Le succès de Bette Davis tient moins à la perfection de ses traits qu’à un talent indéniable et à une rage de réussir hors du commun. Il est vrai qu’il s’en faut de beaucoup que la beauté de Bette Davis soit parfaite : des yeux bleus à fleur de tête, un front bombé, trop large, une bouche mince dont les commissures sont tournées vers le bas, son visage est loin de répondre aux canons hollywoodiens de la beauté idéale. C’est la première chose qu’elle apprit à son arrivée à Hollywood : alors qu’il était prévu que, dans son premier film, The bad sister de Hobart Henley, elle interprète le personnage d’une jeune fille coquette, courtisée par plusieurs jeunes hommes, elle fut informée au dernier moment que les studios avaient changé d’avis, qu’il lui était désormais attribué le rôle de la sœur de l’héroïne principale, une jeune fille effacée, puritaine, qui n’ose avouer sa flamme à l’élu de son cœur. C’est ainsi qu’elle connut dans la première moitié des années 1930 le destin des actrices qui ne peuvent prétendre incarner une image de séduction absolue : cantonnée à des rôles insignifiants dont le seul objet était de servir de faire-valoir à l’héroïne principale ou, dans le meilleur des cas, à un personnage de fille de mauvaise vie au grand cœur, Bette Davis ne put donner toute la mesure de son talent. Nombreux furent ceux qui, dans les années 1930, raillèrent son manque de sensualité dans les films qu’elle tourna pour la Warner. Au regard de débuts aussi décevants, l’étonnant est que Bette Davis soit devenue une star. Si, selon Edgar Morin, les traits distinctifs d’une star sont la beauté, la jeunesse et la sur-personnalité, il est clair que ce n’est pas grâce aux deux premiers que Bette Davis est parvenue à marquer de son empreinte le cinéma hollywoodien classique.
Bette Davis a mené sa carrière avec la même lucidité que celle qu’elle a communiqué aux personnages qu’elle a interprétés : ayant compris qu’elle ne pourrait jamais représenter l’image de la beauté immaculée ni incarner un fantasme érotique, elle a choisi, pour accéder à la notoriété, de transgresser les codes du glamour hollywoodien. De L’emprise à Femme aimée est toujours jolie en passant par La vie privée d’Elisabeth d’Angleterre, elle a réussi, par un maquillage outrancier, à se rendre effrayante de laideur. Des stars féminines de sa génération, elle se démarque en ce qu’elle est devenue célèbre non pas en sublimant mais en maltraitant son image. L’intelligence de Bette Davis est d’avoir mis son humiliation physique au service de ses personnages. Ainsi, l’enlaidissement qu’elle s’inflige dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? confère une épaisseur humaine au personnage qui martyrise Joan Crawford qu’elle campe avec gourmandise. C’est que la laideur de l’héroïne à laquelle elle prête ses traits, outre qu’elle est le reflet de son désordre mental, est un des ressorts psychologiques de son sadisme. A la vision de la scène récurrente dans sa carrière dans laquelle elle contemple défaite le spectacle qu’offre son miroir, on réalise que nulle star féminine plus que Bette Davis n’a osé montrer combien était douloureuse la relation à son image. Rarement une star hollywoodienne aura à ce point signifié qu’elle n’aimait pas son physique. Ce rapport masochiste à son physique a contribué non seulement à humaniser les monstres qu’elle incarne mais en outre à accroître sa popularité en mettant en lumière ses complexes physiques.
