siècles de la République des Lettres ; la collection qu’il dirige avec Antoine Compagnon aux mêmes éditions, consacrée à la correspondance de Peiresc ; sa chaude polémique avec Jean-Pierre Cavaillé. Cf. également les ouvrages de Françoise Waquet, Le modèle français et l’Italie savante. Conscience de soi et perception de l’autre dans la République des Lettres, 1660-1750, Rome, Ecole française de Rome, 1989 ; et l’utile compendium qu’elle a composé avec Hans Bots, La République des Lettres, Belin-De Boeck, 1997.

[4] Occasion de citer deux livres déjà anciens que j’adore: de Anthony Grafton, Defenders of the Text. The Traditions of Scholarship in the Age of Science, 1450-1800, Harvard UP, 1991, à lire avec A Social History of Truth. Civility and Science in Seventeenth-Century England, The University of Chicago Press, 1994.