Hadamar, bourgade allemande sise dans le land de la Hesse. Hadamar, Hades mare, la ville de l’enfer. Nous sommes en 1945. Un prisonnier allemand, opposant au régime nazi, vient d’être libéré de Dachau. Avant de quitter le camp, avec ses camarades il a tué ses geôliers et bourreaux, sous l’œil indifférent ou approbateur des libérateurs. Ce rescapé est journaliste, il s’appelle Franz. Il n’a qu’une idée en tête en revenant chez lui : retrouver son fils. Ce fils, il l’a élevé seul. Ce fils, il était un peu gauche, maladroit, lent dans ses gestes et ses réactions. Un grand adolescent beau comme un dieu, à l’esprit fragile. Comment a-t-il pu traverser les années de guerre ? Qu’est-il devenu ?
Hadamar, 1945. Le commandant Wilson découvre les horreurs commises dans l’hôpital psychiatrique de la ville, en 1941. Les débuts de l’extermination. Aktion T4. Mise à mort concertée et systématique des handicapés et des demi-juifs. Arrivée en bus. Salle de déshabillage. Gazage. Le Texan Wilson est musicien, il chérit une sœur psychotique, il est juif, lié à l’Allemagne par sa mère.
Franz arrive à Hadamar hébété, il suit une piste qui le conduira, espère-t-il, à son fils. Wilson est terrassé par ce qu’il comprend du fonctionnement du camp de mise à mort, il pense que seul un Allemand peut et doit raconter Hadamar. Wilson veut un procès. L’administrateur en chef Alfons Klein doit être jugé. Il est en fuite. Où se cache-t-il ? Le roman est avant tout la rencontre de deux hommes. Oriane Jeancourt Galignani signe, avec Hadamar, un roman sur les rapports père/fils, frère/sœur, et donne à ses deux héros, l’Allemand et l’Américain, une stature symbolique et humaine.
Nous ne sommes pas encore vraiment dans l’après-guerre. Nous sommes dans un temps qui est comme un no man’s land, une espèce d’entre-deux avant les procès de Nuremberg. Un temps très court, où la notion de crime contre l’Humanité n’est pas encore cernée. L’Américain adopte envers l’Allemand revenu des camps une attitude à la fois compassionnelle et pragmatique. Lui, il sait où est Kasper, le fils de Franz. Il ne le dira à Franz que si celui-ci accepte sa proposition : écrire LE reportage sur Hadamar. Franz accepte. Retrouve son fils. Ecrira-t-il ce reportage, destiné à être diffusé bien plus largement que ses articles clandestins sous le régime nazi ?
Les deux hommes ne s’affrontent jamais. Oriane Jeancourt Galignani parvient à mettre son lecteur dans un état de suspension, souffle coupé par des révélations distillées au cours du roman, sans que jamais il ne s’agisse de suspens fabriqué. La trajectoire du Kasper, le fils de Franz, par exemple. Cet adolescent fragile, malmené par ses copains de classe, fasciné par la pompe des Jeunesses hitlériennes, peut tout à la fois avoir été victime ou bourreau. Les révélations finales sont terribles. La femme que rencontre Franz à son retour, autre exemple. Une femme rencontrée par hasard, qui lui offre un repas puis s’offre à lui, et que l’on retrouvera plus tard, mêlée aux horreurs de l’hôpital psychiatrique. Et la fille de cette femme, enfant lâchée dans des rues désertées, attendant que sa mère quitte la couche d’un des bourreaux de l’hôpital, et qui danse dans la rue avec une petite copine déguisée en Charlot de Charlie Chaplin, petite copine à l’esprit fragile et lent, comme le fils de Franz.
Hadamar est de ces romans qui vous poursuivent, bien après la lecture. S’appuyant sur une documentation rigoureuse, et revenant en arrière-plan à Goethe et son Faust, Oriane Jeancourt Galignani met l’accent sur un pan parfois ignoré, ou peu relaté, de l’horreur nazie. Et crée, avec Franz et Wilson – et Kasper – des personnages plus que crédibles. La fiction historique – et non, ici, le roman historique – est ce territoire particulier de la littérature où se rencontrent la rigueur scientifique et le réalisme psychologique. Un territoire où l’émotion naît à la fois de ce que le lecteur sait en amont – ou ignore et apprend – et de la vérité de personnages inventés dont la vie semble plus vraie que la vraie vie. Wilson et sa sœur Emma, Franz et son fils Kasper, côtoient les protagonistes réels de cette période plus que noire. En premier lieu, l’administrateur en chef de l’hôpital psychiatrique d’Hadamar devenu centre de mise à mort, Alfons Klein.
Hadamar. Roman impressionnant de vérité. Un coup au cœur. Et sans conteste l’un de mes coups de cœur pour cette rentrée littéraire d’hiver.
« Wilson lui tend une feuille dactylographiée à en-tête de l’hôpital. Klein la regarde sans un mot : sa signature pressée et hautaine s’y affiche, comme sur les centaines de lettres échangées avec les autres fonctionnaires de la région, tout au long de l’opération Gnadentod. Dans ses lettres, il alternait pour désigner la mise à mort entre “opération T4” et Gnadentod, expression choisie par l’un des proches de Goebbles, un de ces mystico-lyriques qu’il a placés dans les ministères. Gnadentod, La mort miséricordieuse, et nous devenons tous rédempteurs. Klein ne se gorgeait pas de mots mais celui-ci, il l’adopta comme la plupart des acteurs de l’opération T4. Il était le dernier directeur de l’hôpital sollicité pour la mise à mort, il communiquait beaucoup les résultats de son travail, tambourinait fort pour qu’à Berlin on le remarque dans la foule des hommes aux ordres ». (p. 230)