A défaut de pouvoir incarner des héroïnes d’une beauté rayonnante, Bette Davis a construit sa carrière en interprétant des femmes à la beauté fanée. De la réticence de la plupart des actrices à se vieillir à l’écran, Bette Davis a tiré un profit considérable : les performances qu’elle a réalisées à peine âgée d’une trentaine d’années dans La vie privée d’Elisabeth d’Angleterre où elle paraît le double et dans La vipère où elle joue une mère de famille dont la fille a une vingtaine d’années, ont largement contribué à asseoir sa réputation d’actrice. Rares sont les comédiennes dont la personnalité les prédispose à incarner tous les âges de la vie : si, à force de représenter des figures d’ingénue, l’image qu’évoque des actrices comme Audrey Hepburn ou Teresa Wright est celle de la candeur de la jeunesse, le lot de Bette Davis a été de prêter ses traits à des femmes au couchant de leur vie. La façon dont elle a réussi à rendre sensible la vulnérabilité des personnages qu’elle a interprétés de vedettes tombées dans l’oubli (L’intruse, La star), taraudées par la peur de vieillir, est la meilleure preuve de son talent. La légende de Bette Davis tient pour beaucoup au relief qu’elle a donné dans Eve, le film célèbre de Mankiewicz, au personnage de Margo Channing, amoureuse d’un homme beaucoup plus jeune qu’elle, dont l’hystérie procède de sa hantise de la déchéance physique. Troublant est le plaisir qu’elle a pris non pas à cacher mais à arborer les outrages du temps. Jusqu’où est allé son désir de montrer combien la décrépitude de la vieillesse est hideuse, on le mesure à la vision de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? et de L’argent de la vieille où, par un usage grotesque du maquillage, par un fond de teint plâtreux, elle confère à son visage l’allure d’un masque effrayant. Si, de l’esthétique hollywoodienne du glamour, Bette Davis s’est émancipée, elle s’est en revanche rangée, en refusant de jeter un voile pudique sur la corruption de la chair, sous la bannière de la morale protestante qui enseigne que la beauté est un masque de vanité.
L’étonnant dans le succès de Bette Davis est qu’il s’est construit, à la différence de la plupart des stars féminines, sur l’image d’une femme inapte à l’amour. Nul doute que le public féminin s’est montré sensible au sort des héroïnes qu’elle a interprétées qui, faute d’une beauté ou d’une jeunesse éclatante, s’épuisent à trouver le chemin de l’amour. Ne faudrait-il qu’une preuve du féminisme de Bette Davis, on la trouverait dans le fait qu’elle a érigé son personnage de star sur les décombres de l’idée que l’amour est un sentiment consubstantiel à la nature féminine. Au nombre des rôles les plus marquants de sa carrière qui battent en brèche ce préjugé figurent ceux qu’elle a joués dans des films qui relèvent du mélodrame de la femme indépendante. Le propre de ce sous-genre hollywoodien est de mettre en scène une femme dont l’attitude infirme l’idée que la passivité est un attribut féminin. Que ce soient Julie Marsden dans L’insoumise, Judith Traherne dans Victoire sur la nuit ou Fanny Skeffington dans Femme aimée est toujours jolie, les héroïnes qu’elle incarne présentent le même profil psychologique : hyperactive, indépendante, intelligente, cassante, indocile, tout, dans leur caractère, indique qu’elles répugnent à se fondre dans le moule de la société conservatrice américaine.
Mais terrible est le châtiment qu’elles subissent pour avoir osé enfreindre les lois de la bienséance sociale. A l’exemple des héros tragiques, leur salut réside dans l’expiation de leur faute. L’objet du mélodrame de la femme indépendante n’est pas de faire l’éloge de l’émancipation féminine mais d’inciter les femmes à se réconcilier avec leur rôle social : enfin dessillées par l’épreuve qu’elles traversent, elles réalisent à l’approche de la mort que l’amour est leur raison d’être. Parce qu’elle relève d’un apprentissage tragique, les promoteurs du mélodrame de la femme indépendante portent un regard très sombre sur la féminité.
