C’était un temps déraisonnable, comme disait Louis Aragon. C’était un temps où les jeunes vivaient encore à l’heure des grands embrasements qui avaient illuminé et, hélas, assombri le monde. Et l’on s’y débattait, comme personne aujourd’hui, avec les questions existentielles et métaphysiques posées par la violence d’Etat, la violence tout court, la mémoire de la guerre, celle des camps et des massacres. Bernard-Henri Lévy était un de ces jeunes. Il n’avait pas trente ans. Et une grande chaîne de télévision nationale, France 3, l’avait invité comme invité principal d’une émission qui s’appelait «L’Homme en question», qui était animée par la toute jeune Anne Sinclair et dont le principe était de mettre sur le gril, 90 minutes durant, la personnalité du jour. Avant cela, l’usage était de demander à la dite personnalité de réaliser un court autoportrait lui permettant de dire aux téléspectateurs comment il se voyait, comment il se définissait, où il en était. Bernard-Henri Lévy, pour la première fois dans l’histoire de l’émission, refusa les règles du jeu et renversa la table. «Rien, ou peu de choses sur ma personne», posa-t-il comme condition. «En revanche ces 20 minutes d’antenne que vous m’offrez je veux les consacrer : 1. à des camarades de combat; 2. à un petit film-poème qui dira l’histoire, non de moi-même, mais du siècle dont je suis, comme tant d’autres, l’enfant naturel». Un document exceptionnel pour ceux qui s’intéressent à la carrière et à l’itinéraire du futur directeur de La Règle du jeu. Un document d’une poésie folle, oubliée par la télévision d’aujourd’hui et qui fait du spectateur, soudain, un contemporain de Godard, de Truffaut et des grandes insurrections dont les «insoumis» d’aujourd’hui sont de si pâles épigones.