De l’audace, il en a fallu à Bette Davis pour interpréter des héroïnes indignes de tout pardon : si nombreuses sont les vedettes féminines à avoir représenté des personnages mus par une folie démoniaque (Gene Tierney dans Péché mortel, Jean Simmons dans Un si doux visage ), plus rares sont celles comme Bette Davis à avoir osé prêter leurs traits à des femmes en proie à une haine féroce. Celle-ci trouve sa source dans leur insatisfaction conjugale : Leslie Howard dans l’Emprise, Herbert Marshall dans La vipère, Joseph Cotten dans La garce, auxquels le destin les a liés, sont des hommes falots, faibles et crédules, sur lesquels plane l’ombre de l’impuissance. Regina Giddens dans La vipère et Rosa Moline dans La garce enragent que leur mari ne leur ait pas permis d’accomplir leur désir l’élévation sociale. Leur méchanceté ne procède ni d’une pulsion sadique ni d’un penchant naturel pour le vice mais d’un désir de vengeance. Réalisant que, en compensation de l’état d’infériorité dans lequel les place leur statut de femme mariée, elles n’ont reçu aucune gratification d’ordre sexuel ou narcissique, elles n’aspirent qu’à prendre leur revanche sur le sort que leur réserve leur mari qu’elles rendent responsables de leur malheur. Bien que commis de sang-froid, leur crime est une tentative désespérée d’échapper à l’univers carcéral du mariage. On est dès lors en droit d’interpréter leur entreprise criminelle comme un acte de rébellion contre l’aliénation à laquelle les condamne leur mariage. Que les ressorts qui animent Rosa Moline et Regina Giddens soient l’avidité et la cupidité, des vices présentés comme typiquement masculins dans le cinéma hollywoodien, est un des indices les plus probants de leur désir d’accéder par le crime au pouvoir symbolique masculin.
A la haine du couple s’ajoute chez les héroïnes maléfiques incarnées par Bette Davis la haine de la famille. De Rosa Moline qui se jette dans un ravin pour avorter à une meurtrière d’enfant (Confession à un cadavre) en passant par des femmes dépourvues de tout amour maternel (Femme aimée est toujours jolie, La vipère), le rejet de la figure maternelle est un des traits marquants de sa filmographie. Parce que, par le discrédit qu’il jette sur les figures de l’épouse et de la mère, il ne répond à aucun des rôles féminins déterminés par la société, le personnage de Bette Davis a quelque chose de monstrueux. N’eût-elle pas, en représentant des femmes qui défient l’ordre social, endossé les oripeaux de la figure de la sorcière, les héroïnes maléfiques qu’elle a incarnées n’auraient pas à ce point marqué les esprits.
Stylisé, affecté, maniéré, le jeu de Bette Davis n’a rien de naturel. Son style est reconnaissable entre tous : des mains agitées, des yeux scrutateurs, une élocution saccadée, une voix éraillée sous le coup de la colère sont les traits les plus saillants de sa technique de jeu. Son style aux accents hystériques, lourd de rage contenue, est le fruit d’une éducation placée sous le signe du refoulement : à dénombrer les héroïnes auxquelles elle a prêté ses traits rongées qui par le ressentiment, qui par l’envie, qui par la culpabilité, on réalise tout le parti qu’elle a tiré de son potentiel névrotique. Les rôles que Bette Davis a choisis apportent un éclairage précieux sur sa personnalité : à la lumière de sa filmographie, il apparaît que sa névrose, plus que dans la répression de ses désirs sexuels, s’enracine dans la frustration identitaire de ne pas être un homme. Il est tentant d’interpréter la théâtralité de son jeu comme l’expression de ce malaise identitaire. Que Bette Davis n’ait cessé durant sa carrière d’interpréter des femmes aux allures masculines n’est pas l’effet du hasard. Il s’en faut de loin que les traits de caractère des femmes qu’elle a incarnées répondent à l’image traditionnelle de la féminité : le goût du pouvoir et de la compétition, le courage, la dureté de cœur, la tendance autodestructrice qu’elles montrent sont autant d’attributs dans le cinéma hollywoodien du sexe fort. On ne sait s’il faut louer Bette Davis pour avoir su mieux que nulle autre actrice donner un pendant féminin à la figure du dur à cuire. En ce qu’elle a bâti sa carrière sur sa difficulté à réaliser son identité féminine, Bette Davis occupe une place unique dans le cinéma classique hollywoodien.
Merci pour cet article érudit et brillant. Je l’ai lu pour Bette Davis et l’ai apprécié aussi pour cette analyse du mélodrame féminin que je n’avais pas lu ailleurs. Deux notes me sont venues à sa lecture : il n’y a guère que Gloria Swanson qui, dans ses vieux jours et le merveilleux Sunset Boulevard retrouve ces accents de rage et de folie. Et puis Elroy qui dans son dernier roman Perfidia donne au personnage de Bette Davis une image toute différente, la star étant le fantasme puis l’amante du héros, lui même éminemment macho et violent. Plus de trace de cruauté ou d’hystérie chez elle, mais Elroy a gardé son indépendance totale.